Portugal: à gauche chacun roule avec sa bicyclette

2012-03-15-desemprego_centro_emprego_amadora1_lusaPar António Simões do Paço

Le Portugal, comme les autres pays de l’Union européenne (UE), surtout ceux du sud, a été soumis à une terrible offensive contre les droits du travail des salarié·e·s qui avait et a comme but la diminution des salaires. Cette offensive a ainsi provoqué une hausse brutale du chômage et a détruit simultanément les conditions de vie de ceux qui faisant alors encore partie de la classe moyenne, comme par exemple les indépendants dans la restauration qui ont été écrasés par l’augmentation de la TVA et le durcissement des réglementations. Tout cela s’accompagne d’une aggravation de la dépendance du pays qui s’écroule sous le poids du paiement des intérêts de la dette (dite) publique qui représentent aujourd’hui plus de 7 milliards d’euros par an, plus de 4% du PIB. Sous ce prétexte, des entreprises stratégiques qui étaient des entreprises publiques comme par exemple l’EDP (électricité du Portugal), la PT (Portugal Telecom), la Cimpor (Ciments du Portugal) ou l’ANA (gestion d’aéroports) ont été vendues à celui qui proposait le plus gros chèque.

Cette offensive du capital a eu des réponses disparates. En Grèce, elle a mené à une lourde défaite des partis l’ayant appliquée (Nouvelle démocratie et PASOK), ainsi qu’à une popularité croissante de Syriza qui s’est concrétisée par sa victoire aux élections du 25 janvier où elle a recueilli 36,34% des voix. En Espagne, les derniers sondages connus (Metroscopia, avril 2015) donnaient un peu plus de 40% des intentions de vote aux deux partis qui ont gouverné l’Espagne depuis la fin du franquisme (PSOE et PP), tandis que Podemos, en tête des sondages, récolterait 22,1% ; ce qui reste à confirmer après les élections en Andalousie.

Pendant ce temps, au Portugal, le rejet de la politique et des politiciens qui incarnent cette offensive se manifeste uniquement par une montée de l’abstention (47,4%) et des votes blancs et nuls (6,82%) comme on l’a vu lors des élections municipales de 2013. Les gigantesques manifestations anti-Troïka du 15 octobre 2011, 15 septembre 2012 et 2 mars 2013 n’ont pas réussi à ébranler le gouvernement PSD/CDS (Parti social-démocrate et Centre démocratique et social, droite). Il y a eu un reflux marqué qui a vidé les rues des manifestants, rues qui ne sont plus la scène privilégiée du combat contre le gouvernement et ses politiques.

Cette incapacité d’affronter et de renverser les politiques «d’austérité» a des raisons politiques et sociales. Parmi ces dernières réside certainement la structure sociologique du pays qui compte 1’167’811 PME soit, 99,9% du tissu entrepreneurial portugais, et sont responsables de 60,9% du total des chiffres d’affaires [1]. Lorsque l’on soustrait de ce total les entrepreneurs individuels [2], le nombre moyen de postes de travail de ces petites et moyennes entreprises représente 8,28 employé·e·s. Le nombre de faillites de sociétés est très élevé: 32’473 en 2011, 17’748 en 2013. Mais le nombre de sociétés constituées est aussi très élevé: 31’986 en 2011, 32’060 en 2013. Il serait nécessaire d’étudier un peu mieux ces données afin de savoir dans quels secteurs se réalisent les faillites, dans quels secteurs il se crée de nouvelles entreprises, quelles sont leurs dimensions afin de cerner au mieux ce qui se passe.

Une autre donnée importante est le taux très élevé de chômage des moins de 25 ans: 34,8% selon l’INE. Mais ces données de l’INE se basent sur un taux de chômage général de 13,9%, alors que les enquêtes de la CGTP-Confédération générale des travailleurs portugais et d’autres chercheurs évaluent en réalité le taux de chômage à 22,9%. A cela s’ajoute une très forte émigration des jeunes. Selon une étude de novembre 2014, depuis 2010, plus de 200’000 portugais entre 20 et 40 ans sont partis officiellement du Portugal [3]. Cependant, les chiffres réels pourraient atteindre en fait le double [4].

Lors de la manifestation du 25 avril dernier, j’ai rencontré un vieil ami, ex-militant maoïste et l’un des rares officiers de l’armée à avoir déserté afin de ne pas combattre la guerre coloniale. Nous avons parlé de l’absence de mouvement de la jeunesse et il m’a dit, en montrant la rangée de l’APRE, l’association des retraités, et il m’a dit: «Le voilà, le mouvement étudiant! Sauf qu’il s’agit de celui d’il y a quelques décennies.»

Cette structure du pays aide certainement à expliquer la capacité de survie des partis comme le PSD et le PS (Parti socialiste), mais cela n’explique pas tout. L’incapacité du PCP (Parti communiste portugais) et du BE (Bloc de gauche) de dépasser la barrière des 10% fait aussi partie de l’explication. Surtout en ce qui concerne le BE, qui après les élections européennes de 2009 a atteint les 10,79%, a commencé à imploser de telle façon qu’aujourd’hui, le BE de 2009 s’est morcelé en quatre formations différentes qui se présentent toutes aux prochaines élections, soit: le BE, Livre/Tempo de Avançar (Libre/Temps pour avancer) [5], le MAS (Mouvement de l’alternative socialiste) [6] et l’Agir [7].

Le discrédit des partis multiplie les candidats à la présidentielle

Les prochaines élections présidentielles n’auront lieu qu’après les législatives de janvier 2016. Cependant, les candidats ont déjà commencé à pousser comme des champignons. Henrique Neto a initié le mouvement, suivi par Sampaio da Novoa. Il y a aussi Paulo Morais, Paulo Freitas do Amaral, Castanheira Barros, Manuel Almeida et Orlando Cruz. Et on parle encore d’autres candidats possibles: Marcelo Rebelo de Sousa, Rui Rio, Manuela Ferreira Leite, pour le PSD, où Pedro Santana Lopes a l’air de s’être désisté; António Vitorino, Maria de Belém Roseira e Carlos César, pour le PS alors que Guterres a déjà annoncé qu’il ne sera pas candidat. Tous ces candidats présidentiels qui se présentent dans le sillage des partis appartenant à «l’arc gouvernemental» reflètent l’énorme mécontentement relatif aux partis. Ils tentent, presque tous, de vendre le même produit sous un autre emballage: si le peuple en a marre des partis, peut-être qu’il gobera tel ou tel personnage politique. Ce qu’ils représentent n’est en aucune mesure une rupture avec les politiques menées. De même, ils ne représentent rien de progressiste. C’est la même chose avec cette nouvelle mode des «primaires» qui a commencé au PS et qui a déjà contaminé le Livre. Personnifier la politique, donner la primauté à l’élection d’un leader (un chef) au détriment de discussion et de choix d’un programme politique est en lui-même déjà le symptôme d’un net retour en arrière. C’est le propre des sociétés agro-pastorales et cela a été recyclé jusqu’aujourd’hui par des institutions qui datent de ces temps anciens, comme par exemple l’institution Eglise. Femmes et hommes libres discutent collectivement ce qu’ils souhaitent faire de leur vie en société. Les moutons «discutent» de qui sera le bon berger.

Après avoir dit ça, il serait faux de ne pas s’intéresser aux présidentielles. Il serait de bon ton que la gauche – qui souhaite mettre fin aux politiques contre-révolutionnaires qui attaquent les diverses facettes du salaire, l’emploi et l’Etat social – ait un candidat. Peut-être que Manuel Carvalho da Silva pourrait être ce candidat. En tout cas, dans la mesure où il adopterait un programme approprié incluant au minimum : la rupture avec le Mémorandum d’entente avec la Troïka, un moratoire sur la dette et un audit, la révocation des mesures du PEC (Pacte de stabilité et de croissance) de José Sócrates [premier ministre du Portugal de 2005 à 2011] et de l’actuel gouvernement contre les salaires et les droits des travailleurs, la fin des privatisations et des PPP (partenariats public/privé) et sa révocation après étude de cas en cas des conditions qui ont été faites. Et dans la mesure où il se présenterait comme l’ancien secrétaire général de la plus grande centrale syndicale portugaise et non pas comme un sociologue. En paraphrasant une célèbre expression populaire : des sociologues, il y a en a beaucoup…

A gauche, chacun roule avec sa propre bicyclette [8]

PCP, Bloco de Esquerda, Livre-Tempo de Avançar, Juntos Podemos (ou le MAS) et Agir de Nuno Ramos de Almeida et Joana Amaral Dias se présenteront aux élections parlementaires en pédalant chacun de son côté. En mettant de côté le PCP, car il se renforcera probablement modérément, il ne semble pas que les autres soient dans de bonnes conditions pour obtenir de bons résultats. Le BE, lui, est très affaibli (par sa faute, surtout).

Les deux versions de Juntos Podemos [9] (Ensemble on peut) (MAS et Agir) ont quant à eux peu de moyens. Livre-Tempo de Avançar semble être le seul capable d’atteindre ses objectifs et deviendra ainsi une sorte de cinquième roue du carrosse PS: ils donneront une caution de gauche au PS d’Antonio Costa qui ne changera rien ou si peu au PS qui a souscrit au Mémorandum de la Troïka.

Cette dispersion reflète le manque de compréhension concernant les problèmes qui seront à résoudre à l’avenir: comment freiner l’érosion des salaires, de l’emploi et de l’État social? Que faire en ce qui concerne la dette? Qu’en est-il de l’euro? Comment reconstruire un mouvement syndical fort et d’autres formes d’organisation des travailleurs? Comment contenir l’hémorragie de l’émigration des jeunes (et des moins jeunes)?

Dans ce contexte, il ne semble pas que les prochaines élections puissent apporter des éléments positifs dans ce type d’arène politique, en mettant de côté le PCP comme je l’ai dit. Aujourd’hui, le Portugal est clairement le plus en retard dans le processus de recomposition politique des pays du sud de l’Europe. Il se peut que les prochains échecs politiques qui se profilent à l’horizon de manière prévisible permettent des recompositions militantes a posteriori. Cependant, les alternatives qui naissent d’échecs ne font souvent pas long feu. 

Ce qu’il manque ce n’est pas tel ou tel député dans l’Assemblée de la République

La classe laborieuse doit cesser de recevoir des coups et a besoin d’engranger quelques victoires, même si celles-ci sont partielles, afin de regagner confiance et d’inverser le cours des «événements». Ainsi elle pourra devenir la protagoniste des futurs regroupements politiques qui se créeront. Tant que la classe laborieuse (et aussi la jeunesse, avec l’effervescence qui lui est propre lorsqu’elle occupe le terrain socio-politique) sera éteinte en tant qu’actrice sociale, le champ continuera d’être occupé par les vieux partis et par les restes des vieux partis et projets politiques.

TapIl y a déjà eu quelques victoires – même partielles et qui sont toujours susceptibles de subir de nouvelles attaques du gouvernement et du patronat – comme c’est le cas des dockers. Ce n’est pas par hasard que le syndicat des dockers est devenu protagoniste de tentatives de regroupement des secteurs combatifs. Il y a eu aussi un sursaut civique pour arrêter la privatisation de la TAP qui a la particularité d’être mis en avant non pas seulement par des personnalités dans tel ou tel domaine, mais surtout par les travailleurs de la TAP eux-mêmes et par les trois syndicats les plus courageux et combatifs de l’entreprise. Une victoire de la TAP pourrait constituer un levier pour inverser le processus des privatisations et de la vente du pays en pièces détachées. En ce moment, tout le secteur des transports est en lutte. Cependant, il nous faut plus de victoires encore, beaucoup plus!

Un fort mouvement des travailleurs et travailleuses devra se reconstituer par la base, et ne pas rechercher des raccourcis dans la superstructure politique. Sans luttes victorieuses, il n’y aura pas de nouveaux dirigeants combatifs. Et sans nouveaux dirigeants combatifs, il pourrait y avoir un simple brassage et nous nous retrouverions à nouveau avec les survivants d’hier et d’avant-hier. Il est urgent de généraliser l’appui aux secteurs qui entrent en lutte et de promouvoir un autre type de syndicalisme qui soit démocratique et combatif et d’y agréger d’autres formes d’association de personnes qui ont des buts culturels, de défense des logements ou simplement de promouvoir la rencontre des gens. L’offensive capitaliste et le gouvernement de droite ne seront certainement pas vaincus en les insultant sur Facebook. (Traduction A L’Encontre)

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António Simões do Paço est historien et membre de la rédaction de la revue Rubra.
Il interviendra lors du Forum international qui se tiendra les 20, 21 et 22 mai à Lausanne (pour prendre connaissance du programme, cliquez sur ce lien).

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[1] INE (Institut national de statistiques).

[2] Une bonne partie de ces ‘entrepreneurs individuels’ sont des salarié.e.s expulsés des entreprises et dépendants, très souvent, de leurs anciens patrons, qui par cette procédure se sont allégés des coûts sociaux respectifs (impôts et contributions pour la sécurité sociale).

[3] INE.

[4] Selon le rapport annuel de statistique de l’émigration portugaise en 2014. En raison de la liberté de circulation permise par l’Accord Schengen et le manque de registres officiels des sorties cela rend plus difficile l’analyse de ce processus. Rien que le nombre d’entrées enregistrées dans les trois pays avec le plus d’immigration portugaise en 2013 – soit le Royaume-Uni, la Suisse et l’Allemagne, avec un total de 55’910 individus – indique que le nombre total de sorties définitives pour toutes destinations doit être supérieur à celui avancé par l’INE.

[5] Le Livre/Tempo de avançar est un tout jeune mouvement fondé seulement depuis novembre 2014. (Rédaction A l’encontre)

[6] Le MAS est un mouvement trotskiste qui est une union de la FER (Front de gauche révolutionnaire) et de Ruptura (mouvement étudiant). Ce nom a été adopté après sa rupture avec le BE (Bloc de Gauche) (Rédaction A l’Encontre)

[7] L’Agir est un jeune mouvement formé par une ancienne députée du BE à l’Assemblée de la République, Joana Amaral Dias. Après avoir pensé se joindre à Junto Podemos (Ensemble on peut), elle s’alliera finalement au PTP (Parti travailliste portugais) qui se trouve au centre de l’échiquier politique. (Rédaction A l’Encontre)

[8] En 2011, Jerónimo de Sousa, secrétaire général des communistes, interrogé par des journalistes sur la question de savoir si le PCP pensait rejoindre un front électoral plus large il a répondu que «chacun roulerait sur sa propre bicyclette».

[9] Une tentative mal préparée de répondre au Podemos espagnol au Portugal.

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