Sous l’écume du procès Moubarak, l’Egypte toujours en ébullition. Le peuple égyptien nous surprend

648x415_ex-president-egyptien-hosni-moubarak-tribunal-durant-proces-caire-21-mai-2014Par Jacques Chastaing

Le tribunal du Caire vient de blanchir Moubarak, le 29 novembre, de l’accusation de complicité de meurtre. Pour l’instant, Moubarak reste en prison en raison d’une précédente condamnation, mais il pourrait être relâché dans le cadre d’une remise de peine!

Ses fils Alaa et Gamal Moubarak, accusés d’avoir détourné ou facilité le détournement de plus de 125 millions de livres égyptiennes (environ 14 millions d’euros), ont également été acquittés. Les accusations qui pesaient sur sept hauts responsables de la sécurité, dont Habib al-Adly l’ex-ministre de l’Intérieur de Moubarak, ont été abandonnées.

Au vu du déroulement du procès et son verdict, c’était clairement la révolution qui était en procès. On peut donc avoir l’impression qu’en revenant ainsi au point de départ, un cycle se termine et la révolution s’achève. C’est en tout cas ce qu’ont écrit bien des commentateurs, notamment parmi les militants de la révolution ou les avocats des familles des victimes de la répression.

Pour eux, ce jugement sonne en effet comme une déclaration de fin de recevoir du pouvoir: mettez fin à vos rêves et à tout espoir, l’ancien régime est de retour et rien ne changera plus.

L’émotion a été forte dans la population égyptienne à l’annonce du verdict mais s’il y a eu des protestations dans la rue, elles ont été toutefois limitées. Et on pourrait facilement déduire de l’ampleur de cette émotion mais en même temps de la faiblesse des manifestations de protestation, que le peuple égyptien a baissé les bras et accepté le retour de l’ancien régime. Au nom de la «stabilité», disent encore les commentateurs. Ce mot devenu sacré est omniprésent dans la presse égyptienne: les Egyptiens seraient fatigués de presque quatre ans de révolution et voudraient la tranquillité, la sécurité, la paix, la «stabilité».

Sauf que ce n’est pas du tout ça qui se passe.

Les cris de déception d'une famille de martyrs
Les cris de déception d’une famille de martyrs

On pourrait même dire, que si l’acquittement de Moubarak a bien quelque chose d’un signal de fin, ce n’est pas tant celle de la révolution, que le premier signe avant-coureur de la chronique annoncée de la fin du régime militaire lui-même.

Ce point de vue risque bien sûr de surprendre et paraître déconnecté des réalités. Pourtant, je voudrais montrer ici, au vu des mouvements de fond qui sont en train de transformer l’Egypte, que nous projetons sur l’émotion des Egyptiens à l’annonce du verdict une émotion et des «idées» qui elles, sont réellement déconnectées du contexte égyptien.

Pour répondre donc à la question sur le contenu de l’émotion qui a saisi la population égyptienne à l’annonce du verdict du procès Moubarak, j’invite le lecteur dans cet article à un long détour sur quelques transformations profondes de l’Egypte en presque quatre ans de révolution en espérant permettre de «voir» avec des yeux d’Egyptiens d’en bas.

Ce n’est pas la violence policière qui terrorise les pauvres

Ce qui frappe l’opinion démocratique superficielle, et occidentale en particulier, c’est la violence répressive du régime.

Elle est bien sûr réelle, mais à partir de ce qui apparaît comme une preuve de puissance du pouvoir on imagine que toute la société subit cette violence policière, repliée sur elle-même, racornie, silencieuse, sans mouvement ou découragée, déprimée.

Mais on commet ainsi une double erreur de perspective.

D’une part, ce sont les militants politiques ou syndicaux, la presse, les journalistes, des intellectuels, qui subissent la répression, les atteintes à la liberté d’expression et de réunion, pas la population qui ne se sent guère touchée. D’autre part, et c’est lié, la violence économique du quotidien pour les classes exploitées est autrement plus brutale que les matraques de la police. Plus de 40% de la population vit avec moins d’un euro par jour; des bidonvilles de plus en plus gigantesques livrent des millions de déshérités aux violences les plus extrêmes; 12 à 18 millions d’Egyptiens risquent de graves complications sinon de mourir de l’hépatite C s’ils ne sont pas soignés, et ils ne le sont pas; 30’000 à 40’000 pauvres sont morts l’hiver dernier des conséquences sociales du simple mauvais temps sur des corps affaiblis et des hommes sans abri, plus que la répression politique.

Ce qui maintient ces hommes dans l’inespérance, ce ne sont pas les matraques, mais la lutte pour la survie au quotidien et, dans cet univers, leurs propres barrières mentales et culturelles qui leur impose l’idée qu’on ne peut pas se lever contre les Grands. La religion et les structures familiales sont les principaux signes et vecteurs de cette soumission.

Or, si la répression politique s’est accentuée et que la pression économique s’est maintenue et même peut être un peu aggravée, la pression sociale, sociétale, s’est au contraire considérablement levée depuis 4 ans. Les structures familiales et psychologiques ont explosé et ça se voit paradoxalement tout particulièrement depuis la dictature Sissi, depuis quelques mois.

Les femmes se dévoilent

On avait vu les premiers pas du désir d’émancipation des femmes avec leur participation dès le début de la révolution sur la place Tahrir, qui au grand scandale des institutions religieuses, osaient dormir en toute fraternité et au vu de tous, à côté d’hommes. Cette image incroyable était rentrée dans tous les foyers avec la télévision.

Or aujourd’hui cette place Tahrir n’est plus un spectacle pour la majorité, elle est devenue présente, vivante dans toutes les familles, les maisons, les rues, sur internet comme dans les programmes télé et les spectacles.

Partout les femmes enlèvent publiquement leurs voiles, renouvelant le geste de Hoda Sharaoui lors de la révolution de 1919-1923, mais à l’ère d’internet, à grande échelle.

C’est une épidémie grandissante. Les selfies de femmes sur internet qui se filment et se photographient en train de se dévoiler font fureur. Les témoignages sont légion. Une page internet «Tous contre le voile» et un site «Cris stridents», se sont ouverts et recueillent ces témoignages. Et ces femmes racontent longuement comment «Avec le voile on n’est plus rien». Elles décrivent en long et en large des décennies d’oppression, l’hypocrisie de cette religion comme des religieux, la tartuferie des mœurs et leur volonté d’une vie et d’un avenir meilleur, choisir son mari, l’aimer, et donc le droit au divorce et au partage égalitaire des héritages, choisir le nombre d’enfants et donc le droit à la contraception et à l’avortement, une bonne éducation et un système de santé correct, avoir son indépendance, donc économique, avoir un travail, entrer dans les combats de cette vie sociale… Il n’y a pas de liberté politique pour les militants et journalistes mais parallèlement les maisons et les réseaux sociaux bruissent de cette liberté qui touche à tous les sujets.

Sous Morsi, le mouvement d’émancipation des femmes avait été combattu, contenu et s’était glissé dans des tenues islamistes mais moulantes ou dans la religion mais avec des concours de miss islam. L’hypocrisie en était d’autant plus grande et perceptible. Alors le 30 juin 2013, quand il y a eu de 17 à 30 millions d’Egyptiens à exiger le départ de Morsi, pour la première fois, la moitié était des femmes. Des villes, mais aussi de la campagne, des plus petits villages, les femmes ne voulaient plus de Morsi, pour des raisons économiques comme les hommes, mais aussi contre leur oppression sociale particulière. Les femmes ont fait en quelque sorte tomber Morsi. C’était leur victoire. C’est pourquoi on les a vues les premières à se lever pour faire des milices de quartier lorsque les Frères musulmans ont tenté de garder leur pouvoir par la force.

Ce mouvement actuel de dévoilement dépasse largement la relative démagogie de Sissi contre les Frères musulmans et en faveur des femmes. Les électeurs de Sissi se recrutaient certes principalement chez les femmes mais elles n’avaient pas vraiment voté pour Sissi mais contre Morsi et sa politique contre les femmes.

En fait cette révolution visible du dévoilement ne fait que «donner un visage public» à un bouleversement souterrain plus ancien. C’est pour ça qu’il est profond et inexorable. Il est aussi LA révolution.

En 30 ans, avec une urbanisation considérable et une immigration importante, bien des femmes se sont mis à travailler; l’âge du mariage qui était de 17-18 ans en Egypte pour les femmes est passé à 23 ans, 27 pour les hommes. Ce qui signifie un célibat plus long. La fécondité est passée de 6 à 7 enfants à environ 3. On estime le taux de contraception à près de 60%. Le nombre d’avortements, encore interdits a explosé. L’écart d’âge traditionnellement élevé entre époux diminue comme l’habitude du mariage endogame. La durée du mariage, assez courte du fait des facilités de répudiation pour les hommes, s’allonge. La polygamie a quasiment disparu.

Cette révolution matrimoniale avait sapé les bases du régime dictatorial de Moubarak comme les assises de la religion traditionnelle fondées toutes deux sur la famille patriarcale, le mariage en bas âge et entre cousins germains, la soumission des femmes et un taux de fécondité élevé.

La place Tahrir avait donné un premier visage à ce chamboulement qui traverse tout le monde arabe et ébranle ses régimes dans leurs fondements, montrant que ces archaïsmes ne sont pas inscrits au plus profond de la «nature humaine» mais ne tiennent que par ces régimes dictatoriaux qui y trouvent leurs assises.

C’est à la violence faite aux femmes ces dernières décennies et au déchaînement de haine à leur encontre qu’on mesure combien ce dévoilement est important.

Dans la deuxième moitié des années 1970, la dictature militaire offrit aux familles des aides financières pour chaque fille qu’elles voileraient. En 1980, elle fit de la charia le deuxième article de la Constitution. Depuis 1985, il faut l’approbation des religieux à chaque réforme du droit de la famille. Les affaires de la famille dépendent exclusivement de la charia et des codes des différentes communautés religieuses. Des tribunaux spéciaux veillent à leur application. Un époux peut interdire à sa femme de quitter l’Egypte par une déclaration élémentaire. Il peut répudier sa femme simplement en le lui disant. La polygamie est autorisée.

Après la révolution, encore en mars 2011 par exemple, l’armée a arrêté 19 femmes lors de manifestations et leur a demandé des certificats de virginité sous peine de les considérer comme prostituées. Les salafistes les agressaient et les harcelaient dans la rue en les forçant à porter le voile… et voulaient que soit instaurée une loi punissant l’amour avant le mariage. La journée de lutte des femmes du 8 mars, était violemment attaquée par des voyous islamistes aux cris «les femmes à la cuisine» et «Dieu est grand» sans oublier qu’elles sont fréquemment tripotées dans la rue ou qu’elles ne peuvent pas sortir le soir seules parce qu’elles sont considérées comme des mineures. Il faut savoir que 96 % des femmes à la campagne étaient excisées et que les islamistes organisaient encore aux dernières élections sous Morsi en 2013 des campagnes d’excisions collectives gratuites avec des bus «salles d’opération» qui sillonnaient les campagnes.

Ce mouvement de dévoilement est donc une révolte contre ce qu’il y a d’étouffant dans la famille, le patriarcat mais aussi contre les carcans sociaux, contre la religion, contre ce qui est au-dessus, les Grands…

Les femmes ont fait tomber Morsi, et, sous la dictature, elles ont commencé à changer le quotidien.

On peut très facilement imaginer dans une des prochaines étapes, que les femmes, nombreuses dans les hôpitaux, les administrations et les usines de l’habillement et du textile, se mettent à prendre des responsabilités dans la lutte aux côtés des hommes, peut-être même remplacent ceux qui parmi eux, se sont usés et deviennent autant de places Tahrir vivantes, charnières entre le combat démocratique et social. Il y avait peu de femmes syndicalistes précurseurs comme jusqu’à présent Fatma Ramadan; et leur militantisme quotidien courageux rencontrait le double d’obstacles que les hommes. Si l’on voit d’autres femmes à la tête des luttes dans les combats à venir, ce pourrait bien être le signe de cette nouvelle étape de la révolution.

Le pouvoir avait fait suspendre le 3 décembre 2014 l’émission de la journaliste Aïda Seoudy qui a osé critiquer publiquement le verdict du procès Moubarak. Devant le tollé, Sissi a reculé et l’émission a repris.

L’emprise de la religion recule…

Ce mouvement d’émancipation des femmes s’accompagne du rejet de la religion la plus sclérosée. En retirant leur voile, bien des femmes s’interrogent sur ces préceptes religieux qui réduisent les femmes à rien et donc sur ces religieux et leur religion. Or, si bien des femmes ont perçu qu’il y a un lien direct entre l’oppression religieuse et l’oppression familiale et sociale, il y en a aussi un entre l’oppression militaire et l’oppression religieuse.

Avec la crise économique mondiale, le capitalisme a cherché de nouveaux marchés en détruisant toutes les protections nationales qui pouvaient freiner sa pénétration sur de nouvelles terres. Ce libéralisme sauvage en Egypte a privatisé dès les années 1990 et détruit les protections sociales d’Etat. En même temps que le ciment nationaliste nassérien se désagrégeait, Sadate puis Moubarak ont cherché à mettre en place un système de charité privée, à donner au pays un nouveau liant idéologique et, avec lui, la possibilité d’introduire dans le psychisme de chacun leurs propres règles policières.

C’est à ce moment, dans les années 1980-1990, que, progressivement, ils ont institué en lieu et place des services publics un système de charité privé et religieux. Pour cela ils se sont appuyés ouvertement sur la religion et les Frères musulmans. Ils ont laissé à ces derniers le contrôle des organisations professionnelles libérales de médecins, pharmaciens, enseignants, étudiants, ingénieurs, avocats, etc. afin de mieux maîtriser et dominer la vie sociale. En même temps ils ont peu à peu remplacé l’islam traditionnel égyptien – assez tolérant jusque-là et sans hiérarchie – par un sunnisme wahhabite le plus rétrograde et le plus hiérarchisé, importé d’Arabie Saoudite. Ils construisaient là une police interne des familles et une police des cerveaux qui complétaient celle de la police institutionnelle.

La société tout entière s’islamisait dans ce sens à marche forcée. En 2006, l’indication de la religion sur les cartes d’identité, musulman, chrétien ou juif, fut rendue obligatoire. On ne peut donc pas être athée ou bouddhiste. On ne peut pas renoncer à la religion musulmane sous peine de «trouble à l’ordre public». En justice, la parole d’un musulman vaut celle de deux chrétiens. Seuls les enfants musulmans peuvent hériter en cas de familles comportant enfants chrétiens et musulmans…

Avec le rejet par les femmes de cette police des esprits et des familles qui fait du père ou du frère aîné un policier dans la famille, l’Egypte se met à souhaiter le retour à son islam plus souple et tolérant d’auparavant. L’islam soufi redevient à la mode – qui est à la religion en Egypte, un peu ce qu’est en occident le mouvement hippie à la politique –, à tel point qu’aux prochaines législatives il est envisagé des candidats du soufisme, alors que soufisme et politique semblaient incompatibles.

Mais plus que cela, ce renouveau d’engouement pour le soufisme, semble bien une étape vers l’athéisme. Les témoignages des femmes qui retirent leur voile sont aussi bien souvent des interrogations sur la religion elle-même.

Au moment de l’occupation de la place Tahrir, il y avait bien eu une conférence sur l’athéisme dans une mosquée qui avait attiré une foule de gens. Mais c’était encore une curiosité insolite.

Les familles certes éclataient, mais sous la pression des nécessités économiques, pas de la conscience; des millions d’hommes partaient gagner leur vie à l’étranger, souvent pour pouvoir payer le mariage et un appartement indépendant. Les femmes les remplaçaient aux travaux des champs et dans les responsabilités familiales; les plus jeunes partaient en ville et remplissaient les bidonvilles pour gagner de quoi nourrir la famille. Dans ces conditions, l’autorité des pères et des frères devenait un souvenir, même sur les enfants eux-mêmes qui se sont mis aussi à travailler.

Et puis la place Tahrir a légitimé tout cela.

Ce n’était pas qu’une nécessité mais un idéal à vivre, une participation au mouvement du monde. On a alors assisté à un raidissement des religieux qui voyaient leur fonds de commerce mis en cause. Avec Morsi au pouvoir, la morale religieuse a repris ses droits et atteint des sommets.

Mais la taupe continuait à creuser: il y eut même un manifeste d’athées public sur internet; qui ne se cachaient donc plus, alors qu’on peut être légalement condamnés pour cela. Il est interdit en Egypte de ne pas avoir de religion. Et ces athées avaient d’ailleurs été durement réprimés, passés en procès et condamnés à la prison pour «blasphème».

Aujourd’hui, depuis la chute de Morsi, le mouvement s’est accéléré; si on fait toujours la queue devant les boulangeries ou les stations essence, on la fait aussi ces dernières semaines pour aller voir la pièce à succès du moment «Le procès». Elle met en scène l’histoire d’un enseignant passé en procès il y a des dizaines d’années pour avoir osé enseigner l’évolution darwinienne à ses élèves. On avait connu l’utilisation des pièces de théâtre à Paris à des fins de contestation politique et sociale sous la dictature de Napoléon III, il semble que Le Caire s’y essaye aussi…

Plusieurs groupes sont apparus «Athées Sans Frontières», «La Confrérie des Athées», ou «Athées Contre les Religions»…

Le mouvement est tel que les autorités religieuses après avoir constaté que l’Egypte comptait le plus grand nombre d’athées du monde arabe, ont décrété que l’athéisme est le deuxième danger en Egypte après le terrorisme islamiste et ont décidé en juin une grande campagne contre l’athéisme. En septembre, le journal gouvernemental Al Shabab commençait sa campagne contre cette maladie qui conduit selon lui – sous l’autorité de psychiatres – «à la maladie mentale et à la paranoïa.»

En même temps, alors que l’Egypte a connu pour la première fois une manifestation publique d’homosexuels, les autorités religieuses et le pouvoir décidaient une autre campagne de dénonciation et d’arrestations de «pervers sexuels» d’homosexuels, de transsexuels. Ainsi en novembre les procès se multipliaient tandis que les 3 et 7 décembre, des descentes de police télévisées dans des hammams du Caire, jetaient en pâture sur les chaînes de télé des dizaines d’hommes nus, arrêtés, humiliés, en même temps qu’ils étaient accusés de complot contre l’honneur et la santé publics.

Le pouvoir essaie ainsi de se créer un soutien dans les couches les plus arriérées de la population, mais il est bien probable qu’à multiplier ainsi les fronts sociétaux, il ne fasse ainsi que politiser un peu plus tous les sujets de société et dresser contre lui de plus en plus de gens qui ne faisaient jusque-là, pas de politique; d’autant plus, qu’il a perdu sa principale police des mœurs, les Frères musulmans… Indifférents à cette campagne, les employés des mosquées d’Alexandrie se sont mis en grève pour des hausses de salaire le 30 novembre.

La paysannerie se prolétarise, se féminise et… conteste

La taupe révolutionnaire travaille partout. Avec la situation des femmes, elle bouleverse aussi la campagne.

Depuis 1952, la terre était garantie au locataire. La vague libérale mondiale, a eu comme conséquence en Egypte que dans l’agriculture, la loi n° 96 de 1992 a mis fin à la sécurité de location de la terre, supprimé les subventions aux engrais, pesticides et à la plupart des produits de consommation et éliminé la fixation étatique des prix agricoles: les prix obéissent désormais au marché mondial.

Avec cette loi 96, le loyer se multipliait par trois entre 1992 et 1997, puis doublait encore avant 2008. Le marché fixe le tarif de la location: le locataire doit payer sa location à l’avance avant de cultiver, le propriétaire peut mettre fin au contrat à tout moment. Plus d’un million de paysans ont ainsi perdu leur terre et leur maison qui y est construite. Dans le seul Delta du Nil, 440’000 petits paysans sont devenus ouvriers agricoles. De grandes exploitations exportatrices ont fait leur apparition et le niveau de la pauvreté a doublé. L’Egypte est passée d’une politique d’autosuffisance alimentaire à une production destinée au marché mondial. Elle importe maintenant plus de 50 % de son blé et a été en 2007 un des pays le plus affecté par la crise alimentaire mondiale. Avec l’exode rural qui s’ensuit additionné à l’immigration, à la campagne restent surtout les vieux, les femmes et les enfants; le travail agricole se féminise.

Les femmes à la campagne acquièrent un travail hors de celui de la famille.

A l’entrée des villages, on voit souvent des regroupements d’ouvrières agricoles qui attendent l’arrivée des minibus collectifs qui les conduisent jusqu’aux exploitations: fréquemment 25 ouvrières pour douze places. Celles-ci sont jeunes, 19 ans en moyenne, commençant souvent à travailler à 10 ans, pour la plupart célibataires. C’est une facilité d’échange, de rupture de l’isolement, de libération de la surveillance familiale. Cette liberté retrouvée se heurte alors à une nouvelle exploitation féroce.

La journée moyenne est de 10 heures, pour un travail pénible et dangereux. L’entrepreneur contrôle la fille depuis sa sortie du village jusqu’à son retour au foyer. En cas de faute jugée grave (parler au moment du travail, se plaindre d’une fatigue…), il peut la priver de sa pause pour manger, voire pire.

Mais les femmes ont peu à peu exercé des tâches réservées aux hommes, absents. Le salaire féminin augmente, l’écart entre salaires masculins et féminins diminue. Le travail permet de diminuer ses charges domestiques, de préparer son trousseau de mariage, de choisir son mari, de se lier à d’autres et de franchir le cadre villageois. La situation des femmes s’améliore au sein du ménage dans les campagnes

L’épargne permet alors aux filles de continuer leurs études, réduire leur analphabétisme et l’oppression sexuelle. Du coup, en 2006, 71 % de la population sait lire et écrire. En 2008, 56 % des étudiants diplômés de l’université sont des femmes. Les filles sont plus éduquées que leurs pères… et demain que leurs maris!  Les filles étant autant éduquées que les garçons, cela amoindrit l’autorité masculine. Le salaire donne plus d’autonomie et d’estime de soi, d’initiative et de contrôle de sa propre vie, il permet de contourner les structures traditionnelles, de participer à des actions politiques et collectives.

C’est la fin annoncée du système patriarcal, fondé sur la soumission des cadets à l’aîné et des femmes aux hommes. Cette révolution familiale remet en cause les fondements de l’ordre social et religieux et de l’esprit fataliste passif rural.

Depuis le début de la révolution, les femmes sont très présentes. Mais le 30 juin 2013, il y a un changement qualitatif; la révolution consciente s’étend à la campagne, la moitié des manifestants étaient des femmes avec également une forte participation d’enfants travailleurs.

Après l’émancipation personnelle, les femmes paysannes ou ouvrières agricoles ont commencé à se soulever ensemble. Et à partir de là, elles peuvent prendre conscience de leur propre rôle dans le mouvement. Des syndicats d’ouvrières agricoles et de femmes domestiques sont apparus. Le mouvement est lent mais progresse.

P1010613_egypte_paysanOr les paysans ont eu à subir en octobre une hausse de 33% des prix des engrais en même temps que celle des prix des pesticides. Cela a été précédé en juillet par une baisse d’un tiers des subventions à l’essence, gasoil, électricité, gaz ce qui veut dire pour les paysans une forte hausse du prix du gasoil. Par ailleurs le manque d’eau d’irrigation a provoqué une pénurie de produits agricoles et donc une hausse de leur prix, ce qui provoque une augmentation de l’importation de produits étrangers, notamment de riz et de blé, ce qui pousse à la ruine les petits paysans.

Aussi à la mi-novembre, les organisations paysannes ont menacé le gouvernement d’entrer en lutte en demandant principalement l’annulation de leurs dettes et un véritable système de santé (ce qui est en train de se discuter, parce que cela avait été décidé précédemment mais pas appliqué…). Les paysans ont menacé d’une grève de la production d’oignons, piments, tomates, céleri, persil, cresson, etc. tous produits importants dans la cuisine égyptienne, mais pas du blé ou du maïs pour «ne pas affamer le peuple» ont-ils déclaré.

Le ministre de l’agriculture les a alors accusés d’ignorance, de corruption, et d’être des fomentateurs de troubles liés aux terroristes islamistes. Les paysans étaient prêts à passer outre quand une série d’attentats meurtriers mi-novembre attribués aux terroristes, mais bien opportuns pour le pouvoir, leur ont fait suspendre leur mouvement en craignant dans l’émotion provoquée par ces attentats et leurs victimes, de subir l’accusation de «terrorisme». Mais ce n’est que partie remise, d’autant plus que la révolution qui a donné un début de conscience aux bouleversements structurels du monde rural, pourrait bien accélérer le mouvement.

Sissi censure la presse politique, les Egyptiens font de la politique ailleurs

La pénétration de la révolution dans tous les pores de la société s’est particulièrement bien illustrée sur les questions de presse, santé et éducation.

Ayant perdu le soutien d’une partie de l’opposition, le 26 octobre 2014, Sissi a demandé aux journaux égyptiens et au syndicat des journalistes leur collaboration; 17 des plus importants d’entre eux ainsi que le syndicat ont alors déclaré qu’ils s’engageaient à ne plus attaquer dans la presse, la police, l’armée, la Justice et l’économie afin de ne pas faire le jeu des terroristes. Aussitôt, ils mettaient en pratique leurs engagements mais 650 journalistes, dont 6 des 12 dirigeants du syndicat des journalistes, créaient le 5 novembre un «Front de défense des journalistes et des droits des citoyens» dénonçant l’engagement des dirigeants de la presse.

Sissi avait recommandé également à la presse papier, radio ou TV de mettre fin aux programmes politiques et de se concentrer plutôt sur les sujets de société réputés moins dangereux. Aussitôt deux «talk-shows» politiques traditionnels ont été brutalement déprogrammés en octobre, accusés d’avoir osé critiquer des ministres.

La Télévision s’est donc mise à plus parler des faits de société, santé et éducation en priorité. Mais comme on tente de faire un barrage à un endroit une eau déferlante, la révolution s’est engouffrée dans un autre; tout de suite les téléspectateurs se sont emparés de ces sujets et émissions de «faits de société» et en ont fait des bombes encore plus explosives.

Le scandale du Sovaldi: 12 à 18 millions d’Egyptiens menacés

L’Egypte est le premier pays au monde touché par l’hépatite C qui touche et menace la vie de 12 à 18 millions d’Egyptiens. «Pratiquement, toutes les familles égyptiennes sont touchées par l’hépatite C», estimait en juillet dernier le Dr Henk Bekedam, représentant de l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS) en Egypte (voir A l’Encontre 30.10.2014). 11,8 millions d’Egyptiens sont atteints du virus, d’après l’OMS, soit 14 % de la population. Au moins un habitant sur 10, âgé de 15 à 59 ans, est porteur du virus. Véhiculé par le sang, celui-ci est extrêmement contagieux. Il tue près de 40’000 égyptiens chaque année.

Or c’est une véritable bombe à retardement qui est au centre des préoccupations de tous. La maladie, qui peut être mortelle, a en effet une très longue incubation de 20 à 30 ans entre le moment de l’infection et celui du développement des complications de la maladie. L’épidémie remonte à des décennies et est liée aux campagnes nationales de traitement massif de la bilharziose. Au début des années 60 et jusqu’au milieu des années 80, prés de 7 millions d’Egyptiens notamment du Delta du Nil et de la Haute-Egypte ont été traités par injection intraveineuse, avec du matériel à usage multiple. Les seringues en verre utilisées pour les campagnes de vaccination de masse n’étaient pas convenablement stérilisées entre deux vaccinations. Le virus de l’hépatite C, qui était déjà présent mais inconnu (le virus n’a été découvert qu’en 1989), a contaminé une proportion très importante des jeunes de 5 à 20 ans. Et la maladie commence à exploser maintenant

Aussi les Egyptiens sont-ils à l’affût de tout traitement qui pourrait s’avérer efficace.
Or, un nouveau médicament d’origine américaine, miraculeux parait-il, le Sovaldi, est arrivé en Egypte il y a quelques mois. Il suscite l’effervescence… et bien des questions.

Mohamad Seoudi, du syndicat des Pharmaciens, doute de son efficacité et parle en fait d’une phase qui est encore d’expérimentation… donc sur les malades égyptiens et à leur insu.

«Les médecins qui mènent la recherche, et qui donc sont en relation avec la firme pharmaceutique Gilead, qui produit le Sovaldi, sont eux-mêmes qui discutent du prix et des conditions de vente du médicament au nom de l’Egypte», dénonce Seoudi. Or, on trouve déjà sur le marché 30 médicaments pour le traitement de l’hépatite C, dont l’efficacité n’a pas été prouvée. L’affaire est devenue, au cours des dix dernières années, un business qui a coûté au pays plus de 11 milliards de L.E… et de nombreuses vies.
De plus, le gouvernement s’est, au début, vanté d’avoir obtenu ce médicament de la compagnie américaine Gilead à 1 % de son prix de vente aux Etats-Unis. Il devait importer quelque 225’000 doses pour traiter 70’000 patients. Plus d’un million de patients ont présenté leur dossier et se sont empressés à faire les analyses médicales nécessaires, qui ont coûté plus de 1 500 L.E. pour chacun d’eux. Mais le gouvernement les a déçus en dévoilant qu’il a reçu des doses insuffisantes. Seuls 14’000 patients pourront en profiter. Les déclarations des responsables du ministère de la Santé sur la date de livraison du reste de la quantité sont contradictoires.

On a aussi donné l’autorisation aux pharmacies privées de distribuer le Sovaldi à 14’940 L.E., alors que les centres publics de traitement des maladies hépatiques le vendent à 2 200 L.E. Une différence de prix inexplicable. Ainsi, le nombre de patients visé par ce traitement jusqu’en juin 2015 ne sera que d’environ 0,5 % du total des patients en Egypte. Pourtant, ils sont «déjà 600’000 candidats à s’inscrire sur le site du ministère pour avoir droit au Sovaldi», dévoile un responsable du Comité national chargé du protocole du traitement. Bref ce qu’il apparaît de plus en plus c’est qu’une petite minorité pourra se procurer le produit miracle à prix d’or et la grande majorité n’aura droit à rien.

Enfin, le manque de transparence de l’accord conclu avec Gilead soulève des points d’interrogations sur pourquoi l’Egypte ne produit pas le médicament sur place à un prix très bas, sans marge de profits. Les accords de l’Organisation mondiale du commerce sur la propriété intellectuelle signés à Doha en 2009, et l’article 22 de la loi égyptienne de la propriété intellectuelle, permettent au chef du gouvernement de prendre cette décision, quand la maladie relève de l’épidémie. Pourtant, les accords avec Gilead ne font aucune référence à cette possibilité et le ministre de la santé refuse de répondre à cette question quand elle lui est posée. Or «12 firmes égyptiennes, dix privées et deux des secteurs des affaires, se sont déjà fait enregistrer pour produire des médicaments similaires au Sovaldi. Sur les dix firmes privées, cinq ont eu un traitement privilégié dans le processus d’enregistrement»,  et une seule compagnie pharmaceutique privée, Pharma Overseas, s’est procuré le droit de distribution du Sovaldi, sur recommandation de la compagnie Gilead, qui a insisté à avoir affaire avec une firme privée, dit Mahmoud Fouad, avocat et directeur du Centre égyptien pour les droits aux médicaments, en dénonçant un manque de transparence.

Interdite de parler politique, la révolution s’est emparée de ce «fait de société», dont s’est mise à s’entretenir assez largement la presse en octobre et novembre, pour en faire un fait politique.

Et ce débat a lieu alors qu’il est prévu une baisse des subventions aux médicaments dans le prochain budget de la santé et une baisse d’un tiers du budget de la santé lui-même. Cela encore alors que les économies consenties par les Egyptiens autour des baisses des subventions à l’énergie en juillet étaient promises par le gouvernement aux budgets de la Santé et de l’Education. Cela toujours alors que le gouvernement vient d’accorder des baisses de tarif de l’Energie aux grandes entreprises contrôlées par le clan Moubarak et que ces subventions à l’énergie pour les riches représentent 7 fois celles allouées à la santé et 3 fois celles à l’Education. Cela enfin alors que le gouvernement voudrait faire passer une nouvelle loi qui privatiserait un peu plus la santé en mettant en concurrence établissements privés et publics.

Courant novembre, la conclusion était simple, l’indignation était partout, les protestations étaient multiples, dans les discussions, dans les courriers des lecteurs et donc à nouveau dans la presse sous la rubrique «faits de société» mais avec la conclusion bien politique: le ministre de la santé doit démissionner.
Mais aussi celui de l’Education, car sans entrer ici dans le détail, un autre scandale frappe l’Education Nationale. Plusieurs enfants sont en effet morts du fait de la dégradation des bâtiments scolaires ou de la mauvaise qualité de la nourriture servie en cantine. Encore un sujet de société repris par la presse qui indigne les parents en octobre et novembre alors que le budget de l’Education doit baisser et qui a donc conduit aussi à cette revendication dans la presse: le ministre doit démissionner.

Quand Sissi veut faire sortir la politique par la porte, elle rentre par la fenêtre.

Helwan Iron and SteelPortée de la grève à l’aciérie géante d’Helwan dans ce climat social

C’est dans ce climat d’effervescence «sociétale» – sans oublier les larges mouvements étudiants de la rentrée (voir A l’Encontre, 21.10.14) que la grève de l’aciérie géante d’Helwan (11’000 salariés dans la banlieue du Caire) a éclaté le 23 novembre (voir A l’Encontre du 29.11.14 ), pouvant «chapeauter» cette contestation diffuse.

En effet, ces salariés se battent pour toucher leur participation aux bénéfices qui représentent plusieurs mois de salaires, ce qui concerne bien d’autres salariés du public, mais aussi réclament le limogeage de leur directeur qu’ils accusent de corruption, en même temps qu’ils dénoncent la privatisation rampante de leur entreprise et, à travers elle, de toute l’industrie d’Etat.

Ces salariés qui ont une réputation et une influence certaine dans le mouvement ouvrier égyptien, renouent par cette revendication, avec le mouvement général de février-mars des coordinations ouvrières qui portaient cette revendication. Ils renouent avec le programme de ces coordinations qui avaient proposé une alternative plus radicale de direction du mouvement ouvrier mais aussi sociétal en alliance avec les médecins, pharmaciens, vétérinaires et dentistes contre la privatisation de la santé et pour l’augmentation de son budget touchant aux questions du jour.

Ils donnent ensuite une expression publique à un courant qui se développe à nouveau dans la société égyptienne, le refus des privatisations et du gouvernement des riches qui lui, renoue avec une des bases de la révolution de 2011.

On a d’ailleurs vu peu après, début décembre, les travailleurs de Tanta Lin, une des entreprises emblématiques des luttes de ces dernières années contre la privatisation, publier un manifeste expliquant les avantages de leur nationalisation contre la privatisation, demandant à tous les salariés dans des situations semblables de faire de même et de rejoindre leur combat.

Enfin, les travailleurs d’Helwan ont su intelligemment contourner l’accusation portée par le gouvernement contre lui de complicité avec le terrorisme islamiste.

Le 28 novembre, en effet, un mouvement salafiste et les Frères musulmans avaient annoncé une grande manifestation devant commencer selon eux une nouvelle révolution islamiste. Le pouvoir avait surenchéri sur le danger de chaos et fait occuper les rues par les chars, menaçant tout ce qui bougeait de complicité objective.

Les travailleurs d’Helwan ont simplement déclaré qu’ils n’ont rien à voir avec les Frères musulmans et ont suspendu leur grève le temps de la manifestation islamiste. Le gouvernement s’est engouffré dans la brèche en ouvrant des négociations en offrant la satisfaction partielle de quelques revendications pour tenter de faire reprendre définitivement le travail. Mais les travailleurs, toujours insatisfaits, ont repris leur grève le 5 décembre et, depuis, continuent leur mouvement.

On voit ainsi que leur mouvement pourrait très facilement coordonner autour de lui toute une série de mouvements du même type, mais aussi la contestation sur les questions de santé, ou plus généralement les privatisations, en même temps que sa tactique vis-à-vis des Frères musulmans pourrait servir d’exemple au mouvement paysan.

Voilà pourquoi Sissi est si violent, la société égyptienne lui échappe, quand il bouche une brèche ici, une autre s’ouvre là…

Pendant que la première génération des militants des débuts de la révolution s’use et se décourage, certains de ses objectifs sont aujourd’hui appliqués, vécus au quotidien par de larges couches de la population sans même que ces dernières aient conscience de «militer» tellement ce qu’elles vivent et font, paraît appartenir à un mouvement naturel.

En fait une partie de ce qui a fait les causes de la révolution, qui était déjà donc inscrit dans les transformations structurelles de fond du pays ces dernières décennies, puis ensuite dans les convictions des premiers militants, a gagné des millions d’esprits. En faisant vivre la révolution aujourd’hui au quotidien, ils se la rendent d’autant plus visibles à eux-mêmes, à leur conscience, ainsi qu’à ceux qui ont des yeux pour voir, ou des outils théoriques qui le permettent et ne s’enferment pas dans des formules. Or ces transformations massives et extrêmement profondes de l’état d’esprit des Egyptiens, ne sont que des étapes annonçant à leur tour bien d’autres changements à venir.

C’est dans ce contexte qu’il faut entendre le verdict du procès Moubarak…

Nous ne savons pas voir ni dire le subversif qu’il y a dans la réalité autour de nous

Bien sûr, sous le coup de l’émotion provoqué par le verdict, il y a eu des manifestations, des gens sont descendus courageusement dans la rue, malgré, les chars, l’omniprésence de la police et de l’armée et une répression extrêmement brutale. On risque sa santé, sa liberté et même sa vie en osant manifester. Pourtant encore des étudiants ont occupé un instant les campus et les organisations politiques d’opposition ont protesté, dénoncé et appelé à de nouvelles mobilisations, à un nouveau jugement, voire à occuper à nouveau les places.

Cependant malgré cette émotion extrêmement partagée, il n’y a pas eu foule dans les rues, en tout cas pas à la hauteur de l’émotion.

Et si la brutalité de la répression a joué bien sûr un rôle dans cette absence, elle n’explique pas tout, loin de là.

Du coup les commentateurs se sont précipités dans ce vide d’explication pour projeter leurs propres désirs sur la situation. Ils le font régulièrement pour certains depuis trois ans à chaque reflux de la vague, en expliquant qu’un trait est tiré, que les Egyptiens n’aspirent plus qu’à la tranquillité, la sécurité, la stabilité, la paix, etc., etc. Ça fait trois ans que ça dure…

Et cette fois, certains de notre camp, peut-être un peu plus encore aujourd’hui après trois ans de tension nerveuse extrême, de haut et de bas, de fatigues, de prison, de torture et de coups, harassés, exténués, ont eu envie de se glisser dans ce repos: «oui mais cette fois c’est peut-être vrai…»

Dans le moment d’étonnement, dans le creux du passage d’une situation à une autre où on ne comprend pas ce qui se passe, ces poisons de l’esprit semblent un instant la vérité. Tout comme hier, «l’hiver islamiste» semblait aussi la «vérité» immuable de la situation, avant qu’une vague énorme surgie d’on ne sait où pour ceux qui avaient cru à cette «vérité», ne balaye en quelques jours le régime des Frères musulmans, pourtant paraît-il issu de la nuit des temps et de traditions séculaires.

Le poison s’infiltrant dans les veines de la démoralisation de bien des militants, il fait glisser la propagande que la situation en Libye et en Syrie semble justifier: après tout ne vaut-il pas mieux un Etat fort, mais un Etat, fut-il dictatorial, plutôt que le chaos et la guerre ou la barbarie? N’est-ce pas pour ça que les Egyptiens renoncent?

Et à nouveau nos spécialistes et experts pour qui les peuples – arabes en particulier – ne sont bons qu’à la religion ou la dictature égrainent, à longueur de journées télévisées et à l’occasion des succès militaires de l’EI, leurs connaissances maniaques des multiples divisions des sunnites et chiites et leurs querelles immémoriales. Comme si cela devait durer indéfiniment, comme s’il n’y avait pas d’espoir, comme si l’espoir de changer les choses n’était qu’illusion. De l’acquittement de Moubarak au retour du Benaliste Saïd Essebsi en Tunisie, jusqu’à celui de Sarkozy à la tête de l’UMP, rien ne semble devoir changer.

Pourtant, le subversif est là, présent autour de nous; il est visible en Egypte en bas, dans les campagnes, les usines, les rues, sur les trottoirs, dans les hammams, les cafés, internet ou les écrans et pourtant nous ne le voyons pas.

Un verdict comme un couteau dans la plaie pour bien des familles

Bien sûr encore, la douleur des familles des «martyrs» de la révolution, décédés, blessés, handicapés au début pour faire tomber Moubarak ou ensuite, au décours de ces trois ans de révolution, a été avivée par le verdict d’acquittement. Malgré la censure, le courrier des lecteurs des journaux populaires quotidiens était plein au lendemain du 29 novembre, de lettres émouvantes et révoltées, signées des propres noms de leurs rédacteurs, comme un engagement et un défi contre la sentence du tribunal… et le régime et sa répression.

Qu’on en juge:

Au journal Youm7 (très aimé du ministère de l’intérieur), lettre d’une lectrice le 30 novembre:

Une génération te hait.

Le procès de Moubarak aurait dû être celui de l’effondrement de son régime et l’échec de l’éducation dans tous les domaines du progrès scientifique. Le procès de Moubarak aurait dû être celui de la propagation des épidémies, des maladies et des cancers, notamment le virus C de l’hépatite, dont on estime le nombre de blessés à plus de 18 millions de citoyens qui n’ont pas de vrai visage mais dont ces maladies ont épuisé les Egyptiens et réclamé leurs corps et leurs âmes. Il devrait être celui de Moubarak et son régime, de l’appauvrissement de la majorité du peuple et des marginalisés, celui de son incapacité à répondre aux exigences de base de la vie quotidienne en logement, nourriture, vêtements, à son incapacité à empêcher la propagation des bidonvilles, qui sécrètent des générations de chômeurs, de toxicomanes et de bandits. Moubarak devrait être jugé sur la fraude contre la volonté du peuple dans toutes les élections qui ont eu lieu et notamment du dernier scandale majeur dans les élections parlementaires de 2010. Moubarak aurait dû être jugé pour sa négligence à représenter la dignité de l’Egypte et des Egyptiens à l’étranger dans des centaines de positions et à représenter le rôle de leader et de pionnier de l’Egypte qu’elle devrait être pour les petits Etats de la région. Moubarak et son régime devraient être tenus responsables de piller les richesses et les ressources de ce pays, qu’il s’agisse des terres ou des ressources naturelles ou de la vente de nombreuses usines et entreprises au travers d’affaires louches avec des relents de corruption. Moubarak aurait dû être tenu pour responsable de la propagation de la corruption et du favoritisme dans la majorité des institutions d’Etat et donc du manque de justice sociale qui prive les enfants des pauvres et des paysans d’accéder à certaines fonctions. Moubarak devait être tenu responsable pour ce qu’il a apporté en ignorance, arriération et un taux d’analphabétisme les plus élevé au niveau mondial.

Lettre d’un lecteur au courrier des lecteurs de Youm 7 le 1.12.14

Entre nous et Moubarak, il ne peut y avoir que la vengeance; non seulement pour venger le sang des martyrs, mais un virus de vengeance contre ses ministres et son régime, ses lois, l’appareil administratif de l’Etat, responsables des événements et des catastrophes depuis de nombreuses années; la vengeance contre la corruption, qui s’est propagée du plus simple bureau de poste jusqu’au plus haut ministre. Nous n’oublierons pas les crimes de Moubarak, nous n’oublierons pas les 1400 martyrs égyptiens, comme ceux dans le stade de foot, nous n’oublierons pas les accidents de train répétés sans aucune excuse; nous n’oublierons pas les pots de vin aux ministres et à leurs agents; nous n’oublierons pas les milliers d’hectares obtenus illégalement par les hommes d’affaires, amis et les parents; nous n’oublierons pas les décisions économiques mauvaises, la privatisation des entreprises du secteur public et le gaspillage de l’argent de l’état; nous n’oublierons pas que vous avez détruit l’enseignement en Egypte après avoir ignoré le développement des écoles et des programmes; nous n’oublierons pas les milliers de malades qui meurent chaque jour en raison de retards dans la décision de les prendre en charge aux frais de l’Etat; nous n’oublierons pas votre échec pendant des années dans le développement d’un véritable système d’assurance de santé; nous n’oublierons pas le désastre qui atteint le Sinaï et la Nubie; pas non plus les centaines de jeunes hommes qui se sont noyés dans la mer du fait de leur décision d’immigrer illégalement suite à leurs frustrations face à l’Etat et qui les laisse vivre dans l’ignorance, la pauvreté et dans l’incapacité à aider leurs familles; nous n’oublierons pas les engrais cancérogènes;nous n’oublierons pas votre trucage des élections de 2010; nous n’oublierons pas votre modification de la constitution; nous n’oublierons pas les files d’attente pour avoir du pain; nous n’oublierons pas le Parti national Démocratique et sa tyrannie; nous n’oublierons pas les ministres de votre gouvernement et ses soi-disant Amis de la beauté…

Tout est dit, mais y compris pourquoi il n’y avait pas grand monde dans les rues au lendemain du verdict, malgré l’émotion, malgré ce cri du peuple, ces lettres qui ont inondé les rédactions. Une fois de plus personne ne les a vraiment entendus.

Qu’entendait le peuple égyptien en disant qu’il voulait «dégager Moubarak»

Au lendemain du verdict, le parti nassérien comme celui du Destour ont réclamé un nouveau procès, un vrai celui-là, que Moubarak soit à nouveau jugé. Et ils annoncent une campagne pour cela. On ne pouvait pas faire plus à côté des préoccupations des Egyptiens. Des militants sincères, et dans un réel souci révolutionnaire, ont dit, eux, qu’il était temps de «réoccuper les places». Et ils ont proposé de retourner place Tahrir, comme pour rejouer ce qui avait déjà été fait. Mais là non plus, ce n’était pas la traduction de l’émotion ressentie, de celle qui est emplie des soucis des femmes, des paysans, des ouvriers, de l’hépatite C, des enfants qui meurent à l’école. Ce n’était pas le même monde. Ça ne pouvait pas «prendre».

Au fond, Moubarak a été acquitté parce que le peuple égyptien s’en fichait, était passé à autre chose.

Et depuis le début. Car depuis le début, son aspiration à «dégager Moubarak» recouvre une aspiration au «pain, à la justice sociale et à la liberté», c’est-à-dire à dégager tous les petits Moubarak, à tous les niveaux de l’appareil d’Etat, de l’administration et l’économie… Ils voulaient dégager tous ces corrompus pour assurer une véritable protection contre la maladie, la vieillesse, le chômage, une éducation correcte pour les jeunes, une économie nationalisée au service de tous et pas de quelques parasites voleurs, bref un avenir pour tous… Ils voyaient bien qu’il n’y avait pas que le problème Moubarak mais celui du régime, et plus loin, du système. La personne de Moubarak ne faisait que symboliser tout ce système. Ils le savaient depuis le début: les lettres envoyées pour le verdict du procès le disent, le crient.

La chute et le procès de Moubarak comme voies de garage à la révolution

Rappelons-nous que pour sauver le système en janvier 2011, c’est l’armée qui a sacrifié Moubarak, c’est elle qui l’a fait tomber face à la révolution grondante qui menaçait de tout emporter: Tout changer pour ne rien changer.

Rappelons-nous que tout de suite, dès le mois de mars 2011, l’opposition, marchant dans ces faux-semblants, a exigé un jugement de Moubarak: et qu’il n’y avait personne pour suivre ces appels à manifester. Les militants n’arrivaient pas à mobiliser pour faire passer Moubarak en jugement alors que les gens étaient dans la rue pour mille autres choses. Ça paraissait, au mieux, secondaire, au pire, un moyen d’entraîner la révolution dans une voie de garage.

Et le 13 avril 2011, devant la révolution qui continuait, l’armée a accepté d’incarcérer Moubarak et de le traîner devant un tribunal, où finalement après de nombreuses péripéties, il fut condamné à la prison à perpétuité reconnu coupable de détournement de fonds et de la mort de 850 manifestants lors des 18 jours du soulèvement populaire ayant conduit à sa chute. Ce procès était la tentative de l’armée de détourner la révolution qui continuait, un théâtre d’ombres et pas une scène révolutionnaire.

Ou alors, il aurait fallu utiliser le procès Moubarak pour juger tout son système comme le disent les lettres. C’est-à-dire accompagner ce procès d’une politique de révolution sociale. Mais à ce moment, le procès était une arme contre la révolution sociale.

Et pas plus que le passage de Moubarak en procès n’a été un succès de la révolution sociale, l’acquittement n’a été une victoire contre cette révolution. Ce n’est pas étonnant qu’il ait été blanchi aujourd’hui, après qu’il ait interjeté un appel devant la Cour cassation qui elle-même avait ordonné un nouveau procès.

Mais contre la révolution démocratique et les illusions dans la Justice qui pouvaient rester à ses partisans, oui, c’est un succès; et c’est pour ça que ces derniers sont effondrés. Mais il ne faudrait pas que les désillusions du camp démocratique soient confondues avec la toute la réalité. D’autant plus qu’ils vont de désillusions en désillusions et sombrent souvent ces derniers temps dans le 36e dessous, car ce n’est pas la première défaite pour eux.

Ils se sont en effet battus en expliquant que la «solution était la Démocratie», la Justice… Toutes leurs conceptions de toujours tournent autour de ce projet démocratique. Or ils ont eu des élections en pagaille, un parlement élu, un président élu… et tout cela a donné la victoire de leurs pires ennemis, les Frères musulmans, une caricature de démocratie représentative avec une participation populaire souvent faible voire carrément ridicule.

Puis ils ont finalement écopé d’une deuxième révolution populaire en juin 2013… contre LEUR démocratie et enfin d’une dictature militaire qu’ils ont soutenue contre leurs propres principes démocratiques. Car ces farouches admirateurs de la démocratie se sont tous précipités dans les bras de l’armée et de Sissi, non pas contre les Frères musulmans qui réclamaient le respect du scrutin légal électoral qui avait porté Morsi au pouvoir, mais contre cette révolution populaire qui menaçait à nouveau d’être sociale et de tout emporter.

Ces grands démocrates, n’hésitant pas à s’asseoir sur toutes leurs valeurs, ont appelé l’armée au secours pour défendre l’ordre. Ils ont applaudi des deux mains au coup d’Etat de Sissi du 3 juillet, puis ils ont soutenu sa dictature, en participant même à son gouvernement qui défaisait progressivement tous les droits démocratiques et bafouait toute justice. Ce sont eux qui ont porté atteinte les premiers aux droits démocratiques et à la Justice. Et maintenant, ils s’indignent, font semblant d’être surpris du verdict Moubarak, crient à la parodie de Justice et appellent à la mobilisation pour… un nouveau procès! Autrement dit recommencer la farce. Qui peut les suivre? Qui peut s’indigner avec eux? Alors que l’indignation des femmes, des paysans, des ouvriers, des parents, des malades… avance, massive, mais sans porte-parole dans ce milieu.

La surprise au verdict du procès n’est pas là ou on le croit

La masse des Egyptiens, elle, n’est pas dupe et n’a pas été surprise. Cet acquittement est préparé dans les esprits depuis longtemps.

Gamal Eid, l’avocat des familles au procès, affirmait dans la presse il y a déjà plusieurs mois, ne pas s’attendre à une peine sévère contre Moubarak. «Au vu des précédents verdicts, on peut s’attendre à une peine modérée. Les adjoints de l’ancien ministre de l’Intérieur ont tous été acquittés pour manque de preuves, et 150 policiers accusés d’avoir tiré sur des manifestants pendant la révolution ont également été innocentés pour la même raison par divers tribunaux. A plusieurs reprises lors des auditions, les responsables de la sécurité accusés dans ces procès ont qualifié la révolution du 25 janvier de complot. C’est une mascarade!».

D’ajournement en ajournement, en particulier depuis le dernier en septembre, la seule question que les gens se posaient était de savoir de quelle manière le régime allait ne pas le condamner. Allait-il attendre la mort naturelle du vieillard Moubarak pour ne pas avoir à le juger? Allait-il l’acquitter pour les motifs les plus graves pour ne retenir que des fautes les plus vénielles? Allait-il l’acquitter mais condamner quelques-uns de ses sous-fifres? En ce sens, l’étonnement à l’annonce du verdict, ce qu’on entendait le plus dans les rues, c’était: «ils les ont tous acquittés?» Tous?

Gamal Moubarak
Gamal Moubarak

L’acquittement de son ministre de l’Intérieur, particulièrement détesté, était la surprise.

Mais la surprise était au fond aussi de n’être pas tant surpris que ça, et pas tant déprimé que ça. Moubarak n’était pas tant le problème.

Mais surtout, cet acquittement fonctionne comme un rideau qui se déchire. Tout d’un coup, on y voit plus clair à ce qu’on avait au fond de soi. Il révèle brusquement au peuple les lentes évolutions de ses aspirations et le met plus clairement en face de ses souhaits et attentes, de sa conscience de ce que fut sa révolution à lui, de ce qu’elle doit être demain. Le poids du procès politique de Moubarak s’estompe et l’importance du procès social des privatisations monte.

La surprise vient aussi moins du fait que le pouvoir n’a fait aucune concession, pas non plus qu’il proclame ainsi son assurance ou son autorité, mais qu’il dévoile une bêtise étonnante, un profond décalage avec les évolutions en cours, et qu’il se montre là au fond, complètement décalé, tout nu, seul, et finalement… fragile. Ce pouvoir fort n’est donc que ça: une farce!

Le juge du tribunal qui a acquitté Moubarak, a en effet expliqué, sans rire, que la révolution du 25 janvier 2011 était un complot américano-israélo-judaïco-islamique contre l’Egypte… Les policiers qui ont tué à proximité des commissariats n’ont fait que se défendre contre ce complot!

La presse quasi unanime, même celle aux ordres, a titré au lendemain du procès: si ce n’est pas Moubarak, qui a alors tué, qui est responsable? Chose intéressante, elle reflétait là – alors qu’elle aux ordres – non pas les décisions du pouvoir mais les interrogations du peuple. En réponse, ce qu’on a alors entendu, officieusement, mais dans l’esprit du verdict, c’est que les victimes – 850 morts ces jours-là – l’ont peut-être bien été du fait de snipers islamistes embusqués sur les toits. Et pourquoi pas des juifs déguisés en islamistes ou des drones américanos-martiens?

Bien des gens ont vu un régime encore plus menteur mais surtout terriblement plus bête que violent.

La surprise est là. Les Egyptiens sont surpris de ressentir et penser que ce régime est grotesque. Ils ne rient pas au verdict, c’est trop sérieux, mais l’autorité martiale de Sissi est atteinte par la bouffonnerie du jugement. Le jugement ne les écrase pas, comme il était censé le faire; Sissi a perdu de l’autorité et ne leur fait plus peur. Jusque-là, pour le même sentiment devant de tels verdicts, se sentant impuissants, ils avaient leur humour proverbial. Aujourd’hui, ils ont l’envie de ne plus accepter.

Ils ne supportaient déjà plus hier les mensonges des attentats fabriqués des chrétiens contre les musulmans. Ils pourraient bien ne plus supporter demain la pseudo-politique antiterroriste du gouvernement qui sert d’argument pour réprimer.

Sous Moubarak, la bêtise était la même. Mais elle se voyait moins, choquait moins, la presse ne demandait même rien, car les Egyptiens n’y faisaient même plus attention, ils s’en détournaient, n’avaient pas d’espoir. C’était comme ça.

Là, le juge est surpris: on publie ses âneries. Il y a même des journaux en ligne qui publient l’intégralité des attendus du verdict et, encore plus surprenant, un public averti qui les lit. Et qui est partagé entre éclat de rire, accablement et tristesse. Rire de telles nullités, accablement d’avoir de tels représentants et tristesse de ne pas avoir ses propres porte-parole pour dire ce qu’il ressent.

La bouffonnerie de justice a été complétée lorsqu’au surlendemain de l’acquittement de Moubarak, un autre jugement annonçait la condamnation à mort de 188 Frères musulmans accusés d’avoir tué 8 policiers en août 2013 au poste de police de Kerdasa à Giza. Ce théâtre grotesque était hier censé faire peur. A l’heure actuelle, il décille un peu plus les yeux.

Les fictions de la démocratie représentative se sont écroulées, celles des solutions de l’islam politique aussi, l’armée ne fait plus un avec le peuple et la Justice se ridiculise. Or l’appareil d’Etat sans au moins un peu de soutien populaire n’est pas grand-chose.

Fin du bonapartisme mais pas de retour au régime de Moubarak

Le pouvoir, donc aussi Sissi, même s’il n’est peut-être pas engagé autant qu’on le pense dans la décision de justice [1], a mis un terme, à l’évolution qui accompagne le dictateur depuis son coup d’Etat du 3 juillet 2013. Sans vraiment passer le pouvoir aux moubarakiens, mais en entérinant leurs décisions, Sissi est passé d’un pouvoir bonapartiste avec un certain soutien populaire, à un simple pouvoir militaire, qui ne repose plus que sur la force brute, le pouvoir des armes et de la répression.

Avec ce jugement, on a entendu chez ce qui restait de ses propres partisans: «Non, là, c’est trop». C’est-à-dire que toute la démagogie populiste nassérienne dans laquelle tentait de se draper Sissi ne trompe plus personne: bref les promesses ne seront pas tenues. Et reflétant cela, on a vu dans la presse des appels adressés aux intellectuels de gauche, démocrates ou libéraux qui soutiennent encore l’armée, à rompre avec le pouvoir.

Sissi a dû le sentir, puisque sans contester le verdict, il a laissé «fuiter» officieusement qu’il ne lui convenait pas et qu’il allait modifier la loi pour éviter la corruption des juges. En même temps, le premier ministre promettait d’indemniser les familles de «martyrs» et le procureur faisait appel de la décision. Mais prudemment toutefois, pas sur le fond – le pouvoir respecte l’indépendance de la Justice, n’est-ce pas (!) – mais pour vice de forme. Sur le fond – les attendus loufoques du jugement –, Sissi s’est aussi senti obligé de réagir. Il a demandé, visant les insultes du juge à la révolution, une nouvelle loi qui interdise les insultes à la révolution de 2011, ses révolutionnaires comme à celle du 30 juin. Mais bien sûr cela ne trompe personne. Et tout le monde comprend que cela permettra juste de condamner ceux qui qualifient sa prise de pouvoir en juillet 2013 de coup d’Etat.

Si les moubarakiens, et notamment ceux qui ont inspiré le jugement, ne s’embarrassaient pas de politique, c’est-à-dire de s’adresser au peuple, Sissi, lui, sait très bien qu’il y est obligé. Son pouvoir n’a pas la même assise que celui de Moubarak et il ne lui faut pas perdre contact avec le peuple.

On pourrait se dire que dans le glissement d’un régime bonapartiste vers une simple dictature militaire, il y a là une évolution «normale», quasi classique, qui témoigne de la solidité du régime. Sissi reviendrait en quelque sorte à la stabilité au régime de Moubarak.

Sauf que le régime de Moubarak lui-même ne reposait pas sur une répression aussi violente – certains des partisans de Sissi disent même aujourd’hui: il vaudrait mieux Moubarak parce que sous son régime, il y avait moins de violence, plus de stabilité, etc.

Moubarak n’en avait pas tant besoin. Le régime dictatorial de Moubarak ne portait pas une telle violence parce que la situation sur laquelle il reposait comportait une certaine acceptation de la population; sauf à la fin, bien sûr. Il haussait un sourcil et tout le monde obéissait. A la fin justement, les transformations des structures mêmes de la société égyptienne ne supportaient plus une telle sclérose au sommet. Le mouvement qui s’amplifie aujourd’hui avait commencé.

Les fractures ne se sont pas tant approfondies qu’elles sont devenues plus visibles

Rien des changements structurels qui ont bousculé la société égyptienne et ont été à la base de la révolution, n’a trouvé sa solution au niveau politique.

Or ce sont ces changements structurels, économiques, sociaux, urbains, paysans, familiaux, qui génèrent en permanence tensions et espoir. Quand une jeune fille égyptienne dans un village rompt avec sa famille patriarcale, son autorité et ses traditions archaïques, pour aller chercher du travail en ville, il y a une révolution personnelle et l’espoir d’une autre vie. Même si la ville est une jungle et la vie très difficile.

Et cette opposition sourde, pendant les trois dernières décennies, entre ces profondes évolutions souterraines et les superstructures du pays deviennent aujourd’hui de plus en plus perceptibles. La violence du régime de Sissi exprime cette contradiction montante: ce qu’on peut appeler aussi conscience ou maturité de la situation. Maturité d’une situation qui peut tendre vers le problème subjectif de l’absence d’une direction révolutionnaire. On n’en est pas encore là, mais on y tend.

Le plus profond des changements depuis les premiers jours de la révolution est cette conscience montante de la nature des contradictions. Il y a quatre ans, bien des Egyptiens ou au-delà, qui n’étaient pas plongés dans le tourbillon d’éveil des consciences, pouvaient encore penser que le problème était la personne de Moubarak. En changer aurait suffi. Aujourd’hui, dans le sentiment provoqué par le verdict, il n’y a plus personne pour le croire. Ce n’est plus qu’un vieillard…

Si on cherche ce qu’il y avait dans l’émotion qui a traversé l’Egypte lors de l’annonce de l’acquittement de Moubarak, c’est tout ce qui a changé en quatre ans et, en partie, la surprise de le voir se révéler à soi-même, comme si ce verdict faisait tomber un voile des yeux. Il n’y avait pas de démoralisation, un peu de colère, surtout un grand étonnement: ainsi se disent les Egyptiens, je suis donc devenu cet homme-là, cette femme-là.

La révolution ressemble à une série de vagues successives qui viennent certes se briser régulièrement sur la côte, mais, en même temps, qui sapent régulièrement les bases de la falaise avant que des pans entiers de celle-ci ne s’effondrent brutalement. (12 décembre 2014)

_____

[1] En accusant la Justice et la police d’inefficacité, le 24 octobre 2014, Sissi faisait passer une loi qui augmentait le pouvoir des tribunaux militaires en étendant leurs prérogatives à tout ce qui concernait les attaques de bâtiments civils et pas seulement policiers, militaires ou pour fait de terrorisme. Le verdict sur Moubarak est-il une réponse du pouvoir judiciaire pour affirmer sa liberté et montrer qu’il peut gêner Sissi comme il a déjà contribué à faire tomber Morsi?

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