Algérie. «Son amour de la terre natale a transformé sa vie»

Fanny Colonna
Fanny Colonna

Hommage de Mohamed Harbi
à Fanny Colonna

Fanny Colonna, chercheure et sociologue spécialiste de l’Algérie est décédée à l’âge de 80 ans. Mohamed Harbi – auteur, entre autres, de la Guerre d’Algérie, avec Benjamin Stora; Le FNL, mirage et réalité; 1954. La guerre commence en Algérie – lui a rendu hommage à travers cette intervention lue lors de la cérémonie religieuse en sa mémoire le 25 novembre à Paris. Fanny Colonna a été inhumée au cimetière chrétien de Constantine.

J’ai connu Fanny Colonna, en juin 1975, lors d’un colloque consacré aux rapports entre le politique et l’ethnologie au Maghreb. Sa communication s’intitulait: «Production scientifique et position dans le champ intellectuel et politique: deux cas, Augustin Berque et Joseph Desparmet».

Toutefois, mon rapport à Fanny ne s’inscrivait pas dans le champ académique, mais dans le champ politique. Ce fut, d’abord, un rapport à distance. Lycéen à Skikda, je fus un jour sollicité par un chef scout, Zerouk Bouzid, pour assurer la diffusion d’une publication que lui avait envoyée Salah Louanchi: il s’agit de Consciences maghrébines, une revue annonciatrice de la naissance d’un courant de pensée anticolonialiste au nom de la conscience chrétienne. Le professeur André Mandouze en était l’animateur. Je sus, plus tard, que Fanny appartenait à ce courant, qui constituait une chance pour l’affirmation d’un nationalisme démocratique, œuvrant à une société multiculturelle et multiethnique.

Chacun sait que l’éveil de l’Algérie à une existence historique a fait de grands progrès après 1945. La critique des mythes fondateurs de l’Algérie coloniale, qui gagnait des secteurs de plus en plus étendus de la société, n’épargna pas la communauté européenne.

Une mince frange des chrétiens d’Algérie – prêtres, étudiants et syndicalistes, à l’image d’Evelyne Lavalette, détenue politique – s’attaquèrent aux «écrans accumulés pour nier le caractère politique du problème algérien et le réduire à un problème économique et social». Cette donnée, oh combien féconde, de l’histoire algérienne a été prise en charge à Alger par les Scouts musulmans, avec Mahfoud Kaddache, Salah Louanchi, Omar Lagha, Mohammed Drareni, Reda Bastandji et les centralistes du MTLD (Mouvement pour le triomphe des idées démocratiques, parti nationaliste créé en 1946, suite à la dissolution du Parti du peuple algérien) – auxquels Fanny a consacré une étude qui revoit les polémiques anciennes à la lumière des politiques de notre temps.

Loin d’atténuer cette avancée, la guerre la précipita. Des prêtres comme les abbés Albert Berenguer, Pierre Mamet, Jobic Kerlan, Jean Scotto…, les militants de l’AJAAS (l’Association de la jeunesse algérienne pour l’action sociale) et les animateurs de Consciences maghrébines s’engagent dans la résistance et incitent l’Eglise d’Algérie, avec à sa tête le cardinal Duval, et le Vatican à la défendre. Hommes de l’ombre sur le sol algérien, détenus politiques dans les prisons, exilés à l’étranger, ils ont tous mis leur énergie et leur foi au service de la nation algérienne: «Nous ne venons pas en aide au FLN, dixit Pierre Chaulet. Nous sommes Algériens comme vous: notre sol, notre patrie, c’est l’Algérie, nous la défendons avec vous. Nous sommes du FLN.» Cette profession de foi, c’est aussi celle de Fanny. Son amour de la terre natale, qu’elle a exprimé tout au long de la guerre civile des années 1990 et jusqu’à son dernier souffle, a transformé sa vie de manière à lui donner un sens que la mort ne peut lui ravir.

L’hommage que l’Algérie lui doit va aussi à tous les chrétiens que le fanatisme religieux n’a pas épargnés. Ne les oublions pas. Le silence institutionnel sur leur contribution à la victoire contre le colonialisme n’a pas aidé à assurer leur sécurité dans la tourmente qu’a connue l’Algérie ces dernières années. Espérons que le rattrapage en cours y remédiera. (Mohammed Harbi, 25 novembre 2014)

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Biographie de Fanny Colonna

Fanny Colonna, chercheuse et sociologue spécialiste de l’Algérie, est décédée mercredi 20 novembre à l’âge de 80 ans. Née, en 1934, d’une famille établie en Algérie depuis le dernier tiers du XIXe siècle, elle a vécu en terres algériennes jusqu’en 1993 où elle a mené des recherches en sociologie et enseigné au département de langues et cultures berbères de l’Université de Tizi-Ouzou qu’elle a contribué à fonder en 1990. Ses recherches ont porté principalement sur le Maghreb et en particulier l’Algérie, prenant pour objets privilégiés la production des savoirs, au sens très large, et la sociographie des producteurs, à la fois dans et sur les sociétés des XIXe et XXe siècles, sur la longue durée.

imageSes travaux l’ont notamment mené dans les Aurès où elle s’est intéressée aux effets de la Première Guerre mondiale et a publié plusieurs ouvrages sur le sujet dont Le meunier, les moines et le bandit, Arles, Actes Sud Sindbad, 2010.

Regard sud/sud

A partir de juin 1993, elle s’est investie dans une longue enquête sur la société provinciale égyptienne, vue à travers le témoignage d’acteurs formés à l’université dans ou hors d’Egypte (Récits de la province égyptienne. Une ethnographie Sud/Sud, Arles, Actes Sud Sindbad, 2004).

«Ce dernier travail, mené sur place, avec la participation de jeunes collaborateurs algériens constitue l’un des très rares regards Sud/Sud jamais produits sur l’Egypte», soulignait le quotidien algérien Le Soir d’Algérie paru le 20 novembre 2010.

«Fanny Colonna s’est consacrée à une réflexion sur les conditions d’une véritable Histoire sociale du Maghreb colonial et en particulier de l’Algérie, à partir d’une critique du modèle beaucoup trop prégnant du déracinement, comme du paradigme trompeur de l’oralité des sociétés vivant aux marges», indique sa biographie sur le site de l’Institut de recherche interdisciplinaire sur les enjeux sociaux (IRIS),au sein duquel elle enseignait l’anthropologie et la sociologie.

Membre du comité éditorial d’Insanyat, depuis 1990, une revue algérienne d’anthropologie et de sciences sociales valorisant l’activité de recherche sur le terrain, elle est l’auteure de plusieurs ouvrages dont : Traces, désir de savoir et volonté d’être, Arles, Actes Sud Sindbad, 2010 (avec Loïc Le Pape) et Les versets de l’invincibilité, réédition en Algérie, Azur-Editions, 2006 (1995). (Publié dans Huffpost Algérie, 20.11.2014)

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