Egypte. Endettement et prison pour les femmes paupérisées

2013-635173546424449943-444Par Dina Bakr

«Je n’ai pu rembourser un emprunt que j’avais contracté pour une somme de 16’000 L.E. [2028 CHF] et que je devais rembourser sous forme de traites. J’ai été condamnée à 22 ans de prison.» Le cas d’Asmaa, 35 ans, originaire de Mallawi [dans le gouvernorat de Minya, dans la Haute-Egypte], n’est pas rare, bien que relativement inconnu du grand public en Egypte.

Comme beaucoup de femmes, Asmaa, faisant partie de cette population pauvre, qui s’est endettée pour faire face aux besoins de la vie quotidienne, n’a pu rembourser et a été jetée en prison. L’ex-époux d’Asmaa travaillait dans une station-service et touchait un salaire médiocre.

Mère de trois filles en bas âge, peu qualifiée, Asmaa a voulu se lancer dans le commerce. Sans formation, elle a commis des erreurs. Elle a acheté un stock de vêtements à crédit et a voulu le revendre. Mais certains clients ne l’ont jamais payée et elle s’est retrouvée dans l’impossibilité de rembourser sa dette initiale.

«C’est comme un cauchemar, raconte-t-elle, choquée. Je pensais que ce travail allait me permettre de nourrir mes trois filles, mais maintenant que je suis en prison, j’ai peur qu’elles ne meurent de faim et manquent de soins.» Pis, son mari a décidé de divorcer un an après son incarcération sous prétexte qu’elle était emprisonnée avec des assassins et des voleurs. Ce n’est qu’après trois ans de prison que l’Association de protection des enfants des prisonnières lui a porté secours.

«Ils ont réglé ma dette et j’ai pu enfin retrouver mes enfants», confie Asmaa, qui a quitté pour toujours sa ville natale en Haute-Egypte et vit aujourd’hui dans la banlieue de Kerdassa, près de Guiza. Aujourd’hui, la vie de cette jeune maman a changé.

L’association lui a permis de monter un microprojet de vente de pâtisseries à domicile et lui apporte une aide financière mensuelle lui permettant de subvenir aux besoins de sa famille.

En raison de l’ampleur du problème – les femmes incarcérées pour défaut de remboursement de dette – il existe aujourd’hui de nombreuses associations spécialisées dans la prise en charge des mamans en détention.

Le phénomène des gharemines n’est pas nouveau, mais grâce à la solidarité sociale, ces cas passaient autrefois inaperçus. Or, ces dernières années, la crise économique a remis en cause l’aide apportée aux plus pauvres par ceux qui ont davantage de moyens financiers.

«La plupart des femmes que nous avons aidées ont acheté des marchandises à crédit et ont signé des traites pour rembourser leur dette, avec bien entendu un taux d’intérêt. Incapables de rembourser, elles ont été condamnées à une peine de prison», explique Nawal Moustapha, journaliste et présidente de l’Association de la protection des enfants des prisonnières.

L’association créée par Nawal Moustapha est la première à s’être intéressée au problème des gharemines. «Mon association, qui a 20 ans, a été fondée au départ pour prendre soin des enfants de moins de 2 ans qui vivent en prison avec leur maman, se rappelle Moustapha. Mais un jour, nous avons rencontré Omaïma, une détenue, et son histoire nous a poussés à prendre en charge aussi les femmes et à contribuer à leur réinsertion.»

Incarcérée parce qu’elle s’était portée garante d’un chèque de 8500 L.E. [1098 CHF] signé par son père, elle s’est retrouvée en prison parce que celui-ci n’a pu payer la somme avant son décès et qu’elle non plus n’a pu s’en acquitter après sa disparition. «Ce drame m’a poussée à enquêter sur la possibilité de faire sortir de prison ces femmes une fois leur dette remboursée, poursuit la journaliste. Du point de vue juridique, j’ai découvert que c’était possible.» En 2007, Omaïma a été la première à être libérée. Elle est sortie de prison au bout de 6 mois grâce à l’association qui s’est chargée de rembourser sa dette.

La dette des pauvres: la double peine

Outre leur détresse financière, les gharemates sont aussi victimes des fondements de la loi égyptienne, qui aboutit à l’imposition de peines disproportionnées en regard de la faute commise. Si à l’origine le non-remboursement d’une dette n’est puni que de 3 à 5 ans de prison, chaque chèque en blanc peut néanmoins donner lieu à un procès distinct, dont les peines seront cumulables. Les gharemines peuvent ainsi se retrouver avec 10 ou 20 années de prison pour une simple dette.

Pauvres, les femmes concernées n’ont en général pas les moyens de s’offrir un avocat, ignorent la loi et son fonctionnement et sont incapables de se défendre correctement. A leur naufrage financier s’ajoute donc une catastrophe judiciaire. D’après Nawal Moustapha, les gharemines ne devraient pas être pénalement traitées comme les hommes d’affaires qui ont des dettes évaluées à hauteur de millions de L.E., car elles ont du mal à nourrir leurs familles.

En outre, les gharemines sont citées dans le Coran, plus précisément dans la sourate Al-Tawba (l’Immunité), verset 60, qui énumère les possibles bénéficiaires de la zakat [don pour ceux qui en ont les moyens, avec une dimension de purification]: «Les aumônes sont destinées: aux pauvres et aux nécessiteux; à ceux qui sont chargés de les recueillir et de les répartir; à ceux dont les cœurs sont à rallier; au rachat des captifs; à ceux qui sont chargés de dette; à la lutte dans le chemin de Dieu et au voyageur. Tel est l’ordre de Dieu. Dieu sait et il est juste!» Mariam Hanafi, 29 ans, correspond exactement à ce cas de personnes chargées de dettes. Victime de sa pauvreté, elle l’est aussi de son ignorance et de la cupidité de ceux qui l’ont exploitée.

Cette habitante du quartier populaire de Boulaq Al-Dakrour a voulu un peu de confort pour ses enfants et s’est endettée pour leur acheter une chambre à coucher. Elle a signé des traites pour un montant de 40’000 L.E. [5170 CHF], alors que le prix initial de la chambre ne dépassait pas les 10’000 L.E. [1292 CHF ]: «Je ne possède rien de précieux à part mes enfants, avoue simplement la jeune femme. J’ai voulu acheter cette chambre pour qu’ils puissent dormir à l’aise.» Mariam Hanafi confie n’avoir remboursé que 5000 L.E. Incapable de payer le reste, elle s’est retrouvée en prison. Elle n’a pu ni conserver la chambre, ni même la revendre au prix d’achat. Prise à la gorge, elle l’a bradée à un prix dérisoire. Elle a été condamnée à 3 ans de prison, mais a été libérée après 6 mois de détention, là aussi grâce aux efforts de l’Association de protection des enfants des prisonnières.

D’après les activistes œuvrant dans ce domaine, la plupart des gharemines sont des femmes. Selon les Nations Unies, le taux de femmes qui soutiennent seules leurs familles atteint les 35 % en Egypte. Un chiffre très élevé qui justifie, selon les associations, que l’on considère le cas de ces femmes comme prioritaire. «La pauvreté est déjà une injustice sociale. Alors pourquoi augmenter leur fardeau en les jetant en prison?», s’indigne Nawal Moustapha. Au fil des ans, le rôle de ces associations s’est étendu au-delà de la libération des femmes endettées: elles leur fournissent également une aide financière mensuelle ou leur proposent des petits projets. «Nous essayons de sensibiliser les gens à ce problème, explique Rim, une militante. Nous tentons de les convaincre de verser leur zakat pour les gharemines et leur expliquons qu’en libérant une maman, ils sauvent la vie de toute une famille.»

Si la plupart des fonds des associations proviennent des dons, ceux-ci, souvent, ne sont pas suffisants pour combler les besoins. «Nos moyens ne nous permettent pas de rembourser des dettes qui dépassent les 10’000 L.E., explique Mohsen Mahgoub, membre du conseil d’administration de l’Association Misr Al-Kheir, qui intervient auprès des gharemines. Nous classons donc les cas d’après les besoins et donnons la priorité aux familles dont le père est absent». Avec la croissance récente de l’endettement populaire, il reste beaucoup à faire pour résoudre le problème.

La fondation Misr Al-Kheir applique une procédure stricte pour obtenir la libération des gharemines. Elle rassemble d’abord des informations auprès de la personne concernée elle-même, puis mène une enquête pour s’assurer des raisons de l’emprunt. Puis un enquêteur social effectue une visite au domicile de la prisonnière pour s’assurer qu’elle avait effectivement du mal à subvenir aux besoins de sa famille. «Il est important de s’informer aussi auprès des voisins, afin de s’assurer de la bonne réputation de la prisonnière et du fait que c’est vraiment la pauvreté qui l’a poussée à faire cet emprunt », explique Emad Abdallah, conseiller juridique auprès de la fondation Misr Al-Kheir. La fondation conduit aussi une enquête judiciaire pour vérifier que la prisonnière n’est pas jugée pour d’autres motifs. Ces formalités effectuées, l’étape suivante consiste à négocier avec le créancier pour fixer le montant que l’association devra payer pour faire libérer la détenue. Avec ces vérifications minutieuses, la fondation fait preuve d’un sérieux louable, mais qu’en est-il des enfants dont les mères se sont endettées pour des motifs jugés moins justifiés? Faut-il les laisser se débrouiller seuls en raison de la légèreté de leur mère? (Article publié dans Al-Ahram, 23 octobre 2013)

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Note

La situation décrite dans cet article éclaire une réalité sociale qui ne renvoie pas seulement à la pauvreté, au statut des femmes paupérisées et exploitées, mais aussi à un système juridique qui entérine cette situation. La «réponse», ici décrite, s’inscrit dans le cadre des projets de la Banque mondiale – le «filet minimum contre la pauvreté» – qui a joué un rôle dans la mise sur pied, en 2007, de l’Association Mirs Al-Kheir.

Diverses expériences en Amérique du Sud indiquent que la gauche radicale se doit de prendre en charge dans ses programmes concrets ce type de situations. Et cela avec l’objectif de faciliter aux femmes paupérisées et victimes de multiples «abus» de devenir le sujet de leur émancipation. Sans une telle option, le risque est très grand d’offrir à diverses forces le monopole d’un assistancialisme qui permet de «contrôler» socio-politiquement des secteurs de la société et d’édicter des règles d’aide qui sont conformes à celles d’une assistance conditionnée à une «bonne conduite», dont les caractéristiques sont déterminées par les «assistants sociaux», que ce soient des ONG ou des organismes de l’Etat. (Rédaction à l’Encontre)

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