Israël-Jérusalem-Est. «Nous n’élevons pas nos enfants dans la haine. C’est la réalité qui encourage la haine»: un habitant de Sheikh Jarrah

Par Amira Hass

Vers la fin d’une conversation dimanche 9 mai 2021 avec Abd al-Fattah Iskafi à son domicile de Sheikh Jarrah, la nouvelle est tombée que la Cour suprême d’Israël avait reporté une audience prévue lundi 10 mai sur le sort du quartier palestinien de Jérusalem-Est. La Cour devait examiner un recours contre l’ordre d’expulsion émis par un tribunal inférieur contre les Iskafi et d’autres familles. [Ce qui est un exemple des expulsions de Palestiniens qui a marqué toute la longue histoire coloniale d’Israël. Réd.]

On ne peut pas dire qu’Iskafi ait poussé un soupir de soulagement lorsqu’il a appris que la nouvelle session devait se tenir dans les 30 jours. «J’ai l’impression d’avoir été condamné à mort mais que l’exécution est toujours légèrement retardée. Maintenant, elle a encore été reportée», a-t-il déclaré à Haaretz. Néanmoins, il a pris une plus grande respiration.

Iskafi, 71 ans, avait 6 ans lorsque sa famille et celle de son oncle ont quitté leur maison temporaire de la vieille ville pour s’installer dans le quartier hors les murs. Il vit dans la maison de Sheikh Jarrah depuis lors, soit depuis 65 ans. «C’était comme déménager dans le jardin d’Eden», se souvient-il. «Il y avait beaucoup d’oliviers ici, il y avait de l’espace. La maison était petite, mais c’était une maison. Dans la vieille ville, nous vivions dans une fosse – une citerne qui avait été utilisée autrefois pour recueillir l’eau. Il n’y avait ni toilettes, ni eau courante, ni électricité.»

Avant la guerre de 1948, la famille vivait dans une maison qu’elle possédait à Baq’aa, un quartier palestinien du sud de Jérusalem. Ils ont déménagé dans la vieille ville en raison des combats, mais lorsque la guerre a pris fin, la famille, comme tous les autres réfugiés, n’a pas été autorisée à rentrer chez elle.

«Quelqu’un a vu mes parents et leurs enfants sans rien, seulement les vêtements qu’ils avaient sur le dos, à la recherche d’un endroit où rester, et les a laissés vivre dans une citerne sous la maison», m’a-t-il dit. «Nous transportions de l’eau dans des seaux depuis la mosquée Al-Aqsa pour nous laver et cuisiner. Nous utilisions des toilettes publiques près de la Porte des Llons» [l’unique porte ouverte sur la façade Est de la muraille de la Vieille Ville de Jérusalem].

Abd al-Fattah Iskafi ne connaît pas l’emplacement de la maison à Baq’aa. Ses parents sont décédés peu après la prise de Jérusalem-Est par Israël en 1967, et ils n’ont pas eu la chance, ou n’ont pas voulu, la voir avec les Juifs qui y ont vécu à leur place. «À quoi cela aurait-il servi si j’avais su où se trouvait la maison et si j’étais allé la voir?» a-t-il demandé. «On nous l’a enlevée, et nous n’avons pas le droit d’en parler».

Son médecin lui a ordonné de ne pas jeûner pendant le ramadan pour des raisons de santé. Il est trop nerveux pour manger, mais il fume, même si son médecin lui a ordonné de ne pas le faire. Il dort aussi peu à cause du stress.

Abd al-Fattah Iskafi a appris de son père qu’«en échange de l’abandon de notre statut de réfugié, l’United Nations Relief and Works Agency for Palestine Refugees (UNRWA) a payé, et le ministère jordanien du logement a construit des maisons pour nous et d’autres familles de réfugiés. On nous a promis qu’après trois ans, les maisons deviendraient notre propriété.» Parmi les familles de réfugiés qui sont arrivées, selon les mêmes arrangements, et qui vivent dans le quartier, dit-il, il y en a quatre autres originaires de Jérusalem – Dajani, Husseini, Daoudi et Jaouni. Leurs maisons, avant 1948, se trouvaient à côté de la mairie de Jérusalem, sur la route de Jaffa.

Dans les années 1970 déjà, la famille s’est rendu compte que sa situation avait changé. «Ils nous ont soudainement dit que la terre appartenait à des Juifs», dit Abd al-Fattah Iskafi. «À l’époque, il n’y avait pas d’avocats arabes connaissant le droit israélien, alors les familles ont engagé un avocat juif dont on nous a dit qu’il était bon. Mais il a conclu un accord à notre insu et sans notre consentement avec les deux trusts juifs [qui avaient été déclarés propriétaires des terres à la fin du XIXe siècle], comme si nous étions des locataires protégés et eux des propriétaires. Ce n’est que lorsqu’ils ont exigé que nous quittions nos maisons et qu’ils ont expulsé ma voisine, Fawzia al-Kurd, en 2008, que j’ai commencé à comprendre que le danger d’expulsion était réel. Nous vivons dans cette pénombre depuis 13 ans.»

En 1956, dix personnes vivaient dans la maison. Les parents d’Abd al-Fattah Iskafi sont morts, son frère aîné et ses sœurs ont déménagé et seul Iskafi, cordonnier de métier, comme son père et son frère, est resté. Aujourd’hui, 14 personnes vivent dans la maison, trois familles nucléaires: Iskafi et sa femme, Salwa; leur plus jeune fils, célibataire, et deux fils mariés avec leurs familles. «Dans le jardin à l’extérieur de la maison, j’ai planté au fil des ans des oliviers, des clémentiniers, des citronniers et des kakis. Chaque arbre a été nommé en l’honneur d’un de nos six enfants», dit-il. «Maintenant, nous commençons à donner le nom de nos petits-enfants à nos arbres. Les petits-enfants vivent dans la crainte constante que nous soyons expulsés à tout moment. Parfois, ils refusent d’aller à l’école de peur qu’en rentrant chez eux, ils ne puissent pas réintégrer leur propre maison. Parfois, comme en ce moment, ils restent chez leur grand-mère maternelle pour échapper à la tension.»

Abd al-Fattah Iskafi estime que depuis 2009, il a comparu 15 à 20 fois devant un tribunal. Après chaque audience, quelque chose est mort dans son cœur.

«Les familles ont été détruites psychologiquement», dit-il. Il s’inquiète pour ses petits-enfants. «Quand ils savent qu’il y a des plans pour les expulser, naturellement ils deviennent haineux, naturellement ils en viennent à penser que tous les Juifs sont des voleurs, l’ennemi», a-t-il expliqué. «Ce n’est que grâce aux militants juifs, qui viennent ici chaque semaine pour protester contre les expulsions, qu’ils savent que tous les Juifs ne sont pas comme ça. Nous ne sommes pas contre le peuple juif, je leur explique. Nous n’élevons pas nos enfants et nos petits-enfants dans la haine. C’est la réalité qui encourage la haine».

Les deux maisons situées de part et d’autre de celle d’Abd al-Fattah Iskafi ont déjà vu leurs résidents palestiniens de longue date expulsés. Des familles juives orthodoxes y vivent désormais, protégées par deux postes de garde. Iskafi a besoin de quelques secondes avant de répondre à la question de savoir si l’un de ses voisins juifs a déjà exprimé un intérêt amical pour lui ou sa famille. «Peut-être un», répond-il, avant de développer: «Les locataires juifs sont constamment en train de prier. Les familles viennent pour un an ou deux, peut-être trois, chantent ‘Am Yisrael Chai’, obtiennent tout l’équipement dont elles ont besoin, sont applaudies comme des pionniers, puis repartent.» (Article paru dans Haaretz le 12 mai 2021; traduction rédaction A l’Encontre)

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