Egypte: l’homme fort invisible

Farouk Sultan

Par David Kenner

La sélection des candidats à la présidence a mis en relief le rôle de la dite Cour constitutionnelle. L’article que nous publions ci-dessous met en lumière le rôle d’un personnage qui apparaît peu – ou pas – dans les principaux médias, Farouk Sultan.

Trois candidats représentent les courants de l’islam politique: Abdel Moneim Aboul Fotouh, ancien dirigeant des Frères musulmans dont la direction a décidé son exclusion étant donné sa candidature; le candidat du Parti de la liberté et de la justice (Frères musulmans) Mohamed Morsi; et, finalement, le juriste et théoricien islamiste connu Mohamed Selim al-Aoua, né en 1942 et qui a obtenu son doctorat au SOAS (London School of Oriental and African Studies) en 1972, avec une thèse portant sur l’étude comparative des peines infligées dans les systèmes légaux anglais et islamique. 

Selon les sondages effectués par le Al-Ahram Political and Strategic Centre (Ahram Online, 25 avril 2012) publiés le dimanche 22 avril, le candidat Amr Moussa, ancien secrétaire général de la Ligue arabe,  devrait réunir le plus de suffrages (40,9%), suivi par Aboul Fotouh (25,2%).

Derrière la scène électorale présidentielle, les militaires ont rencontré les 17 partis politiques et ont, sans se cacher, réaffirmé leur volonté de conserver aussi bien leurs privilèges économiques que la haute main sur le budget de l’armée. Le maréchal Mohamed Hussein Tantaoui a insisté, lors de cette rencontre, sur le fait que la Constitution devait être rédigée avant la date de l’élection du président, le 23 mai (début juillet en cas de second tour). Or, la Constitution doit être soumise à référendum, ce qui laisse peu de probabilités qu’elle entre en vigueur avant le 23 mai. Si le président est élu, soit il reste chez lui en attendant la Constitution, soit il préside sous les auspices du Conseil suprême des Forces armées, soit, nouvelle surprise, le scrutin présidentiel est reporté. (Rédaction A l’Encontre)

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Si  vous deviez organiser un concours pour désigner la personne la plus puissante en Egypte aujourd’hui, le débat se centrerait probablement sur un éventail de personnalités bien connues: peut-être le maréchal Mohamed Hussein Tantaoui, chef du Conseil suprême des Forces armées (CSFA) actuellement au pouvoir, ou une «bande d’islamistes» – le nom de Khairat el-Shater, dirigeant des Frères musulmans, vient à l’esprit. Mais le vrai pouvoir derrière le trône au Caire est sans doute une personnalité dont peu de gens ont entendu parler: un juge à lunettes grisonnant nommé Farouk Sultan.

F. Sultan est le juge principal de la Cour suprême constitutionnelle d’Egypte. Selon la Constitution provisoire de l’Egypte, ceci fait également de lui le chef de la commission chargée de superviser les élections présidentielles à venir. Et cela lui donne des pouvoirs quasi inattaquables: la Constitution dit que les décisions de la commission «seront définitives et auront force de loi»; elles ne peuvent pas être reconsidérées ni faire l’objet d’un recours devant un autre organisme.

C’est un pouvoir qui a récemment pris un relief saisissant lorsque la commission suprême des élections présidentielles de F. Sultan a disqualifié trois des principaux prétendants [1]. Les candidats avaient jusqu’à aujourd’hui [16 avril] pour interjeter appel de la décision, mais leur demande ne remonte qu’à l’organisme qui les a disqualifiés en première instance et doit se restreindre à n’aborder que des aspects limités d’interprétation juridique [le 17 avril, la commission a confirmé sa décision d’exclure les 10 candidats écartés].

C’est le background de F. Sultan qui provoque  de nombreuses brûlures d’estomac liées à son nouveau rôle central dans les affaires égyptiennes. Professeur à l’université  George Washington, Nathan Brown a écrit en 2009, lors du choix de F.Sultan comme juge principal par Hosni Moubarak, que «la nomination avait stupéfait les observateurs» parce que la carrière de Sultan «l’avait amené à se mouvoir au sein de quelques-uns des secteurs les plus sordides de l’appareil judiciaire égyptien», soit les tribunaux les plus soumis à la pression du régime Moubarak.

 «Il n’a pas la formation universitaire [qu’ont de nombreux autres juges Egyptiens], et sa carrière a été entièrement construite à l’extérieur de la Cour constitutionnelle, ce qui représente un premier péril», a déclaré Amir Marghany, un avocat égyptien qui a auparavant servi de conseil juridique au parti égyptien Al-Wasat [parti islamiste modéré issu des Frères musulmans]. « En fin de compte, il a été désigné par Moubarak.»

Du temps de Moubarak et jusqu’au début des années 2000, la Cour constitutionnelle égyptienne était effectivement en grande partie libre de toute influence politique, publiant une série de décisions qui allaient à l’encontre des souhaits du pouvoir. Mais par la suite, Moubarak a fait en sorte de limiter  l’indépendance de la Cour, abolissant une tradition qui permettait aux membres de cette dernière de désigner un premier juge. Par la nomination de juges dociles à ce poste, Moubarak a pris le contrôle sur l’un des derniers leviers du pouvoir d’Etat qui avait auparavant échappé à son emprise.

Comme l’a dit N. Brown dans un entretien récent:  «Si Sultan  est là, c’est d’abord pour contrôler la Cour, pour qu’elle ne prenne plus de décisions dérangeantes comme par le passé.»

Il y a une autre chose qui cloche dans cette histoire: Sultan a eu 70 ans l’année dernière, l’âge auquel  les juges égyptiens sont tenus de prendre leur retraite. Cela signifie qu’il doit se retirer à la fin de l’année judiciaire, peu de temps après les prochaines élections présidentielles [fixées au 23 mai 2012; en cas de second tour, il aura lieu début juillet]. Et comme chacun le sait, il y a peu de personnes qui subissent moins de contraintes politiques [référence aux nombreuses mobilisations contre les exclusions de candidats] que ceux qui sont déjà sur le chemin de la sortie de carrière.

Courtiers du pouvoir égyptien, prenez garde! (Traduction de Pierre-Yves Salingue pour le site A l’Encontre)

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[1] Les Frères musulmans ont perdu leur leader, l’homme d’affaires Khairat al-Chater. Il sera remplacé par Mohamed Morsi, qui avait rempli les formalités exigées pour se présenter. Le prédicateur Hazem Salah Abou Ismaïl, du courant salafiste, a été écarté car sa mère défunte possédait la double nationalité égyptienne et américaine. Parmi les candidats écartés doit être mentionné Omar Souleimane, ancien vice-président de Hosni Moubarak. (Réd.)

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Article publié dans Foreign Policy, le 16 avril 2012

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