Chili. «Le démarrage, avec ses problèmes, du nouveau gouvernement»

Par Cristián González Farfán (Valparaiso)

La première assemblée (conclave) réunissant le gouvernement du président chilien Gabriel Boric et les parlementaires pro-gouvernementaux d’Apruebo Dignidad et de Socialismo democratíco – qui s’est tenue vendredi 25 mars au palais présidentiel de Cerro Castillo à Viña del Mar – a permis de détendre la mauvaise atmosphère au sein de la large coalition des forces de gauche qui avait été formée après le second tour des élections. Les décisions controversées prises par La Moneda (palais présidentiel) et les désaccords entre les propres membres du Congrès ont provoqué des frictions entre les membres de la coalition du nouveau gouvernement, au cours des premiers jours.

Parmi les nombreux conflits qui ont surgi pendant l’installation du gouvernement, deux ont eu le plus grand retentissement médiatique. Le premier s’est produit le 15 mars, lorsque l’entourage de la ministre de l’Intérieur, Izkia Siches, a été accueilli par des coups de feu lors de sa visite dans la région de Temucuicui, épicentre du conflit entre l’Etat chilien et le peuple mapuche. Le deuxième a eu lieu le 22 mars, lorsque la Chambre des députés a déclaré recevable – avec un large soutien de la fraction parlementaire de l’alliance gouvernementale – un projet de loi qui, afin d’amortir la crise économique, permet à nouveau aux Chiliens de retirer de l’argent des fonds de pension (AFP), jusqu’à hauteur de 10 % de leur «épargne». C’est la cinquième fois depuis le début de la pandémie qu’une telle mesure, à laquelle les marchés financiers résistent, est proposée.

Que la chambre ait déclaré le projet de loi recevable antérieurement à la nécessaire discussion législative est une douche froide pour l’exécutif, lui qui tente toujours de persuader ses partisans d’éviter une cinquième retrait des AFP et, au contraire, de resserrer les rangs autour de politiques publiques qui ne réduisent pas davantage l’épargne retraite. «Le cinquième retrait n’est pas dans notre programme de gouvernement», a rétorqué plus tard la porte-parole du gouvernement, Camila Vallejo, membre du Parti communiste (PC), qui participe à la coalition au pouvoir. Cependant, le maire de la municipalité de Recoleta [commune pauvre dans la banlieue de Santiago], ancien candidat à la présidence et l’un des dirigeants du PC, Daniel Jadue, a mis de l’huile sur le feu et condamné le refus du gouvernement d’aborder la question: «Je trouve incroyable que la même coalition qui a approuvé quatre retraits déclare aujourd’hui que le cinquième est absolument irréalisable».

«Il n’est pas inhabituel qu’il y ait des désaccords ou des difficultés dans les premières semaines d’un gouvernement. Ce qui a été établi lors de l’assemblée du 25 mars, c’est que des progrès seront réalisés dans la mise en œuvre du programme, face à des secteurs de la droite qui cherchent à boycotter toute avancée vers les transformations démocratiques. Le cinquième retrait ne fut pas au centre de la discussion, mais c’est l’une des possibilités qui est sur la table, avec plusieurs autres, pour améliorer les conditions de vie de ceux et celles d’entre nous qui vivent au Chili. Il me semble que les propos du maire Daniel Jadue ont à voir avec la nécessité réelle de chercher des solutions à la crise déclenchée par la pandémie», nous a indiqué Lorena Pizarro, députée communiste récemment élue et dirigeante historique de l’Agrupación de Familiares de Detenidos Desaparecidos, qui était présente à la réunion convoquée par Gabriel Boric à Viña del Mar.

La visite contrariée d’Araucanía

Le premier casse-tête pour La Moneda a été la visite mouvementée d’Izkia Siches en Araucanía, quatre jours après l’inauguration du mandat présidentiel de Gabriel Boric. Avec l’argument de mettre en œuvre la solution politique au conflit mapuche proposée dans le programme du gouvernement, elle atterrit dans la région et se dirige ensuite vers Temucuicui [localité composée d’un groupe de communautés mapuche dans la commune d’Ercilla, province de Malleco, région d’Araucanía]. Cependant, la délégation n’avait pas prévenu les communautés locales de son arrivée et la ministre a fini par se réfugier dans un poste de contrôle de la police situé à proximité, après avoir entendu des coups de feu tirés par des assaillants inconnus. «J’ai appris ce matin qu’elle [Izkia Siches] se rendait dans la régio» a déclaré Marcelo Catrillanca, dont le fils Camilo a été tué par des carabiniers en 2018 lors d’une embuscade à Temucuicui. De même, une fois le danger passé, Marcelo Catrillanca a reçu Izkia Siches et a apprécié la volonté de dialogue du nouveau gouvernement.

Toutefois, selon le journaliste et écrivain mapuche Pedro Cayuqueo, le gouvernement a été trahi par un excès de confiance lors de la visite d’Izkia Siches dans la région, visite qu’il qualifie d’«improvisée». Pedro Cayuqueo, qui a soutenu la candidature de Gabriel Boric, déplore l’absence d’un plan ou d’une feuille de route solide à présenter aux représentants du peuple mapuche. Il constate un «désarroi institutionnel» face à la résolution du problème. C’est un «mauvais signe» de la part du gouvernement, car «le peuple mapuche n’est pas en train d’improviser ses revendications», nous a-t-il confié. «La visite improvisée de la région mapuche – et, en particulier, d’une zone de conflit emblématique comme Temucuicui – était clairement une erreur. Certaines autorités gouvernementales l’ont reconnu. C’est une région qui, au cours des dernières décennies, a connu de graves épisodes de violence, notamment des crimes commis par des agents de l’Etat contre des civils. Il n’était pas conseillé de se rendre sur ce territoire sans avoir un programme précis à présenter aux autorités du peuple mapuche», ajoute Pedro Cayuqueo, auteur de plusieurs ouvrages sur le sujet, dont Solo por ser indios et Historia secreta mapuche.

Le gouvernement, ajoute Pedro Cayuqueo, a «ignoré les conventions culturelles du peuple mapuche», comme celui de contacter au préalable les chefs traditionnels, qui «ne sont pas reconnus par les autorités chiliennes, mais qui exercent un vrai leadership». Dans le cas particulier de Temucuicui, explique le journaliste, il s’agit d’un territoire en conflit qui compte cinq ou six communautés – à proprement parler des «réserves» – dont chacune a sa propre chefferie, très jalouse de sa propre autorité, de sorte que cette structure décentralisée de la société mapuche «met en question les modalités d’exercice du pouvoir par les politiciens non indigènes».

Les trois âmes de la coalition

Une semaine après son entrée en fonction, le 18 mars, Gabriel Boric a signé un projet de loi visant à obtenir l’adhésion du Chili à l’Accord régional sur l’accès à l’information, la participation du public et la justice en matière d’environnement. Cet Accord, dit d’Escazú, signé en mars 2018 par 24 pays d’Amérique latine, est le premier traité environnemental du continent. Le Chili était initialement l’un de ses promoteurs, mais le gouvernement de Sebastián Piñera a refusé de le signer.

Si, en matière d’environnement, l’adhésion à l’Accord a été largement saluée, d’autres initiatives du nouveau gouvernement ont suscité des doutes, même parmi les membres de sa coalition. A cet égard, il convient de rappeler qu’après la victoire de Gabriel Boric au second tour, alors qu’il ne disposait pas d’une majorité propre au Congrès, le gouvernement a dû élargir sa base de soutien en dehors du secteur d’Apruebo Dignidad et ajouter des éléments de l’ancienne Concertación alignés sur son projet de transformation. Ces groupes sont désormais alliés au sein du front Socialismo Democrático qui comprend les partis historiques de la Concertación – comme le Parti socialiste (PS) – à l’exception de la Démocratie chrétienne.

Parmi les initiatives qui ont suscité la controverse au sein du parti au pouvoir, il y a l’annonce de l’extrême urgence de discuter du projet de loi d’amnistie pour les prisonniers politiques du soulèvement populaire d’octobre 2019. Bien qu’ils se soient prononcés en faveur du projet de loi, certains sénateurs PS ont reproché au ministre Secrétaire général de la présidence, Giorgio Jackson, de ne pas avoir, selon eux, cherché à trouver des accords au Sénat pour obtenir le quorum nécessaire à l’approbation du texte. En ce moment même, la Convention constituante [qui élabore un projet de constitution en parallèle du fonctionnement normal du législatif actuel] discute de la place, à l’avenir, du Sénat dans l’ordre institutionnel, ce qui sera inscrit dans le projet de nouvelle charte fondamentale.

Une autre source de conflit émanait des décisions controversées sur la composition des ambassades. Tout d’abord, Gabriel Boric a nommé l’ancienne candidate du PS à la présidence, Paula Narváez [ancienne ministre, de 2016 à 2018, du second gouvernement de Michelle Bachelet], au poste d’ambassadrice du Chili aux Nations unies. Puis, il a désigné l’ancienne présidente de la Central Unitaria de Trabajadores (CUT) et ancienne candidate à la Convention constituante, Bárbara Figueroa (PC), au poste d’ambassadrice en Argentine. On a moins parlé du cas de Sebastián Depolo, l’un des fondateurs du parti pro-gouvernemental Revolución Democrática, qui occupera ce poste au Brésil. Sebastián Depolo a perdu deux élections consécutives: les primaires du Frente Amplio (FA) pour les gouverneurs régionaux, puis pour le sénat.

Dans les trois cas, le président est revenu sur sa parole, selon les commentaires de ses détracteurs. «Les ambassades ne peuvent pas être un prix de consolation» avait déclaré Gabriel Boric, alors candidat, devant l’Association des diplomates de carrière, en octobre 2021. La même institution a maintenant contesté l’annonce du gouvernement comme «preuve du maintien de critères de nomination pour des raisons d’amitié ou de proximité politique, ou en raison de la défaite lors de candidatures électorales». La ministre des Affaires étrangère Antonia Urrejola a rejeté les critiques concernant une rétribution présumée pour des appuis politiques, comme cela aurait été le cas pour Paula Narváez qui avait soutenu la candidature de Boric au second tour. Cependant, selon le dernier sondage de la société de conseil Cadem, publié lundi 28 mars, 57 % des personnes interrogées estiment que la nomination de Bárbara Figueroa au poste d’ambassadrice en Argentine est «mauvaise».

De l’avis du politologue et directeur exécutif du Centro de Incidencia Pública, Jorge Schiappacasse, ces «troubles» sont typiques du processus «naturel» de la mise en place d’une nouvelle coalition gouvernementale. «Je les minimiserais dans toute analyse sérieuse», affirme l’expert, pour qui ces divergences font partie du défi du président: «construire la culture d’une nouvelle coalition de gouvernement qui coordonne les trois âmes qui la compose: Chile Digno [avec le PC et d’autres forces de gauche], le FA [qui, avec Chile Digno, forme le pacte Apruebo Dignidad] et Socialismo democrático». Il cite un exemple qui illustre l’équilibre délicat que doit assurer Gabriel Boric: «Le refus du cinquième retrait des fonds de pension est lié à cet ex-groupe de Concertación (Socialismo democrático), qui partage l’idée de responsabilité financière. Pour Apruebo Dignidad, le signal a été de permettre le voyage d’Izkia Siches en Araucanía et la tentative de dialogue.» Chaque fois que Gabriel Boric a donné un signal à ces trois groupes séparément, ajoute-t-il, on a vu «comment les autres sous-cultures de la coalition se sont senties mal à l’aise, ce qui continuera à se produire jusqu’à ce que Boric parvienne à créer un langage politiquement accepté par les trois âmes de la coalition».

Jorge Schiappacasse rejoint en partie l’analyse du sociologue Carlos Ruiz, considéré comme l’idéologue du FA chilien, qui a également assisté à la naissance et à la croissance politique de Gabriel Boric en tant que leader étudiant à l’Université du Chili. «Ce que je vois ici, c’est la reconfiguration de toute la scène politique, d’un extrême à l’autre. Dans ce contexte, le gouvernement doit donc reconfigurer une alliance qui n’est pas la même que celle avec laquelle il a commencé dans le cadre d’Apruebo Dignidad. Et il doit l’étendre à un ensemble qu’il n’avait pas envisagé au départ. Cette nouvelle alliance qui a émergé au second tour doit être structurée politiquement dans un projet commun», a expliqué Carlos Ruiz, enseignant à l’Université du Chili et membre de la Fondation Nodo XXI, le groupe de réflexion du FA.

Les défis à court terme

Selon Jorge Schiappacasse, l’exécutif doit renouer le dialogue avec ses coreligionnaires dans les autres organes gouvernementaux, ce qui peut être réalisé s’il «intègre rapidement les orientations stratégiques du programme aux orientations des ministères, car cela permettrait de coordonner les acteurs». «Si cela n’est pas réalisé, il sera plus difficile de maintenir l’unité politique d’une coalition dans laquelle chaque sous-groupe cherche à préciser sa propre identité», ajoute-t-il. Une autre mesure qui permettrait d’améliorer les relations entre les alliés du parti au pouvoir serait de «voir quels projets de loi sont déjà avancés dans le Congrès et de les mettre en œuvre par le biais de décrets ou en modifiant l’ordre de priorité de ces initiatives qui proviennent de périodes précédentes». Il ajoute: «Ces projets de loi ont déjà été soumis à un processus de socialisation politique, ce qui accélérerait la présence dans le débat public de la plateforme politique et programmatique du gouvernement.»

Carlos Ruiz, quant à lui, estime que les grandes transformations visées par le gouvernement dépendront de la prédominance ou non d’une fraction de la droite «plus obstructionniste et conservatrice radicale» qui s’est exprimée avec force par le biais de la candidature présidentielle de José Antonio Kast: «Cela détermine l’horizon possible des changements. De plus, nous sommes face à une société chilienne qui a une très forte propension à la mobilisation; ce n’est plus la société marquée par le quiétisme des années 1990. J’ajouterais un dernier point qui conditionne le processus de transformation: le processus constituant. La droite obstructionniste et les médias font un grand effort pour délégitimer la Convention constituante.» Toutefois, il a confiance dans le leadership de Gabriel Boric: «Il dispose d’un capital politique que personne d’autre n’a dans cette crise de légitimation de toute la sphère politique. Il bénéficie d’un grand soutien, tout comme son équipe, et sa transparence est indiscutable.»

Un autre défi à court terme inquiète Lorena Pizarro, élue présidente de la Commission des droits de l’homme de la Chambre basse: les derniers épisodes de répression sur la place de la Dignité à Santiago du Chili. Le vendredi 18 mars, un policier a bousculé un manifestant qui, à la suite de cette action, s’est cogné la tête sur le trottoir. Le gouvernement a demandé une enquête sur les Carabineros. Une semaine plus tard, alors que le conclave pro-gouvernemental se déroulait à Viña del Mar, un officier en uniforme a tiré sur une personne et l’a blessée, lors d’une marche organisée par la Confédération des étudiants du Chili; cela pour échapper à une agression de manifestant·e·s. Ce n’était pas la seule situation violente: au cours de la même marche, un lycéen de 19 ans a été attaqué à coups de triques par un groupe de vendeurs ambulant. Des témoins ont dénoncé le fait que les carabiniers n’ont pas empêché la brutale attaque, mais ont laissé le champ libre aux agresseurs.

«J’espère que la condamnation de la répression des carabiniers par le gouvernement sera beaucoup plus importante», déclare Lorena Pizarro. Elle estime que l’enquête demandée devrait entraîner le départ du directeur général des Carabineros, Ricardo Yáñez: «Le laisser à son poste est intenable. Il est aujourd’hui le principal responsable de ces actes répréhensibles. En tant que fille d’un détenu disparu, je n’accepte pas que la répression soit autorisée, sous quelque gouvernement que ce soit». Pour la députée, il est impératif d’avancer dans une «transformation profonde» des forces armées et de la police, étant donné que «ces institutions sont encore attachées à l’idéologie de la dictature civilo-militaire et sont formées selon la doctrine que l’ennemi est le pauvre ainsi que tous ceux et toutes celles qui manifestent de manière légitime».

Afin de redresser la barre sur les questions indigènes après l’échec de la visite d’Izkia Siches et, en particulier, de définir de nouveaux termes d’accord avec le peuple mapuche, Pedro Cayuqueo recommande au gouvernement de se tourner vers l’histoire et de recréer les «parlements», une institution diplomatique qui constituait un moyen de médiation et de résolution des conflits entre la Couronne espagnole et le peuple mapuche, reproduit à l’aube de la république chilienne. «En 1825, le dernier parlement s’est tenu entre l’Etat chilien et le peuple mapuche: le parlement Tapihue. Le Chili a connu un moment historique très intéressant, avec des processus constitutionnels, dans les premières années de la république. Dans ce parlement, les chefferies mapuches, les autonomies territoriales et leurs juridictions ont été reconnues pour instaurer une paix stable et durable. Tapihue a été trahi lorsque l’armée chilienne a envahi l’Araucanía à la fin du XIXe siècle. Aujourd’hui, comme à cette époque, le Chili traverse un moment de changement social et constitutionnel. Nous sommes à trois ans du bicentenaire du Parlement de Tapihue. Il serait très bien que le gouvernement propose dès à présent une feuille de route pour parvenir à un nouveau pacte d’ici 2025. Ce serait très symbolique et fort, et cela aurait beaucoup de sens pour le peuple mapuche», suggère Pedro Cayuqueo, pour qui les «parlements» renvoient à une méthode historique qui fonctionne, mais qui jusqu’à présent a été méprisée par l’installation d’une «logique de faire les choses à la manière huinca [blanche]». (Article publié dans l’hebdomadaire uruguayen Brecha le 1er avril 2022; traduction rédaction A l’Encontre)

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