Pologne-Débat. Le «récit national» actualisé, le chef, la religion et l’Eglise, avec leur martyr

Jaroslaw Kaczynski a lancé un attaque d’une grande violence
contre l’opposition depuis la tribune du Parlement

Par Jurek Kuczkiewicz

Parfois, un instant, quelques phrases ou un accent en révèlent plus que des milliers d’heures de débat, ou des livres entiers d’analyses politiques. La Pologne a vécu un moment pareil mardi dans la nuit de mardi à mercredi (du 17 au 18 juillet 2017), filmé et devenu depuis viral sur les réseaux sociaux.

Il est peu après 23 heures à la Diète polonaise, qui débat dans une atmosphère houleuse du projet de réforme de la Cour suprême déposé par le parti Droit et Justice (PiS) dirigé par Jaroslaw Kaczynski. Celui-ci est le véritable maître de la Pologne puisque son parti dispose de la majorité au parlement, et a fait élire ou désigner des factotums aux fonctions de président de la République et Première ministre.

Aux abords de la Diète, dont le président a exceptionnellement interdit l’entrée à toute personne extérieure (sauf la presse), des milliers de manifestants sont rassemblés depuis l’après-midi, comme d’ailleurs dans de nombreuses autres villes du pays. Quant à la proposition de loi, elle vise ni plus ni moins à suspendre instantanément les juges de la Cour suprême, les remplacer par des juges choisis par le ministre de la Justice ou – petite concession – par le parlement, mais aussi à y créer une chambre disciplinaire qui sanctionnerait les juges qui n’auraient pas prononcé de bons jugements…

Peu après 23 heures donc, le président du PiS monte à la tribune, sans y être prévu par l’ordre de passage établi. «Pardon Mr le Président, se retourne-t-il brièvement vers le président de séance, ceci est hors ordre de l’ordre de passage.» Puis se tournant vers les bancs de l’opposition et s’emportant dans un coup de colère d’une spontanéité rare :«Je sais que vous avez peur de la vérité. Mais n’essuyez pas vos gueules de traîtres avec le nom de mon frère, Dieu ait son âme. Vous l’avez détruit, vous l’avez assassiné, vous êtes des canailles!» Puis, descendant de la tribune, il lance encore à une députée du parti Pologne moderne: «Dehors!»

La théorie du complot

Explication. Lech Kaczynski, le frère jumeau de Jaroslaw, alors président de la République depuis 2005, a péri le 10 avril 2010 dans un crash aérien à Smolensk, en Russie, en même temps que plusieurs dizaines de personnalités politiques, économiques et militaires. La délégation se rendait à des commémorations du massacre de Katyn (Biélorussie), où le NKVD de Staline assassina froidement plusieurs milliers d’officiers polonais en 1940.

Toutes les enquêtes et expertises officielles, côté russe comme polonais, ont attesté que le crash fut un accident: le petit aéroport de Smolensk était couvert de brume, l’avion n’aurait jamais dû y atterrir, mais les chefs militaires accompagnant le président ont fait pression sur le pilote afin d’atterrir à temps pour rejoindre les cérémonies. Depuis le crash pourtant, le PiS, alors rejeté dans l’opposition parlementaire suite à la victoire de Donald Tusk et de sa Plateforme civique en 2007, n’a eu de cesse de chercher à démontrer que l’accident était en réalité un attentat. L’entourage de Jaroslaw Kaczynski a développé d’ailleurs une narration politico-religieuse, appelée par leurs opposants et tous les observateurs critiques la «religion de Smolensk».

«Ne prononcez pas ce nom devant moi»

Celle-ci a son récit fondateur, que l’on peut résumer comme suit: Lech Kaczynski a été assassiné sur ordre de Vladimir Poutine, avec la complicité du Premier ministre polonais (aujourd’hui président du Conseil européen) Donald Tusk.

La religion a son lieu de pèlerinage: la crypte royale du château de Wawel à Cracovie, où le cardinal local avait autorisé l’inhumation du défunt couple présidentiel. La religion a ses rites: un rassemblement mensuel pour réciter le rosaire (sic), tous les 10 du mois, devant le palais présidentiel, recouvré par le PiS en 2015 avec l’élection d’Andrzej Duda. Une bonne partie du gouvernement actuel est tenue d’y être présente, autour de Jaroslaw Kaczynski. Par ailleurs toutes les cérémonies militaires d’hommage aux héros de la Nation doivent, depuis l’accès au pouvoir du PiS en 2015, inclure l’appel aux «tombés pour la patrie» que seraient les victimes du crash de Smolensk. Lequel a enfin son «grand prêtre», en la personne d’Antoni Macierewicz. Cet obsédé des complots, dont certains observateurs pensent qu’il est le seul personnage dont Jaroslaw Kaczynski a peur, a mené toutes les contre-enquêtes et contre-expertises censées faire la preuve – jamais administrée – de la thèse de l’attentat.

Il est aujourd’hui ministre de la Défense, et continue à ce titre la bataille diplomatique menée sans succès auprès de la Russie depuis 2010 pour récupérer la carcasse de l’ancien Tupolev présidentiel. (Ce qui ne manque évidemment pas de nourrir la thèse complotiste de l’attentat.)

Quant à Jaroslaw Kaczynski lui-même, des observateurs ou acteurs politiques ont parfois témoigné de ce que le patron du PiS nourrit une conviction intime, presque mystique, quant à l’attentat. On nous a raconté qu’un visiteur de Kaczynski, mentionnant un jour le nom de Donald Tusk, vit son interlocuteur se recroqueviller et, baissant la tête et le son, dire entre les dents: «Ne prononcez pas ce nom devant moi»… Détail qui a son importance: le PiS rêve, et l’a déjà évoqué à de nombreuses reprises, de poursuivre Donald Tusk devant le Tribunal d’Etat pour manquement à son devoir ou trahison, dans le cadre de sa gestion du crash présidentiel. La mise sous contrôle politique du système judiciaire et de tous les recours possibles, dont la Cour suprême, est évidemment un outil possible à cette fin…

La goutte d’eau

On en vient donc au coup de sang et à l’accusation lancée à l’opposition par Jaroslaw Kaczynski la nuit passée.

Lors des débats sur les lois adoptées la semaine dernière, réformant la nomination des juges et l’organisation de la justice territoriale, mais aussi lors du débat de lundi sur la réforme de la Cour suprême, l’opposition en a régulièrement appelé à la mémoire de feu le président Lech Kaczynski: professeur de droit, mais aussi personnage beaucoup plus modéré et – à la différence de son frère jumeau – foncièrement sympathique et personnellement apprécié par ses adversaires politiques, Lech Kaczynski n’aurait jamais laissé passer les réformes patronnées aujourd’hui par son frère.

La présidente de la Cour suprême elle-même, Malgorzata Gersdorf, dont l’éviction est clairement l’une des motivations de la réforme controversée, a dû lors de son audition lundi à la Diète hausser le ton pour, couvrant les cris des députés du PiS, rappeler que c’est Lech Kaczynski, son ex-collègue en droit, qui l’avait nommée à ce poste…

Pour Jaroslaw Kaczynski, les appels à la mémoire de son frère ont visiblement été la goutte qui a fait déborder le vase de son ressentiment. Et son accusation d’une incroyable gravité à l’adresse de la Plateforme civique, principal parti d’opposition, assimilé à des «canailles» et «gueules de traîtres» qui ont «assassiné» son frère – c’est omettre que des membres de l’opposition ont aussi péri dans le crash – est du coup passée comme la motivation ultime de l’entreprise politique en cours à Varsovie. Autrement dit un «changement de régime», comme l’a platement appelé le ministre des Affaires étrangères Waszczykowski dans un entretien mardi au quotidien Rzeczpospolita.

Un tweet de Jaroslaw Kurski, patron de la rédaction du quotidien Gazeta Wyborcza, résumait cette nuit dans un concentré d’émotion et d’analyse politique, l’accès de colère du président du PiS: «Le masque du président Jaroslaw Kaczynski tombe. Il pense vraiment que les canailles lui ont assassiné son frère. Il est prêt à mettre la Pologne à feu et à sang, seulement par vengeance. Homme malheureux et fou…» (Le Soir du 19 juillet 2016, titre rédaction A l’Encontre)

*****

Une rafale de «procédures» de l’UE, une rafale de décision
du PiS…

Par Jurek Kuczkiewicz

C’est un signal politique très fort que la Commission européenne a décidé d’envoyer ce mercredi 19 juillet 2017 au pouvoir polonais, qui est en train de faire passer en rafales une série de réformes du système judiciaire qui «conjointement aboliront l’indépendance de la justice», a indiqué Frans Timmermans [membre du Parti travailliste néerlandais, ex-ministre des Affaires étrangères, nommé à la Commission européenne en novembre 2014], numéro deux de l’exécutif européen en charge des «Valeurs fondamentales». Le vice-président a annoncé pour la semaine prochaine le lancement contre la Pologne de procédures en infraction, d’une nouvelle recommandation au titre du mécanisme de maintien de l’État de droit, non sans agiter la menace de «l’arme nucléaire»: une procédure de sanction devant le Conseil européen pouvant aboutir à une suspension des droits de vote de la Pologne.

Rétroactes. La semaine dernière, la Diète polonaise (chambre basse) a adopté deux réformes majeures. La première revoit complètement la composition et le mode de désignation du Conseil national de la Justice, qui sélectionne tous les juges et les soumet à la nomination présidentielle. Jusqu’à présent désignés majoritairement par des assemblées de juges, donc indépendants du pouvoir exécutif, la réforme les fait désigner par la Diète. Un autre texte réforme substantiellement l’organisation territoriale de la justice. Mais au passage, elle permet de relever de leurs fonctions de nombreux juges – dont l’inamovibilité est pourtant assurée par la Constitution – leur nomination étant désormais soumise au bon vouloir du politique.

Ces textes à peine votés par un parlement où le parti Droit et Justice (PiS) dispose de la majorité, une nouvelle proposition parlementaire a été publiée la semaine passée et inscrite aussitôt à l’ordre du jour. Elle est en débat depuis mardi. Il s’agit d’une réforme de la Cour suprême, juridiction ultime du système polonais. Elle commence par un démontage – totalement anticonstitutionnel – de la Cour actuelle, et prévoit son remplacement par de nouveaux juges et la création d’une chambre disciplinaire. Celle-ci évaluera les arrêts des juges et les sanctionnera éventuellement.

Lors d’une journée et d’une soirée de débats extrêmement mouvementés, alors que des milliers de manifestants étaient massés aux abords de la Diète, le président de la République – membre du PiS et considéré comme un fidèle voire un obligé de son patron Jaroslaw Kaczynski – a fait savoir qu’il exigeait une modification de la loi sur le Conseil national de Justice: à savoir que ses membres ne soient pas élus par une majorité simple des députés, mais par 3/5 de la Diète. Sans quoi, a-t-il fait savoir, il ne signerait pas le tout dernier projet de refonte de la Cour suprême.

2ª La réaction de la Commission. On ne s’attendait pas à grand-chose de marquant. Notamment parce que le «dialogue sur l’Etat de droit» entamé il y a plus d’un an avec Varsovie sur la neutralisation du Conseil constitutionnel s’est enlisé. Mais l’équipe Juncker, marquée, selon nos informations, par le style et la teneur des débats à la Diète la nuit de mardi, a clairement décidé d’envoyer un message politique le plus fort possible. «Chacune des lois projetées constitue une menace pour l’Etat de droit, a expliqué Frans Timmermans, mais prises conjointement, elles abolissent l’indépendance de la justice. (…) Ces réformes impliqueront que les juges seront soumis au bon vouloir des politiques.»

Le premier vice-président de la Commission a dès lors annoncé plusieurs initiatives possibles. Primo: le collège adoptera la semaine prochaine une troisième recommandation à la Pologne dans le cadre du dialogue sur «l’Etat de droit: elle portera sur les projets de réforme en cours d’adoption.» La procédure lancée début 2016 ne portait que sur la neutralisation du Tribunal constitutionnel. Secundo: la Commission va préparer et lancer des procédures en infraction portant sur les nouveaux textes de loi. Selon une analyse interne de la Commission obtenue par Le Soir, pareille procédure pourrait être activée sur base de dispositifs des nouvelles lois polonaises qui constituent à la fois des violations de l’Etat de droit, et enfreignent aussi des lois européennes spécifiques. Pareil procédé avait été employé à l’encontre de la Hongrie en 2012 et 2013. Avec succès, puisque le gouvernement Orban avait modifié en conséquence sa nouvelle législation controversée sur la justice.

Enfin, a conclu Frans Timmermans, «le lancement de la procédure de l’article 7 [du traité sur l’UE] fera partie de la discussion». Cet article du traité de Lisbonne est destiné à sanctionner un Etat membre où l’Etat de droit aurait été violé de façon grave et persistante. Il prévoit des sanctions financières, voire une suspension des droits de vote de ce pays au Conseil de l’UE.

Personne jusqu’à présent n’a sérieusement cru à cette option, car elle nécessite l’unanimité des Etats membres pour déclarer que l’Etat de droit est gravement violé. Or la seule Hongrie a toujours fait savoir qu’elle voterait contre pareille procédure envers la Pologne. «Nous approchons de son activation», a toutefois mis en garde M. Timmermans.

Accusation révélatrice de Kaczynski

Mardi en début de nuit, lors de débats extrêmement houleux à la Diète polonaise, le président du Parti Droit et Justice Jaroslaw Kaczynski s’est soudainement précipité à la tribune pour lancer une accusation inouïe contre l’opposition: «N’essuyez pas vos gueules de traîtres sur le nom de mon frère défunt!Vous l’avez détruit, vous l’avez assassiné, vous êtes des canailles!» Commentaire twitté par Jaroslaw Kurski, patron de la rédaction du quotidien Gazeta Wyborcza: «Cet homme est prêt à mettre le pays à feu et à sang par seule vengeance.» (Article publié dans Le Soir du 20 juillet 2017)

*****

Dans la rue pour un veto

Des dizaines de milliers de Polonais ont manifesté jeudi soir dans tout le pays après que les députés ont voté une réforme controversée de la Cour suprême, en dépit des mises en garde de l’UE, inquiète pour l’indépendance de la justice au point de brandir la menace de sanctions.

Devant le palais présidentiel à Varsovie entre 14’000 manifestants, selon la police, et 50’000, selon la mairie, ont demandé au président Andrzej Duda d’opposer son veto à la réforme de la Cour suprême, ainsi qu’à deux autres réformes qui accroissent le contrôle du pouvoir exécutif sur le système judiciaire.

Selon ses adversaires, la réforme donne au ministre de la Justice les moyens d’influencer le travail de la Cour suprême.

Brandissant le drapeau polonais et des bougies, les manifestants ont scandé «Nous défendrons la démocratie», «Tribunaux libres», «Nous voulons le veto» et «Pologne libre européenne».

Après ce rassemblement, les manifestants se sont dirigés vers le Parlement.

Des manifestations semblables ont eu lieu dans une centaine de villes et localités polonaises.

Soyez le premier à commenter

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée.


*