L’activité des femmes: un enjeu central de la stratégie européenne pour l’emploi. Mais quelle stratégie derrière les apparences?

femme_00210221Par Stéphanie Treillet

La stratégie européenne pour l’emploi affiche comme objectif une augmentation significative du taux d’activité et d’emploi des femmes dans tous les pays de l’Union européenne. Elle semble donc se placer en rupture avec les politiques menées jusqu’alors un peu partout, tentant d’encourager les femmes à rester ou à retourner au foyer. Mais, derrière une inflexion en apparence positive, cette stratégie constitue une pièce centrale de tout le dispositif de flexibilisation et de précarisation du salariat, caractéristique des politiques contemporaines de l’emploi, qui met les femmes en première ligne. Elle constitue également un révélateur des contradictions récurrentes du capitalisme par rapport à l’emploi salarié des femmes.

Le traitement de la question de l’égalité femmes-hommes est ancien dans les institutions européennes, au travers de nombreuses directives et recommandations depuis 1975. La centralité de cette question dans la stratégie européenne de l’emploi confirme et renforce cette orientation [1]. Cependant, on constate que bien des bonnes intentions affichées sont restées lettre morte, tant les obstacles à l’harmonisation par le haut des politiques sociales sont importants, dans une Union européenne conçue pour généraliser la concurrence. À l’inverse, les institutions européennes ont fréquemment contribué à instrumentaliser l’idée d’égalité au service de l’efficacité économique [2] et à promouvoir une conception libérale de l’égalité, consistant en fait en une égalisation par le bas, par exemple en instaurant en 1991 une jurisprudence faisant en sorte que les législations nationales ne puissent plus s’opposer au travail de nuit des femmes dans l’industrie. Aujourd’hui, la façon dont est traitée la question du genre dans la stratégie européenne pour l’emploi est révélatrice du projet de société auquel renvoient les politiques de l’emploi dans leur globalité.

Une convergence des modèles en Europe

Malgré les obstacles, l’activité salariée des femmes connaît une augmentation continue en Europe, poursuivant, et ce en dépit de la crise économique, un mouvement entamé dans les années 1960 [3]. Alors que le taux d’emploi des hommes a reculé (de 71,8 en 2001 à 70,3 % en 2011 pour la zone euro), celui des femmes n’a cessé d’augmenter (de 52,4 % à 58,2 %) [4], même si on observe toujours un écart de plus de 10 %. La tendance est la même pour l’Europe à 27.

Il paraît important de dire un mot sur le choix du taux d’emploi comme indicateur central de la politique de l’emploi, qui est révélateur. Certes, il présente, par rapport au taux de chômage, l’avantage de ne pas être faussé par le biais des « comportements d’activité », qui, notamment dans le cas des femmes, déguisent une situation de chômage véritable en « inactivité ». C’est d’ailleurs en raison de ce défaut du taux de chômage que les statistiques avaient commencé à intégrer dans les comparaisons internationales la notion de « travailleur découragé » pour désigner cette catégorie de chômeurs qui, pour diverses raisons (qualification non reconnue, absence de mode de garde des enfants, absence d’emploi dans la région) se retirent du marché du travail et tombent dans la catégorie des inactifs. Mais en revanche, l’utilisation unique du taux d’emploi comme seul indicateur pertinent pose plusieurs problèmes politiques. Tout d’abord, il conforte les théories des « trappes à inactivité » pour lesquelles, on l’a dit, le chômage est d’abord dû à la réticence des inactifs à travailler et des chômeurs à accepter n’importe quel emploi. Dans ces analyses, chômeurs et inactifs sont rangés dans la même catégorie et renvoyés à leur choix individuel. Enfin, le taux d’emploi ne tient absolument pas compte de la durée du travail, et comptabilise de la même façon les emplois à temps partiel et les emplois à temps plein. Il faudrait donc au moins utiliser un taux d’emploi calculé en équivalent-temps plein.

Les moyennes évoquées ci-dessus recouvrent cependant des disparités considérables entre pays. Mais surtout, cet accès général des femmes à l’emploi salarié s’est effectué, toujours dans le cadre d’une division sexuelle des tâches dans et hors de l’emploi, selon des modèles différents en ce qui concerne à la fois le fonctionnement du marché du travail (précarité, temps partiel, salaires), la conception de la famille et des systèmes de protection sociale.

Plusieurs études établissent ainsi des typologies qui convergent, selon les rôles respectifs de l’État et des régulations collectives, du marché et de la concurrence, de la sphère privée, dans la reproduction de la force de travail (degré de « défamilialisation », de « démarchandisation »).

Ainsi, en croisant les modèles d’activité des femmes et les caractéristiques des modes de garde, on peut trouver différents groupes de pays : ceux où le taux d’activité des femmes est élevé et à temps plein (Finlande) ou à temps partiel long et avec des congés parentaux étendus (Suède, France), et où des modes de gardes publics et collectifs sont importants ; ceux où l’activité des femmes et plus faible avec des temps partiels courts, et les modes de garde très peu développés (Allemagne) ou essentiellement privés (Royaume-Uni) ; ceux où le taux d’activité des femmes est à temps plein mais faible (Italie, Espagne), et les modes de garde peu développés, la garde des jeunes enfants étant renvoyée à la sphère familiale [5]. On arrive ainsi à une typologie identifiant pays « socio-démocrates » « conservateurs », et « libéraux ».

En dépit de ces modèles distincts, qui renvoient à la fois aux histoires différentes des systèmes de protection sociale et des services publics, ainsi qu’à la diversité des normes sociales (dans les pays dits « conservateurs », persistance de la norme du « chef de famille gagne-pain », stigmatisation du travail des femmes ayant des enfants), tout se passe comme si aujourd’hui, à travers les politiques de l’emploi dans l’Union européenne, tous les pays – y compris les PECO (pays d’Europe centrale et orientale) – tendaient à converger vers le modèle le plus libéral (développement des modes de garde privés [6], extension de la flexibilité et du temps partiel). Par ailleurs, les pays les plus avancés du point de vue du taux d’activité des femmes, comme les pays nordiques, présentent un degré de ségrégation des emplois (séparation importante entre les métiers fortement féminisés et les autres) particulièrement important et qui ne recule pas [7]. On constate enfin que les indicateurs européens de qualité de l’emploi (indicateurs de Laeken), s’ils accordent une grande place à des indicateurs se rapportant à l’égalité femmes-hommes, occultent largement la question du temps partiel comme des salaires, pourtant largement responsable, dans tous les pays, de l’augmentation de la pauvreté des femmes au travail.

Une « égalité » au rabais

Dans la stratégie européenne pour l’emploi, la prise en compte de la question du genre s’est effectuée en trois grandes étapes :

  • L’accord issu du sommet de Luxembourg en 1997, qui inclut la promotion de l’égalité des chances comme quatrième chapitre des politiques d’emploi définies par chaque État. Ce chapitre vient compléter ceux de l’employabilité, de l’encouragement de l’entreprenariat et du renforcement de l’adaptation de la structure de production, qui composent les plans nationaux d’action pour l’emploi.
  • Le sommet de Vienne en 1998, qui recommande aux États d’adopter une « approche intégrée » (mainstreaming) de la question du genre, comme moyen d’atteindre les objectifs d’égalité.
  • Le sommet de Lisbonne en mars 2000, qui définit pour la première fois des objectifs quantitatifs (différenciés selon le genre) de taux d’emploi de la population en âge de travailler.

Les pays sont libres quant à la hiérarchisation de ces objectifs et aux moyens pour les réaliser.

Le complément indissociable de cet objectif est l’augmentation de la flexibilité et du temps partiel. En effet, aucun critère de statut des emplois ni de durée du travail n’est fixé.

On retrouve dans les objectifs intermédiaires l’approche néolibérale des politiques de l’emploi, déclinée selon le genre :

  • l’encouragement de l’apprentissage tout au long de la vie et de l’accès aux mesures actives du travail pour les femmes ;
  • le renforcement de l’employabilité des femmes et de leur accès aux emplois dans les technologies de l’information, en particulier en favorisant leur participation aux dispositifs de formation ;
  • la correction des supposés effets dissuasifs de l’acquisition d’une protection sociale et de la fiscalité sur l’emploi, en particulier sur la participation des femmes au marché du travail.

Enfin l’importance de la thématique de la conciliation (toujours considérée comme l’affaire des femmes) montre bien les limites de l’égalité ainsi conçue. Un effort particulier est demandé aux pays dans lesquels les systèmes de garde d’enfants sont peu développés (comme l’Allemagne, les Pays-Bas ou le Royaume-Uni). Le Conseil de Barcelone, en mars 2002, fixait comme objectif aux États membres de mettre en place d’ici à 2010 des structures d’accueil pour au moins 90 % des enfants ayant entre trois ans et l’âge de scolarité obligatoire, et pour au moins 33 % des enfants de moins de trois ans. On en est loin ! [8] Et surtout, aucun critère de qualité ni d’harmonisation par le haut n’est mis en avant pour ces modes de garde : on est également loin de l’objectif d’un service public de la petite enfance, les modèles de crèches d’entreprise, crèches privées voire crèches parentales étant considérés sur le même plan que des crèches collectives publiques. De plus, l’accent est mis en permanence sur les congés parentaux, dont toutes les études montrent qu’ils renforcent la répartition traditionnelle des rôles [9].

On observe toutefois un changement dans les recommandations européennes concernant l’emploi des femmes depuis environ deux ans. Après avoir vanté pendant vingt ans le temps partiel comme panacée pour concilier vie familiale et vie professionnelle, elles sont aujourd’hui contraintes de reconnaître sa responsabilité dans la situation de pauvreté et de précarité de nombreuses femmes en Europe, et de reconnaître à présent qu’un emploi à temps plein constitue le meilleur rempart contre la pauvreté.

Les contradictions du modèle

Cette évolution et ces incertitudes des politiques de l’emploi européennes est la traduction contemporaine d’une contradiction vieille comme le capitalisme, concernant la force de travail féminine. Aujourd’hui, les besoins en main-d’œuvre, et notamment en main-d’œuvre qualifiée, sont incompatibles avec des inégalités et des discriminations trop importantes et un modèle trop ouvertement patriarcal [10] : de ce point de vue, la population féminine constitue une réserve de main-d’œuvre qualifiée sous-exploitée, et les discriminations apparaissent comme un obstacle à une allocation optimale des facteurs de production. Mais, d’un autre côté, les exigences de la rentabilité du capital font que la spécificité de la mise au travail des femmes demeure : l’activité des femmes garde un caractère contingent (le salaire d’appoint n’est jamais loin, comme le montre la promotion du temps partiel), et le patronat continue à avoir besoin d’une main-d’œuvre qui ait toujours un pied dans l’armée de réserve et puisse être surexploitée et précarisée, tout en contribuant à abaisser par son rôle social spécifique le coût de la reproduction de force de travail. D’où la défense d’une famille qu’on souhaite néanmoins voir évoluer dans un sens plus égalitaire, plus fonctionnel et « modernisé », mais sans risquer de remettre en cause les rôles sociaux sexués. On est loin d’une égalité véritable.

Conclusion : pour un véritable plein emploi pour toutes et tous

Les politiques néolibérales de l’emploi continuent à avancer et à dessiner une cohérence face à laquelle il faut défendre des politiques alternatives pour le plein emploi de toutes et tous à temps plein.

La thématique de la stratégie européenne pour l’emploi peut sembler converger avec les revendications féministes : augmenter le taux d’activité des femmes, individualiser les prestations sociales et la fiscalité, etc.

L’enjeu est de faire sortir de tels objectifs de la logique libérale et marchande pour les replacer dans une logique d’accès à des droits collectifs, ce qui constitue une véritable rupture, et non une amélioration à la marge. L’articulation entre une véritable réduction du temps de travail (sans perte de salaire, sans flexibilité, et avec interdiction du temps partiel imposé), la défense des systèmes de protection sociale et la défense et extension des services publics, notamment l’instauration d’un véritable service public de d’accueil de la petite enfance, doit rester l’axe central de cette perspective stratégique.

Au niveau européen, cela implique aussi d’approfondir les modalités concrètes d’une logique d’harmonisation par le haut (services publics, protection sociale, temps de travail, etc.). Il faut aussi réaffirmer que le financement de la retraite par répartition à taux plein et à 60 ans pour toutes et tous repose sur une vraie politique de l’emploi et sur une augmentation du taux d’activité des femmes à temps plein [11].

Elle redonne aujourd’hui une actualité à l’objectif de restaurer la norme de l’emploi à temps plein, sans flexibilité. C’est un enjeu central pour l’autonomie des femmes. (Publié dans le n° 2, hiver 2013-2014, de la revue d’attac, Les Possibles, écrit le 21 février 2014. Stéphanie Treillet est économiste, membre de la Fondation Copernic)

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[1] Olivier Thévenon, « Les enjeux pour l’emploi féminin de la stratégie européenne pour l’emploi », Revue de l’OFCE, n° 90, juillet 2004, p. 379-414.

[2] Christiane Marty, « Stratégie européenne de l’emploi versus égalité hommes/femmes », octobre 2004, http://hussonet.free.fr/lisbofem.pdf.

[3] Margaret Maruani, « Activité, précarité, chômage : toujours plus ?  », Revue de l’OFCE, n° 90, juillet 2004, p. 95-115.

[4] Eurostat.

[5] Jeanne Fagnani, « Activité professionnelle des mères et politiques de soutien aux parents qui travaillent : quels liens au sein de l’Union européenne ?  », Informations sociales, n° 102, 2002. Françoise Milewski, « Femmes : ’top’ modèles des inégalités », Revue de l’OFCE, n° 90, juillet 2004, pp 11-68. Hélène Périvier, « Emploi des mères et garde des jeunes enfants en Europe », Revue de l’OFCE, n° 90, juillet 2004.pp 225-255.

[6] Mathilde Guergoat-Larivière, « L’’emploi des femmes en Europe », laviedesidées.fr, 14 janvier 2013.

[7] Christel Gilles, « Réduire la segmentation du marché du travail selon le genre et accroître les taux d’emploi féminin : à court terme, est-ce compatible ?  » Note de veille du Centre d’analyse stratégique, n° 72, 10 septembre 2007. Lucie Davoine et Christine Erhel, « La qualité de l’emploi en Europe : une approche comparative et dynamique », Économie et statistiques, n° 410, 2007, p. 47-69.

[8] Antoine Math, « Structures d’accueil pour les jeunes enfants et stratégie européenne pour l’emploi. Que reste-t-il des engagements de Barcelone ?  », Chronique internationale de l’IRES, n° 117, mars 2009, p. 47-53.

[9] Hélène Périvier, « Emploi des femmes et charges familiales. Repenser le congé parental en France à la lumière des expériences étrangères », Synthèse des débats, Revue de l’OFCE, n° 90, juillet 2004.

[10] Stéphanie Treillet, « L’instrumentalisation du genre dans le nouveau consensus de Washington », Actuel Marx, n ° 44, 2/2008, p. 53-37.

[11] Christiane Marty, Femmes et retraites : un besoin de rupture, http://www.fondation-copernic.org/IMG/pdf/Femmes_et_retraites3.pdf

 

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