Déclaration. «Ne laissez pas le Rojava devenir un autre Yémen»

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Comité d’urgence pour le Rojava, 19 décembre 2018

Suite aux rapports de l’administration Trump qui prévoient de retirer les troupes américaines de Syrie [Trump a ordonné le départ des troupes américaines du nord-est de la Syrie le 19 décembre], ainsi que les nouveaux documents inquiétants publiés aujourd’hui sur les crimes de guerre commis par la Turquie à Afrine [dès janvier 2018, commence l’offensive de l’armée contre Afrine et les villages environnants, baptisée «Rameau d’olivier»], nous écrivons pour alerter nos représentants élus [aux Etats-Unis] et le public sur les conséquences désastreuses d’une attaque de la Turquie contre Rojava (la région majoritaire kurde du nord-est du pays), comme cela a été promis, à l’est de l’Euphrate.

La Turquie semble prête à attaquer, que des troupes américaines y soient stationnées ou non. Le 12 décembre, le président Recep Tayyip Erdogan a prononcé un discours disant qu’une offensive turque est imminente. Le commandement du Pentagone a répondu qu’une telle «action unilatérale» serait «inacceptable», mais les Etats-Unis ont averti la Turquie de la même manière dans le passé, sans conséquences réelles. La Turquie a déjà fait part de ses intentions en tirant sur des civils de l’autre côté de la frontière et en bombardant des zones kurdes en Irak, notamment le camp de réfugiés de Makhmour [qui se trouve dans le gouvernorat d’Erbil] et le mont Shingal [kurde, Sinjar en arabe], où vivent les Yézidis.

Il y a un an, sans aucune provocation, la Turquie a franchi la frontière syrienne pour envahir et occuper Afrine, chasser ses citoyens kurdes, piller et confisquer leurs biens, prendre des otages et repeupler la région avec des djihadistes et des Arabes d’autres régions du pays, ce qui constitue un changement démographique équivalent à un nettoyage ethnique. Les Etats-Unis ont ignoré les appels à l’aide des Kurdes malgré la dépendance de la coalition [anti-Etat islamique] envers le Rojava et les Forces démocratiques syriennes (FDS) dirigées par les Kurdes afin de battre ISIS (Daech). Maintenant, l’administration Trump affirme qu’elle retirera ses troupes de Syrie.

Nous demandons au Congrès et au peuple américain de veiller à ce que cette trahison ne se répète pas et à ce que la démocratie exceptionnelle mais fragile de Rojava ne soit pas menacée. Il est essentiel que les Etats-Unis adoptent cette position parce que:

• Rojava est la seule région de Syrie dirigée démocratiquement et fondée sur des principes laïques, féministes et écologiques.

• Ses valeurs s’opposent à la fois au fondamentalisme et à la dictature.

• Son pluralisme et sa vision fédéraliste de l’avenir de la Syrie sont un modèle pour l’ensemble de la région, tout comme l’intégration d’autres ethnies et de femmes kurdes à des postes de pouvoir dans la société.

• Les FDS se sont toujours révélées être le seul allié fiable des Etats-Unis dans la guerre contre Daech [le dit Etat islamique]. Maintenant qu’ils ont presque terminé leur travail et qu’ils ont subi d’immenses pertes, il est essentiel que nous honorions notre obligation morale envers les personnes qui ont combattu Daech en les aidant à réaliser une coexistence pacifique avec toutes les puissances régionales.

• Plutôt que d’abandonner Rojava, les Etats-Unis doivent s’engager à fournir à la Fédération démocratique du nord de la Syrie (le nom officiel de Rojava) une assistance économique, politique et militaire. Ils devraient faire pression sur la Turquie pour que celle-ci rouvre les négociations de paix avec ses propres Kurdes. Comme Aliza Marcus l’a dit récemment dans le New York Times [daté du 26 septembre 2018], «la seule façon de construire une alternative au chaos et à la dictature répressive dans le reste de la Syrie est de reconnaître l’administration kurde et son engagement politique actif». [1]

Les Etats-Unis ont hésité trop souvent en Syrie par le passé. Ils peuvent empêcher un bain de sang et le déplacement de centaines de milliers de personnes, s’ils exigent le retrait d’Erdogan. Ils peuvent faire pression sur la Turquie pour qu’elle rouvre les négociations de paix avec sa propre population kurde, mettant fin au cycle sans fin de la violence. Nous exhortons l’Administration de l’atout et le Congrès à agir pour défendre Rojava avant qu’il ne soit trop tard.

Comité directeur du Comité d’urgence de Rojava. Ce Comité a été formé en mars 2018 suite à l’intervention-invasion turque à Afrine. Il est soutenu par David Harvey, Judith Butler, Noam Chomsky, Gloria Steinem, etc. L’appel a été publié dans The New York Review of Book le 23 avril 2018.

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[1] Aliza Marcus est l’auteure de l’ouvrage intitulé Blood and Belief: The P.K.K. and the Kurdish Fight for Independence, NYU Press, avril 2009, 366 pages. Dans le paragraphe qui précède la citation faite dans la déclaration traduite ci-dessus, Aliza Marcus écrit: «Il y a de bonnes raisons de critiquer les dirigeants kurdes. Le PYD et les institutions politiques et militaires associées exercent un contrôle étroit dans le nord-est de la Syrie. Son administration harcèle les partis d’opposition, dont peu fonctionnent encore.» (Réd. A l’Encontre)

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Dans un bref commentaire ayant trait à cette déclaration, Gilbert Achcar note, le 22 décembre 2018: «Je trouve la déclaration de Defend Rojava plutôt bonne en fait. Elle n’exige pas que les troupes américaines restent, ou du moins pas explicitement, et met l’accent sur le soutien économique et militaire à la «Fédération démocratique de Syrie du Nord» (Rojava) et la sur pression à exercer sur Turquie.

Tout en dénonçant le cynisme de Trump, je n’exigerais pas, pour ma part, que les troupes américaines y restent, car je n’ai jamais soutenu leur présence pour la raison même que nous voyons aujourd’hui: les Etats-Unis sont un allié très peu fiable pour les mouvements qui ne s’inscrivent pas carrément dans leur perspective, sans parler du fait qu’ils sont une puissance impérialiste. D’autre part, j’ai toujours été pour que les Etats-Unis – ou de qui que ce soit, qu’il s’agisse du «diable» – apportent une assistance militaire, sans conditions, à l’opposition syrienne désormais défunte dans sa lutte contre le régime Assad ainsi qu’au mouvement kurde dans sa lutte contre ISIS et sa résistance à la Turquie (et ses auxiliaires syriens).

James Mattis

Cela dit, Trump se débarrasse essentiellement des forces kurdes pour des raisons cyniques qu’il a lui-même expliquées de manière flagrante. Erdogan, qui a été impliqué dans la décision, saisira l’occasion d’envahir un autre segment de la Syrie.

Face à la menace d’une nouvelle invasion turque, les forces kurdes chercheront à obtenir la tutelle russe (d’où le pouce levé de Poutine) et un accord avec le régime Assad.

L’autre vainqueur est bien sûr Daech, car les combattants kurdes vont tout simplement abandonner la lutte contre elle et se redéployer dans la zone kurde qu’ils appellent Rojava.

Dans les régions arabes situées à la frontière irakienne, l’Iran sera en tête du peloton puisqu’il est le seul à faire l’éloge de l’allégeance des deux côtés de la frontière [2]. Pour toutes ces raisons, la décision de Trump s’oppose même à la stratégie américaine la plus fondamentale dans la région: d’où la réaction de personnalités comme James Mattis, ministre de la Défense, qui démissionne avec une lettre très diffusée explicitant ses désaccords, ou encore la dénonciation publique faite par le sénateur républicain Lindsey Graham (de Caroline du Sud) du tweet de Trump sur le retrait. Or, ce dernier était un allié traditionnel de Trump. Mattis et Graham, ainsi que d’autres, pressentent le chaos accru qui en découlera dans une région déjà plus “instable”.»

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[2] Dans Le Monde daté du 23-24 décembre, Ilham Ahmet, la coprésidente kurde du Conseil démocratique syrien, qui chapeaute les institutions mises en place dans le nord-est du pays, déclare: «Quand nous aurons retiré nos forces de la région de Deir ez-Zor pour nous défendre au nord [face à la Turquie], le régime [syrien] et les forces iraniennes se déploieront et prendront le contrôle des ressources en hydrocarbures qui s’y trouvent. Nous serons attaqués sur deux fronts.» (Réd. A l’Encontre)

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