Irak. Une «stabilisation» qui dépasse, de loin, l’objectif déclaré: «combattre Daech»

Le début de la prise de Ramadi, fin décembre 2015
Le début de la prise de Ramadi, fin décembre 2015

Par Douglas Ollivant

Voici un point de vue utile en termes d’information et de tentative de développement d’une stratégie par les Etats-Unis pour se sortir du bourbier irakien.

Foreign Policy appartient au groupe Washington Post et sert d’organe visant à «fabriquer une opinion» pour une fraction du «cercle des élites» états-uniennes. La tâche indiquée semble difficile à réaliser, car il faudrait: remettre l’Etat sur pied en Irak; réintégrer les sunnites dans le gouvernement, eux qui ont été «marginalisés» avec force; négocier d’un nouvel accord avec les diverses forces kurdes, dont les rapports avec les populations des régions qu’ils visent ou occupent sont plus que tendues; empêcher un contrôle trop étroit du gouvernement iranien sur les chiites d’Irak. Un projet qui ne peut se résumer à «combattre Daech». (Réd. A l’Encontre)

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La libération de Ramadi [28 décembre 2015] est aujourd’hui considérée comme un fait accompli, même si les forces de sécurité irakiennes continuent leurs opérations de nettoyage contre les combattants de Daech dans les faubourgs de la ville. Quoi qu’il en soit, le résultat semble tout sauf certain : dans sa volonté de rétablir l’ordre politique après le passage de l’Etat islamique, l’Irak a encore d’énormes obstacles à surmonter.

Certes, il y a de quoi se réjouir de la reconquête de Ramadi. Selon les sanglants critères de la guerre moderne en zone urbaine, l’offensive semble avoir été relativement propre, sans que la victoire militaire ait été ternie par des exactions. Le fait que Ramadi soit située dans une région peuplée à 100 % d’Arabes sunnites y est évidemment pour beaucoup, puisque cela signifie qu’aucun problème ethnique ou sectaire ne s’est posé au lendemain des combats (autrement dit, il n’y a pas eu de tentatives de purification ethnique ou de règlements de comptes).

Personne n’imagine que Ramadi sera un jour chiite ou kurde, et par conséquent aucun groupe ne cherchera à parvenir à un tel résultat par la force. L’Irak peut néanmoins encore être le théâtre d’affrontements internes entre sunnites, et ceux qui, à tort ou à raison, sont soupçonnés d’avoir aidé et soutenu Daech risquent d’être persécutés par leurs coreligionnaires. Mais il semble qu’il y ait sur place assez d’unités tribales sunnites – dont beaucoup ont été entraînées par les Américains – pour tenir la ville quand les troupes irakiennes régulières poursuivront leur avance.

Victoire significative

D’après les premiers rapports, deux forces se sont principalement chargées des combats : le service irakien de lutte antiterroriste (souvent surnommé la Division dorée) et des unités de la police fédérale, qui dépend du ministère de l’Intérieur. L’armée irakienne et les milices tribales sunnites ont joué un rôle d’appui non négligeable dans et autour de la ville, tandis que les Unités de mobilisation populaire (UMP), aussi connues sous le nom de “milices chiites”, sont semble-t-il restées à une distance respectueuse de l’agglomération [pour ne pas froisser les sunnites], sur l’insistance des Etats-Unis, se cantonnant à des fonctions de soutien.

La prise de Ramadi représente aussi une victoire significative dans le cadre de la stratégie anti-Daech appliquée depuis un an. En dépit de difficultés de mise en œuvre, cette stratégie est manifestement bien lancée et a donné tort à ceux qui prétendaient que seules des troupes américaines ou une grande armée uniquement composée de sunnites serait en mesure de vaincre les islamistes.

Les conséquences de la prise de Ramadi seront sans doute semblables à celles de la reconquête de Tikrit [la ville sunnite de Saddam Hussein], en 2015. Les inquiétudes les plus immédiates se focaliseront sur les violences entre sunnites. Si une importante minorité d’Arabes sunnites a plus ou moins collaboré avec l’Etat islamique, ils sont encore plus nombreux à avoir considérablement souffert sous le joug du groupe. Les unités tribales sunnites censées tenir la ville doivent avoir pour priorité de rétablir l’ordre et l’Etat de droit. Et une issue proche de celle de Tikrit constituerait un pas dans la bonne direction pour l’Irak.

Retour des familles déplacées

Tikrit, située dans le centre du pays, a été reprise à Daech à la fin du mois de mars et en avril 2015, et il a été malheureusement fait mention de pillages et de destructions au lendemain de sa reconquête. Mais aujourd’hui, 90 % des familles déplacées sont revenues et, en décembre, l’université a rouvert ses portes pour accueillir 16 000 étudiants.

Enfin, l’élan militaire lié à la libération de Ramadi doit se traduire par de nouvelles avancées. Il faut également libérer Falloujah, à une cinquantaine de kilomètres de Ramadi, et Mossoul, plus au nord, pour parachever l’élimination de l’Etat islamique d’Irak. Il est pratiquement certain que ces deux villes vont tomber, mais le gouvernement irakien – avec le soutien de la coalition [internationale anti-Daech] – doit accélérer au maximum ce processus. Chaque jour qui passe et voit ces deux villes toujours aux mains de Daech permet au mouvement d’endoctriner un peu plus la jeunesse irakienne avec son idéologie de haine tout en détournant une part toujours plus importante des richesses du pays.

Reste que l’Irak n’est pas seulement confronté à un problème d’ordre militaire. Les forces de sécurité irakiennes ont démontré leur capacité à libérer une grande zone urbaine, et que Mossoul tombe au printemps ou cet hiver, le résultat final ne fait aucun doute. Là où le doute subsiste, en revanche, c’est sur les accords politiques qui se concluront en Irak une fois remportée la victoire militaire. Et c’est sur cela que Washington devrait concentrer ses efforts. En dépit de toutes leurs erreurs en Irak, les Etats-Unis ont offert au pays des institutions démocratiques qui méritent d’être entretenues, si embryonnaires, immatures et fragiles soient-elles. Il faut donc surveiller de près trois crises politiques imminentes.

1. L’année a été rude pour les Arabes sunnites irakiens, qui représentent environ 20 % de la population. Une importante minorité a coopéré avec l’Etat islamique, même si elle l’a regretté par la suite. Et aux yeux de leurs concitoyens irakiens – non seulement des Arabes chiites, mais aussi des Kurdes, des Yézidis, des Turkmènes et des chrétiens –, les sunnites, en tant que groupe, ont tenté de se soulever et de tuer leurs compatriotes parce qu’ils étaient mécontents de l’ordre politique du pays. Juste ou non, cette image est la leur aujourd’hui, et des rumeurs prétendent que même les Yézidis s’efforceraient désormais de procéder au nettoyage ethnique des Arabes sunnites de leurs terres.

A cette méfiance s’ajoute le fait que les sunnites irakiens sont en voie de devenir rapidement le sous-prolétariat du pays, bien qu’eux-mêmes continuent à se voir comme ses dirigeants naturels. Daech leur a infligé de terribles souffrances : on estime que l’Irak compte près de 3 millions de personnes déplacées, la grande majorité étant des Arabes sunnites. Les villes sunnites soit se trouvent sous le contrôle des islamistes, soit ont été dévastées dans les combats pour leur reconquête. Dans les régions sunnites, les commerces, les maisons et d’autres édifices ont été pour l’essentiel détruits, à cause de l’Etat islamique, des destructions qui ont accompagné la contre-offensive gouvernementale ou par simple négligence.

Dans le même temps, au sommet, les sunnites sont en crise. En bref, les Arabes sunnites irakiens sont dans la position, peu enviable, d’être considérés comme des traîtres, tout en souffrant de privations catastrophiques – ce qui diminue d’autant leur capacité à s’assurer un pouvoir politique – et d’une pénurie de dirigeants. Or, étant a priori la minorité la plus importante du pays, ils sont trop nombreux pour ne pas être ramenés dans le giron de la société irakienne.

FCO 303 - Bangladesh Travel Advice [WEB]2. Autre effet secondaire de l’invasion du nord de l’Irak par les combattants de l’Etat islamique, les peshmergas kurdes ont renforcé leur présence dans les “territoires disputés”. D’une taille semblable à celle de l’actuel Gouvernement régional du Kurdistan (GRK), ces territoires sont à cheval entre les provinces de Ninive, Kirkouk, Salaheddine et Diyala et font l’objet de rivalités entre Kurdes irakiens et autorités de Bagdad. Il est important de noter que les Arabes chiites – majoritaires en Irak – ne sont pas partie prenante dans ces disputes.

3. Les Kurdes irakiens ont accru leur influence de deux manières. Ils se sont d’abord emparés de territoires abandonnés par l’armée irakienne après l’invasion de l’EI. Kirkouk en est le meilleur exemple : les peshmergas ont simplement occupé les positions laissées vacantes par les soldats irakiens. Les peshmergas ont également conquis de nouveaux territoires en chassant les militants de l’EI de certaines zones situées au sud de la “ligne verte” – la ligne de démarcation entre le GRK et le reste de l’Irak –, le plus souvent avec le soutien des forces aériennes et des forces spéciales américaines. Les Kurdes ont versé leur sang pour ces territoires, pour eux, il n’est pas envisageable d’en partir. Même s’il n’est pas certain que les Yézidis, les Turkmènes, les Assyriens et les Arabes sunnites qui vivent là accepteraient de se laisser absorber.

4. La situation est encore compliquée par les mouvements de population dans les territoires conquis par les peshmergas. Certaines informations indiquent qu’ils chassent les populations non kurdes, notamment les Arabes. La situation est particulièrement inquiétante à Kirkouk [ville disputée par les Kurdes, les Turkmènes et les Arabes], où les autorités craignent que l’arrivée massive de réfugiés arabes ne torpille leurs espoirs d’utiliser le référendum pour achever l’intégration de Kirkouk au GRK.

Le GRK est également aux prises avec une double crise politique et économique. La prorogation de deux ans accordée au mandat du président Massoud Barzani a expiré cet été, en août, mais Barzani est toujours là, accroché au pouvoir depuis onze ans alors qu’il n’a été élu que pour huit. Cette interminable fin de règne a donné lieu à d’importantes manifestations, provoquant la panique dans le camp des Barzani et du Parti démocratique du Kurdistan (PDK), qui se sont frénétiquement lancés à la pêche aux voix.

En dépit de leur apparente force militaire, l’actuel gouvernement kurde n’est pas si solide au plan politique. Et la crise est aussi économique. Aux querelles politiques avec Bagdad s’ajoutent la baisse du prix des matières premières, les défaillances des canaux de distribution d’énergie et la corruption généralisée.

L’accord selon lequel Erbil pouvait exporter par le biais de la North Oil Company en échange de 17 % du budget fédéral irakien a une fois encore été rompu. Même si une partie des pétrodollars de Kirkouk atterrissent dans les coffres kurdes, le gouvernement régional n’est pas en mesure de payer ses dettes, ce qui provoque des troubles dans les services publics. Dans de telles circonstances, la violence ne peut être exclue.

A Bagdad, toutes les factions du gouvernement en sont conscientes et sont en quête de solutions. Comment réintégrer les membres d’une minorité – dont beaucoup parmi eux continuent de croire, contre toute logique, qu’ils sont la majorité démographique – qui suscite la méfiance d’une grande partie de ses concitoyens ? Ce genre de situation a besoin d’un processus de type “vérité et réconciliation” [le processus qui a suivi la fin de l’apartheid en Afrique du Sud], mais il n’est pas certain qu’il y ait des dirigeants suffisamment charismatiques pour aider les sunnites à s’y engager. En attendant, il faut s’attendre à ce que leur pouvoir politique continue de décliner, au même rythme que la population sunnite et ses ressources. 3. Les Arabes chiites représentent entre 60 et 70 % de la population irakienne. Le fait mérite d’être rappelé : étant donné la Constitution démocratique léguée à l’Irak par l’occupant américain, dire du gouvernement irakien qu’il est “dominé par les chiites” revient à peu près à dire que les Etats-Unis sont “dominés par les Blancs”. Il ne fait aucun doute que l’avenir de l’Irak est intimement lié à celui de cette majorité démographique, et à terme démocratique.

La communauté chiite irakienne se divise globalement en deux camps, dont chacun est traversé par diverses tensions. Le premier est actuellement au pouvoir et donne la priorité à ses relations avec les Etats-Unis et l’Occident. Le Premier ministre Abadi, du parti islamique Dawa, en est une des meilleures incarnations, ainsi que les membres de son parti, qui ont passé leur exil à Londres ou dans d’autres capitales occidentales. Il y a aussi les membres du Conseil suprême islamique irakien, les sadristes et les chefs religieux de Nadjaf et Kerbala. Leurs adversaires sont ceux qui privilégient les liens avec l’Iran et, par extension, une alliance avec la Russie. L’ancien Premier ministre Nouri Al-Maliki est leur champion.

Certains s’alarment depuis longtemps déjà du rôle de ces factions [pro-Iran] et de leur influence politique. La reconquête de Ramadi semble néanmoins avoir redonné à Abadi une certaine marge de manœuvre. Notons néanmoins qu’Abadi devra peut-être ajouter quelques succès militaires à sa liste avant de pouvoir mettre en œuvre une telle stratégie. Bagdad n’est pas aujourd’hui sous la coupe de Téhéran, et l’actuel gouvernement fait tout pour empêcher cela. Washington a donc tout intérêt à voir le gouvernement Abadi réussir, et devrait faire tout son possible pour l’aider.

Une histoire de tactique

Voilà en résumé les trois grands fronts sur lesquels les stratèges devraient avoir les yeux rivés. Toutes les autres batailles d’Irak relèvent désormais de la tactique. Les Etats-Unis ont consenti d’immenses sacrifices humains et financiers pour soutenir cet avant-poste de la démocratie au Moyen-Orient. Aujourd’hui, c’est cette démocratie – et pas une coalition de royaumes, d’émirats ou autres sultanats – qui est l’allié naturel des Etats-Unis dans la région.

Et même si les médias ne parlent que de la lutte contre l’Etat islamique, il est important de ne pas oublier que l’Irak a aussi des raisons d’espérer. Comme le récent rassemblement de 10 millions de pèlerins [chiites] à Kerbala, qui s’est déroulé presque sans incident. Ou l’arrivée de presque 100’000 nouveaux étudiants dans l’une des 19 universités publiques d’Irak. Sans oublier le fait qu’en dépit des tensions sectaires, les provinces du sud de l’Irak à majorité chiite ont été le meilleur refuge pour les Arabes sunnites fuyant les atrocités de l’Etat islamique.

Washington devrait aider le gouvernement irakien à surmonter ces trois crises politiques : réintégration des sunnites, négociation d’un nouvel accord avec les Kurdes, maintien du bloc chiite dans le giron occidental. Ce ne sera pas facile, cela demandera de l’attention, de l’imagination et de la diplomatie, mais c’est la seule façon de sauver l’Irak et d’éviter l’émergence de la prochaine vague terroriste. (Article tiré de Foreign Policy)

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