Russie. Démolition d’immeubles, «voleurs» et «corrompus»

Par Pierre Avril

Svetlana, son mari et ses trois enfants vivent depuis quatorze ans dans trente-cinq mètres carrés. Le linge pend à l’entrée de la pièce principale, les murs sont à nu. Chaque nuit, à travers les cloisons en contreplaqué, le couple entend le chien du voisin gambader. Leur quartier moscovite de Ziouzino est vert, mais leur immeuble est en décrépitude, tout comme ces quelque dix mille habitations de la capitale que Nikita Khrouchtchev [premier secrétaire du Comité central du PCUS de 1953 à octobre 1964; président du Conseil des ministres de mars 1958 à octobre 1964] avait fait construire en urgence dans les années 1960, au rythme moyen d’un bloc de cinq étages tous les dix jours.

A l’époque, «l’avènement du communisme» était l’affaire de deux décennies et il s’agissait, dans l’intervalle qui conduirait cet avenir radieux, de loger les Soviétiques à peu de frais. En guise de fondations, des dalles en béton furent directement coulées sur la terre. Les fenêtres ont été enchâssées dans des cloisons friables. Pour économiser l’espace, les canalisations et le chauffage ont été installés à l’intérieur des murs, empêchant toute réparation, sauf à devoir abattre ces derniers. Soixante ans plus tard, le «communisme» n’est pas advenu, et Svetlana vit toujours dans la promiscuité.

Le 21 février 2017, Vladimir Poutine, qui briguera l’an prochain un quatrième mandat présidentiel, a fièrement confirmé que 8000 des immeubles khrouchtcheviens seraient détruits dans un délai maximum de vingt ans. Leur 1,6 million d’habitants seront relogés, si possible «dans le même quartier». Dans le passé, des plans similaires de moindre ampleur avaient été menés à bien, mais discrètement. Cette fois, «nous avons toutes les raisons de dire qu’il s’agit d’un projet populaire», a affirmé le maire de la capitale, Sergueï Sobianine. L’observation se révèle peu clairvoyante.

Ce qui s’apparentait, dans l’esprit du Kremlin, à un cadeau électoral, se transforme en chemin de croix. Et en guise de félicitations, le pouvoir russe recueille la colère. Svetlana aimerait déménager, mais après tant d’espoirs déçus, elle affirme «ne plus croire» aux promesses des apparatchiks. Son avis représente une petite moitié de l’opinion publique. L’autre moitié est composée d’opposants au projet, dont les immeubles se révèlent plus solides. Ces derniers refusent d’être «déportés» ou dénoncent la « corruption» qui accompagnera ce projet. Le tout forme un front contestataire qui, selon plusieurs politologues, menace de dégénérer en révolte.

«Notre pouvoir ne sait faire que voler. Dialoguer ne les intéresse pas et ils en sont incapables. Résultat, ils créent une situation où tout le monde se retourne contre eux», peste Larissa Maksimova, une autre habitante de Ziouzino. Cette quinquagénaire met en cause les deux frères Rotenberg, deux oligarques amis de Vladimir Poutine, qui raflent une bonne partie des marchés publics.

Mercredi 26 avril, une manifestation dans le quartier de Timiriazevski a réuni plusieurs dizaines de riverains excédés. Taxés de «menteurs», des journalistes des télévisions d’Etat ont été chassés. Dans la foule étaient présents des collégiens de 15 ans qui, il y a un mois, avaient participé pour la première fois de leur vie à la grande manifestation anticorruption organisée par l’opposant Alexeï Navalny.

Le caractère improvisé de cet oukase immobilier, d’inspiration néosoviétique, saute aux yeux des intéressés. Devenus pour beaucoup propriétaires de leurs logements à la chute de l’URSS, les habitants assimilent les projets de destruction à une «expropriation». Ils jugent «inconstitutionnels » les plans de relogement qui interdisent aux intéressés de choisir leur futur lieu d’habitation. La liste exacte des immeubles promis à la destruction n’est pas déterminée.

Travaillant dans l’urgence pour satisfaire à l’ordre du Kremlin, la Douma a notamment fixé comme critère de démolition la «vieillesse morale» des logements! La surface des appartements de substitution ne pourra pas «être inférieure» [sic] à celle des précédents. Au passage, le Parlement a oublié de définir les modalités de remboursement s’appliquant aux propriétaires endettés [des appartements ont été achetés depuis des années].

Mêlé à la rancœur, ce sentiment de vulnérabilité s’exprime dans les dizaines de réunions de quartier qu’organisent les autorités moscovites pour tenter de déminer le terrain. Dans la préfecture municipale de Boutyrski, le préfet s’est vu traiter de «raider» par un retraité et un autre fonctionnaire de «voleur». Des panneaux «non à la déportation» ont été brandis. «Ce que vous faites s’apparente à la collectivisation de 1928», a dénoncé une habitante. «Vous mentez au peuple», a lancé un quadragénaire.

Tous font partie de cette classe moyenne éduquée qui avait manifesté en masse contre Vladimir Poutine à l’hiver 2011.

Progressivement, les officiels battent en retraite. «Seuls les habitants qui voteront pour la destruction seront relogés», a tenté de rassurer le préfet, Valéry Vinogradov, qui entend ouvrir une consultation par Internet. Mais en l’absence de tout syndic d’immeuble, on voit mal comment ces promesses pourront se concrétiser. D’autres dénoncent par avance des falsifications. Depuis plusieurs jours, les médias du Kremlin saluent l’exercice démocratique entrepris par les pouvoirs locaux. Mais sur les réseaux sociaux, ces reportages flatteurs sont tournés en dérision.

Le magazine d’investigation Novaïa Gazeta a accusé le maire de Moscou d’avoir organisé une fausse réunion publique à des seules fins télévisuelles. Et désormais beaucoup doutent que le plan immobilier quadri-quinquennal de Vladimir Poutine sera mené à terme. (Article publié dans Le Figaro, en date du 8 mai 2017, titre de A l’Encontre)

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