Azerbaïdjan-Arménie. «Le deuxième siège du Karabakh»

Soldats russes pour le «maintien de la paix» face à une manifestation demandant le déblocage du corridor de Latchine, blocage effet sous le prétexte d’empêcher une extraction minière illégale.

Par Vicken Cheterian

J’ai pris le vol de Yerevan (Erevan) à Stepanakert. L’avion civil n’avait pas de sièges, ils avaient tous été enlevés pour faire un maximum de place pour le fret. Nous étions assis sur des sacs de farine. Personne ne nous a invités à mettre les ceintures de sécurité. L’avion civil Yak-40 a décollé et a pris de l’altitude très rapidement. Il a conservé son altitude jusqu’à ce qu’il atteigne l’aéroport de Karabakh, où il est descendu en faisant des virages en spirale. Cette manœuvre inhabituelle visait à éviter les tirs anti-aériens azéris qui ne faisaient pas de distinction entre civils et militaires et ouvraient le feu sur tout ce qui était considéré comme arménien. A l’aéroport de Stepanakert (situé à proximité du village de Khojaly, aujourd’hui Ivanyan), une seule voiture nous attendait, nous les invités étrangers. Les autres passagers ont dû se rendre à pied à Stepanakert ou dans leurs villages, car il n’y avait pas d’essence pour les voitures civiles. Lorsque nous avons atteint Stepanakert, nous avons vu de nombreux bâtiments détruits à cause des bombardements intensifs de l’artillerie azérie. Dans le centre de la ville, les parcs publics étaient consacrés à la culture de pommes de terre ou de carottes, pour survivre.

C’était en avril 1992, au plus fort de la première guerre du Karabakh, lorsque la communauté arménienne était totalement assiégée par les militaires azerbaïdjanais. Bien que différents dirigeants se soient succédé – d’abord l’apparatchik de l’ère soviétique Aïaz Moutalibov [octobre 1991-mars 1992, puis du 14 au 18 mai 1992], puis le professeur de littérature arabe devenu politicien pan-turc Abulfaz Elchibey [juin 1992-juin 1993] – la politique n’a pas changé: une guerre totale d’anéantissement contre la population arménienne du Karabakh montagneux – ou Artsakh en arménien. C’était avant que les forces arméniennes ne prennent l’initiative et ne passent à l’attaque en prenant le contrôle du corridor de Latchine [assurant l’accès entre Arménie et Haut-Karabakh] en juin 1992, pour se libérer d’un siège étouffant. La guerre qui a suivi au cours des deux années suivantes a donné lieu à des massacres mutuels et à un nettoyage ethnique, à la mort de milliers de jeunes soldats, pour finalement aboutir à une victoire militaire arménienne et au cessez-le-feu de mai 1994.

Depuis le 12 décembre 2022, les Arméniens du Karabakh subissent le même sort. Les autorités azerbaïdjanaises ont fermé la route de Latchine qui est le seul lien entre le Karabakh et l’Arménie et le reste du monde. La route est bloquée par des personnes qui se font passer pour des «activistes écologiques» prétendant s’opposer aux activités minières au Karabakh. Mais il ne fait aucun doute qu’il s’agit d’agents du gouvernement azerbaïdjanais, organisés et contrôlés par les autorités centrales. L’objectif du siège est de prendre le contrôle de la voie vitale pour les 120’000 habitants qui continuent à vivre sur leur terre ancestrale.

Après la deuxième guerre du Karabakh de 2020, où l’Azerbaïdjan a lancé une attaque massive pendant 44 jours et remporté une victoire militaire, l’agression azerbaïdjanaise contre le Karabakh et contre l’Arménie n’a pas cessé. Depuis, le président azerbaïdjanais Ilham Aliyev qualifie l’Arménie d’«Azerbaïdjan occidental», préparant ainsi le terrain pour un conflit permanent. Cette agression continue révèle que les objectifs de la guerre de 2020 n’étaient pas de restaurer «l’intégrité territoriale» de l’Azerbaïdjan selon le «droit international», mais un conflit ethnique de fond qui se poursuit depuis le début des années 1990. Ilham Aliyev aurait pu choisir une autre politique après sa victoire en 2020, par exemple des négociations avec la partie arménienne pour mettre fin à un conflit vieux de trois décennies. Toutefois, il a préféré poursuivre la logique des menaces et de la force.

Il convient de rappeler que le Karabakh n’est pas le seul pays assiégé, l’Arménie l’est également: l’Azerbaïdjan et la Turquie continuent d’imposer un blocus à l’Arménie depuis que le pays a accédé à l’indépendance, soit depuis plus de trois décennies.

Les soldats russes de «maintien de la paix» et l’empire perdu

Le corridor de Latchine, qui relie le Karabakh à l’Arménie, est sous le contrôle des forces de maintien de la paix russes, déployées dans la région conformément à l’accord trilatéral du 9 novembre 2020 (Russie, Azerbaïdjan, Arménie) qui a mis fin à la deuxième guerre du Karabakh. Etrangement, depuis le 12 décembre 2022, les militaires russes tolèrent que quelques dizaines de manifestants bloquent une route principale dans la zone dont ils sont la responsabilité. Leur passivité soulève de nombreuses questions sur le rôle que joue la Russie dans ce conflit, et sur sa capacité à remplir son mandat de maintien de la paix. La portée de la coopération et de la coordination politiques entre Moscou et Bakou n’est pas claire non plus. Dans le contexte de la guerre russe en Ukraine, l’Azerbaïdjan est devenu important pour aider la Russie à briser les sanctions occidentales et à exporter du gaz russe vers les marchés européens.

Poutine a aujourd’hui perdu le soutien de l’opinion publique arménienne. Au lendemain de la guerre de 2020, une partie de l’opinion publique arménienne, et tout particulièrement les Arméniens du Karabakh, voyait dans la Russie de Poutine le garant de leur sécurité. Ce n’est plus le cas actuellement, car la Russie reste inactive alors que les attaques azerbaïdjanaises se poursuivent. Cette situation est très similaire au changement de l’opinion publique arménienne en 1988: le mouvement du Karabakh avait commencé dans l’optique des réformes de Gorbatchev, et lors des premières manifestations, ils portaient des affiches de Lénine et des slogans de la perestroïka. Mais lorsque Gorbatchev n’a pas répondu à leurs revendications, et que les forces soviétiques n’ont même pas réussi à garantir la sécurité physique des Arméniens après les pogroms de Soumgaït (février 1988), l’opinion publique arménienne s’est radicalisée pour adopter des positions antisoviétiques et réclamer l’indépendance.

Les empires se construisent et déclinent en lien avec les fonctions qu’ils remplissent: jouer les arbitres et apporter la stabilité là où les acteurs locaux échouent. Poutine a déclaré qu’il voulait reconquérir un empire perdu, mais il ne sait tout bonnement pas comment s’y prendre.

La «société civile» est tout autre chose que la «société militaire»

L’Azerbaïdjan, dont l’économie est entièrement basée sur la production et l’exportation d’hydrocarbures qui contribuent au réchauffement climatique qui ravage notre planète – un pays où le moindre mouvement de protestation est réprimé par la police – étouffe les Arméniens du Karabakh en organisant un siège sous le couvert de slogans tels que «stop à l’écocide», «sauvons la nature». Lorsque Orwell a écrit 1984 et inventé le terme «double langage» (novlangue), il avait exactement ceci en tête: le totalitarisme déformant le langage et la pensée; les initiatives indépendantes de la société civile sont remplacées par les soldats d’un Etat autoritaire.

Pourtant, cette distorsion du sens n’est pas le résultat du seul autoritarisme. Ces derniers jours, j’ai essayé de trouver s’il y avait d’authentiques écologistes en Azerbaïdjan, y compris dans les pays voisins, dont la Turquie, qui protestaient contre le régime d’Ilham Aliyev confisquant le discours écologique et le transformant en une arme de nettoyage ethnique. Pourtant, je n’en ai pas trouvé. De nombreuses ONG environnementales en Géorgie, en Arménie, en Turquie et ailleurs ont reçu des subventions pour des «projets régionaux» visant à renforcer la coopération dans le domaine écologique. Pourtant, elles estiment que les événements de Latchine ne les concernent pas. Avant l’émergence des régimes autoritaires, les dépositaires de la «société civile» ont déjà érodé le langage et sa signification par leur comportement.

Nous savons que les régimes autoritaires ne sont pas équipés pour résoudre des questions aussi complexes que les conflits ethno-territoriaux. Ils ne s’efforcent pas non plus de le faire. Le plus souvent, les régimes autoritaires utilisent ces conflits pour légitimer leur confiscation de la sphère publique. Les conflits ethno-territoriaux ont une chance d’être résolus par l’instauration d’un Etat de droit – où les citoyens individuels et les groupes sociaux ont des droits protégés par l’Etat, et où les différences ethniques, linguistiques, religieuses, raciales et autres perdent de leur importance. Mais l’Azerbaïdjan, avec sa structure économique dépendante des exportations de pétrole et de gaz, avec ses valeurs politiques où des concepts comme la «société civile» ou des slogans comme «sauver la nature» sont détournés dans le but d’enflammer le nationalisme et les conflits, un tel pays a-t-il une chance d’établir l’Etat de droit? (Article reçu le 10 janvier 2023; traduction rédaction A l’Encontre)

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