Egypte: Morsi, les Frères musulmans et les tendances répressives

Khaled al-Azhary, ministre du Travail et de l’immigration

Par A l’Encontre, Waël Khalil
et Ola Hamdi

Le nouveau gouvernement égyptien a lancé une attaque contre les droits syndicaux, selon ce qu’indiquent des représentants des nouveaux syndicats indépendants. Depuis que les Frères musulmans sont aussi politiquement fort influents, depuis que Mohamed Morsi a été élu président en juin 2012, le nombre de syndicalistes licenciés n’a cessé de croître, sous l’impulsion aussi des directions des entreprises. Les Frères musulmans sont du point de vue «doctrinaire» opposés aux activités syndicales effectives. Ainsi, cinq dockers du port d’Alexandrie – Ahmed Sadeq, Yosri Maarouf, Ashraf Mahmoud, Mohamed Abdel Moneim et Essam al-Dein Mabrouk – ont été condamnés, par contumace, à 5 ans de prison pour avoir dénoncé des pratiques de corruption dans la société étatique Holding Company for Land and Maritime Transport.

Fatma Ramadan, membre de la direction de la Fédération des syndicats indépendants (EFITU), a souligné que de telles peines prononcées par une Cour de justice n’avaient que rarement été prononcées sous le régime de Moubarak, même si les arrestations et les attaques par les forces de sécurité étaient alors nombreuses. L’avocat en charge de la défense de ces travailleurs, Yosri Maarouf, a indiqué que «le nouveau régime vise en particulier les travailleurs qui organisent des syndicats indépendants. Il attaque le droit de grève et avec insistance ceux qui dénoncent la corruption sur les lieux de travail.» En l’occurrence, les travailleurs condamnés dénonçaient les actes de corruption liés à la location de facilités portuaires à des sociétés chinoises. Yosri Maarouf ajoute: «Les autorités au pouvoir cherchent activement à dissoudre et à affaiblir le mouvement des syndicats indépendants. Le nouveau ministre du Travail, le membre des Frères musulmans Khaled al-Azhary, par sa pratique, est un véritable danger pour le mouvement syndical indépendant.» Les attaques (arrestations, accusations devant la justice, etc.) ont frappé aussi bien des travailleuses agricoles que des travailleurs des transports, des microbus ou que ceux des installations pétrolières. De plus, des militant·e·s des syndicats indépendants ont été arrêtés et accusés pour incitation à la grève. Fatma Ramadan souligne: «La répression contre les grèves a beaucoup augmenté sous Morsi et Azhary. De nombreuses lois et initiatives cherchent à interdire les grèves et les manifestations de travailleurs et travailleuses, cela au moment ou le Ministère du travail fait tout pour affaiblir et contrôler le mouvement syndical indépendant. Les employeurs ont, dans la dernière période, licencié quelque 300 syndicalistes parce qu’ils tentaient de mettre sur pied des syndicats indépendants et/ou étaient engagés dans un mouvement de grève. Le Ministère du travail évidemment n’a rien fait pour la réintégration de ces derniers.»

Cette tendance à mettre en place un régime autoritaire – qui fait face à de nombreuses résistances – s’exprime sur divers plans: les activités «quotidiennes» de la police, les mesures mises en place au plan légal et, y compris, dans le projet de Constitution. Ce que confirme Waël Khalil, membre du Conseil national des droits de l’homme, dans un entretien conduit par Héba Nasreddine ou dans l’article qui suit rédigé par Ola Hamdi. (Rédaction A l’Encontre)

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Le récent rapport du Centre Al-Nadim pour la réhabilitation des victimes de violence et de torture fait état de 247 cas de torture policière lors des premiers 100 jours du mandat de Morsi? Quel est votre avis ?

Waël Khalil: Tout d’abord, il faut noter que ce chiffre est loin de la réalité. Les cas ne dépassent pas les quelques personnes qui ont déposé des plaintes ainsi que quelques autres refusant, pour des raisons sociales, de dévoiler avoir été torturés ou détenus. De toute façon, ce chiffre est le symbole de transgressions commises sous le mandat du nouveau président qui avait promis de préserver la révolution et répondre à ses revendications. Mais il semble que ce nouveau régime a oublié que les premières lueurs de la révolution avaient éclaté le jour de la fête de la police, signe de protestation face à ses transgressions, levant le slogan de «Liberté, justice et dignité humaine». Malheureusement, on assiste aujourd’hui aux mêmes politiques et répressions policières de l’avant-révolution. Rien n’a changé sauf le slogan qui était «La police et le peuple sont au service de la patrie» pour devenir «La police est au service du peuple».

Le rapport du Centre Al-Nadim n’est pas le seul qui dévoile ces transgressions. Plusieurs autres ONG nationales et internationales de défense des droits de l’homme viennent de publier des rapports similaires, y compris Human Rights Watch et Amnesty international. Nous, au Conseil national des droits de l’homme (NCHR), avons traité le même sujet, et nous avons présenté, en détail, 14 cas de tortures dans les centres de la police et dans les prisons au mois de septembre 2012, où une personne a trouvé la mort.

La police continue à se considérer au-dessus des lois, malgré les déclarations du nouveau ministre de l’Intérieur «de sauvegarder les droits des citoyens». En outre, aucune mesure officielle n’a été prise à la suite de la publication de ces chiffres. Si les officiers responsables d’avoir brutalisé ne comparaissent pas en justice, il n’y aura aucun espoir que les victimes obtiennent leurs droits, et les officiers ne craindront pas la sanction s’ils se livrent une nouvelle fois à de tels actes.

Quelles procédures seront adoptées suite à la publication d’un tel rapport ?

Notre rôle ne se limite ni à enregistrer les cas des victimes, ni à publier des rapports et des communiqués. Notre tâche a d’autres dimensions plus larges, qui diffèrent d’une ONG à l’autre. Le Centre Al-Nadim contient une section médicale pour la réhabilitation des victimes de la torture. Quant au NCHR, nous lançons des enquêtes pour recueillir des preuves comme des certificats médicaux, photos et vidéos avant de dresser des plaintes au procureur général et au ministre de l’Intérieur. Et si nous ne recevons pas de réponses, nous transférerons l’affaire à la justice.

Mais le problème réside dans l’accès à des informations et documents permettant d’identifier les responsables présumés. Le fait que le ministère de l’Intérieur est à la fois juge et partie rend notre mission difficile. Et dans ces cas, nous avons recours plutôt aux médias pour éveiller l’opinion publique contre ces infractions brutales, comme ce fut le cas avec Khaled Saïd qui a trouvé la mort après avoir été torturé par des agents de police [juin 2010].

Comment expliquez-vous ces violations systématiques des droits de l’homme par la police?

Chez les hommes politiques au pouvoir, il n’y a aucune intention de réformer en profondeur l’organisme de la police. Ils se contentent de nommer de nouveaux dirigeants, sans se préoccuper de modifier les politiques et les mécanismes adoptés. Nous avons organisé autrefois des stages pour former les policiers aux droits humains et les informer sur de nouvelles techniques pour obliger le suspect à reconnaître son crime et mettre fin à la pratique de torture des détenus. Mais ces stages ne dépassaient en fait pas le stade des recommandations, car nous n’avons aucune autorité pour obliger à changer de politique.

Le pire est que plusieurs lois actuelles, comme le code pénal et la loi relative aux rassemblements, sont utilisées pour restreindre brutalement la liberté d’expression et le droit de manifester, détenir des personnes sans inculpation, permettant ainsi aux forces policières de commettre des abus sans rendre compte de leurs actes. Nous avons également des réserves sur le projet de la nouvelle Constitution qui ne criminalise pas la torture et l’usage d’actes cruels, inhumains.

Le gouvernement prépare un projet de loi pour «la protection des acquis de la révolution», accordant à la police une impunité totale pour «maintenir l’ordre public et lutter contre les actes de sabotage». Qu’en pensez-vous ?

C’est une vraie farce. Je ne comprends pas comment Morsi, issu des Frères musulmans qui ont été sévèrement réprimés sous l’ancien régime, suit les mêmes démarches de transgressions policières. Cherche-t-il un bras de fer avec l’opposition? A mon avis, il devrait saisir l’occasion de faire face au passé sanglant de la police et garantir que personne ne soit au-dessus des lois. Mais ce que nous remarquons est un flux de verdicts innocentant les policiers accusés d’avoir tué des révolutionnaires, une sortie sécurisée aux militaires qui ont commis de multiples transgressions aux droits humains lors de la période transitoire. Et voilà la préparation d’une nouvelle loi d’urgence mais avec une nouvelle appellation. C’est de là que vient le rôle des ONG et du peuple. Les deux ensemble doivent s’y opposer, quel qu’en soit le prix.

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Protection de la «sécurité officielle» ou de la «révolution»?

S’agit-il d’une nouvelle version de la loi d’urgence [sous Moubarak]? Le projet de loi sur «la protection des acquis de la révolution» est rejeté par les experts avant même sa publication. Cette première ébauche soulève l’inquiétude des activistes et des défenseurs des droits de l’homme qui estiment qu’il s’agit d’une manœuvre discrète pour faire face à l’opposition au régime. «Il n’y a pas de temps à perdre», assure Ahmad Fouad, activiste qui a participé à la marche organisée par le Front national pour la justice et le développement mercredi dernier [17 octobre 2012], scandant des slogans contre la promulgation d’une telle loi. [Le 19 octobre une autre manifestation a eu lieu.]

Les manifestants ont sillonné les rues du centre-ville, afin de «sensibiliser les citoyens au danger qui les attend », ajoute-t-il. «Il faut à tout prix lutter contre cette loi. On ne doit pas rester les bras croisés au moment où le gouvernement planche sur cette loi qui est, selon nous, une bombe à retardement. C’est une régression. Cette loi restreint tous les droits fondamentaux des citoyens», explique Fouad.

Selon les spécialistes, il existe depuis un certain temps des tentatives de la part du gouvernement pour faire passer ces nouvelles restrictions à travers une loi. En effet, ce brouillon n’est dans le fond qu’une copie du projet de loi déjà présenté par le ministre de la Justice, Ahmad Mekki, le mois dernier, sous le nom de «La loi de la protection de la société contre les éléments dangereux». Ce projet, qui fut rejeté par toutes les ONG de défense des droits de l’homme qui l’ont considéré comme une alternative juridique à la loi d’urgence, réapparaît sous une nouvelle forme. Le terme «acquis de la révolution» est utilisé pour faire passer la pilule aux citoyens.

La protestation s’amplifie

C’est pire que la loi d’urgence. C’est en ces termes que les militants qualifient le nouveau projet de loi. Selon les déclarations officielles, le projet serait élaboré pour protéger les acquis de la révolution, garantir la sécurité et la stabilité du pays et lutter contre la criminalité. Il protège, en outre, la société contre « les éléments dangereux », en luttant contre tout acte de sabotage portant atteinte aux biens publics et aux monuments, ou entravant l’ordre public et la circulation. Il lutte également contre le trafic de drogue et le blanchiment d’argent. Des réunions incessantes sont tenues au Conseil des ministres pour parvenir à la version définitive. Le premier ministre Hicham Qandil a convoqué la semaine dernière les ministres de la Justice, de l’Intérieur, des Affaires juridiques et Parlementaires pour discuter de ce projet. Pourtant, Alaa Al-Hadidi, porte-parole du gouvernement, nie toute existence de ce projet : «Il n’existe pas de projet de loi dans ce sens devant le premier ministre en ce moment».

Composé de 8 articles, le projet stipule que le ministère de l’Intérieur a le droit d’arrêter un suspect dans l’endroit qu’il choisit pour une durée de 30 jours. Le suspect n’a aucun droit de se plaindre. Il prévoit également la résidence surveillée pour ce suspect. Dans son 2e article, le texte définit le suspect en tant que «personne habituée à commettre des crimes comme le vol, l’abus de fonds publics et le trafic d’armes». Le projet prévoit «le recours au code pénal et à la loi des procédures criminelles si ces crimes ne sont pas cités dans ces articles».

Selon Hafez Abou-Seada, président de l’Organisation égyptienne des droits de l’homme, il ne faut pas laisser les droits humains entre les mains de l’exécutif, qui peut s’en servir pour se venger de l’opposition. «Cette loi attribue des pouvoirs absolus et extraordinaires au ministère de l’Intérieur dans la poursuite des citoyens et de leur surveillance sous prétexte de préserver la sécurité. Elle reprend les mêmes outils et les mécanismes adoptés par l’ancien régime, qui restreignent les libertés des citoyens », explique Seada, tout en dénonçant le fait que le projet de loi accorde aux services de sécurité le droit de détenir les suspects pour une période de 30 jours. Alors que la détention ne dépassait pas les 7 jours dans l’ancienne loi luttant contre le terrorisme, datant de 1997. Ce n’est pas tout. Cette période de 30 jours de détention n’est pas comprise dans la durée d’emprisonnement prononcée dans le verdict. En outre, le jugement est applicable immédiatement, même si l’accusé présente un recours.

Les articles 7 et 8 accordent aussi au ministre de l’Intérieur le droit absolu de désigner l’endroit dans lequel le condamné passera sa sanction.«Ce droit pourrait être exercé sur tout suspect menaçant d’utiliser la violence même s’il ne la pratique pas »,lance Seada, qui explique que ce projet n’est qu’« une nouvelle reproduction de la loi d’urgence, qui viole les acquis de la révolution au lieu de les protéger».

Pour rappel, la loi d’urgence était mise en vigueur en Egypte depuis 1981, à la suite de l’attentat meurtrier de l’ex-président Anouar Al-Sadate. Après la révolution de 25 janvier, cette loi a été annulée par le Conseil militaire qui a géré le pays lors de la période transitoire. Toutefois, suite à l’attaque de l’ambassade israélienne en septembre 2011 par des manifestants, faisant 4 morts et plusieurs centaines de blessés, la loi fut réactivée pour une période de 6 mois. Cette loi, tout comme celle en cours de discussion, permettait à la police une arrestation injustifiée et lui accordait le droit d’imposer des restrictions sur les libertés de l’individu.

Ainsi, la liste des dénonciations est encore longue, puisque ce projet de loi n’impose pas seulement une arrestation injustifiée, mais restreint aussi le droit d’organiser des grèves, de présenter un recours, vu que la peine est immédiatement réalisée. «J’estime que ce n’est pas nécessaire de promulguer une telle loi, à cause de l’absence du Parlement, même si on se laisse convaincre que cette loi a pour objectif de rétablir l’ordre et la sécurité. Il s’agit d’une grave erreur qui nous ramène à l’ancien régime où des lois exceptionnelles ont été promulguées sous des prétextes illusoires», conclut Seada.

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L’entretien et l’article d’Ola Hamdi ont été publiés dans Al-Ahram, en date du 24 octobre 2012.

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