Italie. Face à la possibilité d’une relance de la mobilisation

manifestazionePar Franco Turigliatto

Les journées du 18 et 19 octobre 2013 – une journée de mobilisation des «syndicats de base», avec abstention totale des grandes confédérations, et la manifestation de divers mouvements sociaux – ont démontré une nouvelle effervescence sociale et une nouvelle disponibilité à lutter dans la société italienne. En effet, cet automne 2013 peut être l’occasion d’une plus grande mobilisation contre les politiques d’austérité et contre le gouvernement de large coalition – du Parti démocratique du premier ministre Enrico Letta au Parti de la liberté représenté par le vice-premier ministre Angelino Alfano – guidée de manière inconstitutionnelle par le président de la République, Giorgio Napolitano [un «ancien» du PCI].

La situation bouge. La réussite de la manifestation des syndicats de base ainsi que de la grève du 18 octobre, même si limitée à quelques secteurs des services, et les manifestations des mouvements sociaux du 19 octobre sont des révélateurs. Sont ressorties les raisons des résistances régionales face aux politiques de démantèlement territorial. De même se sont exprimées une rage, une détermination et la volonté de secteurs du prolétariat les plus frappés par la crise et soumis à des conditions désespérées surtout à cause de la crise d’accès au logement. Il est étonnant qu’une étude effectuée par Coldiretti [1]qui relève la souffrance et l’émergence alimentaire pour des millions de personnes soit si peu citée par la presse. De plus, les médias traitent ces informations comme de strictes données sociologiques, sans leur conférer la dimension d’un acte d’accusation contre la politique de la classe dominante et de ses serviteurs du centre droit et du centre gauche.

Contre la division de la classe laborieuse

La violence de l’attaque patronale contre l’emploi et les salaires pousse vers la précarisation sociale des millions de personnes; le chômage et des salaires de misère se traduisent de suite par l’impossibilité d’accès à des conditions élémentaires de vie: disposer d’un logement et des biens alimentaires pour pouvoir vivre. Privé de tout («ils n’ont rien à perdre que leurs chaînes!»), les migrant·e·s et des couches populaires restent les plus frappés par cette brutale paupérisation. Dans les secteurs les plus politisés qui ont joué un rôle important dans la manifestation du 19 octobre émerge une vieille théorie distinguant les travailleurs et travailleuses dits «garantis» et les «non garantis» [soit ceux à contrat à durée indéterminée et ceux avec un contrat précaire].

Bien sûr, une des caractéristiques de la crise et des politiques bourgeoises est d’accroître les divisions au sein des masses laborieuses, en créant des fossés, des hiérarchisations et, y compris, des oppositions. Cela permet à la bourgeoisie de mieux bâtir des digues face à la rage et à la volonté de réaction face aux politiques d’austérité. Toutefois, l’une des caractéristiques propres à la crise est de susciter des mutations permanentes dans la condition sociale de vie des individus. Ainsi une famille vivant avec la «garantie» de deux salaires peut être précipitée dans la précarité lorsque l’un des deux perd son travail et tombe au chômage. De plus, cette famille doit faire face à une dette hypothécaire, l’abîme de la pauvreté est proche. Les travailleurs et les travailleuses d’une ville «développée» et ayant, dans le passé, un nombre important de «garantis» –comme celle de Turin – ont une connaissance concrète de ces changements. C’est exactement ce qui est en train de se passer dans l’ensemble de la société. La structure de la famille italienne – qui joue encore souvent le rôle de «centre d’accueil» et d’aide – et l’épargne des ménages ont jusqu’à maintenant freiné cette dynamique de péjoration des conditions de vie. Mais les marges de manœuvre pour les familles sont de plus en plus restreintes. Ainsi les diverses facettes du processus de paupérisation se révèlent au grand jour. Cela est aussi valable pour les couches qui vivent dans des conditions plus ou moins sûres (des fractions des dites classes moyennes et même de la petite bourgeoisie) et qui pensent pouvoir échapper aux effets de la crise, en renonçant à la mobilisation: «je ne bouge pas et j’espère que je vais me débrouiller tout seul».

L’expérience historique démontre que la rage et la radicalisation peuvent favoriser aussi la droite fasciste et une réaction xénophobe et raciste. Des signaux en provenance de certains pays européens en constituent un exemple actuel. Ces exemples doivent nous pousser à multiplier les efforts pour créer un mouvement social et politique contre les politiques néolibérales avec des revendications capables de répondre aux besoins des différentes couches du prolétariat et poser les bases pour une alternative anticapitaliste crédible.

Les forces syndicales et politiques – entre autres notre organisation (Sinistra Anticapitalista) – qui ont été à la base ou qui ont soutenu la journée du 18 octobre et qui ont participé à la manifestation du 19 ont travaillé et continuent à le faire de manière consciente afin d’unifier les protagonistes des deux journées. Il y a là une condition pour approfondir et développer ces formes de résistance et de mobilisations sociales en construisant des synergies et en contribuant à ce qu’elles adoptent une perspective de lutte commune. Beaucoup de gens se sont posé la question suivante: «Et les travailleurs et travailleuses qui se sont mobilisés le 12 octobre pour la défense de la Constitution?»

Nous avons déjà insisté à ce propos en affirmant que les manifestations du 12 octobre [défense de la Constitution] et celles des 18 et 19 octobre étaient caractérisées par une radicalité politique différente. La première était fondée sur les positions de Gauche écologie et liberté (SEL), à savoir sur une position subalterne au Parti démocrate (PD). SEL (dont le leader est Nichi Vendola) propose à nouveau la vieille idée d’utiliser la force conquise (par SEL) pour faire pression «à gauche» sur PD tout comme si l’histoire politique récente n’avait pas démontré l’inconsistance de ce projet. La confirmation de ce jugement est arrivée de suite. La demande adressée aux parlementaires du PD de ne pas avaler ce qui doit être considéré comme un «monstre antidémocratique », à savoir la modification de l’article 138 de la Constitution [2], a suscité immédiatement une réponse clairement négative de la grande majorité des sénateurs du PD. Ce «monstre antidémocratique» est censé avoir été démoli (paradoxe des paradoxes!) uniquement par le vote contraire d’une partie du Peuple de la liberté (PDL) qui désirait sauver son chef de file [Silvio Berlusconi] et, peut-être, faire tomber le gouvernement. Nous attendons des explications de la part de SEL, de Stefano Rodotà et de la FIOM [syndicat de la métallurgie, fédération de la CGIL], de Maurizio Landini sur leur parcours stratégique…

Mais nous savons déjà leurs positionnements et les objectifs qu’ils visent. Ce qui nous intéresse vraiment c’est de dialoguer avec les travailleur·e·s qui étaient présents le 12 octobre et qui peuvent être «soustraits» à l’hégémonie relative de ces groupes dirigeants et, de ce fait, échapper à l’impasse dans laquelle ils se trouvent.

Unir ceux que le patronat divise

Les tâches d’une force anticapitaliste et révolutionnaire – et cela est valable pour tous et toutes les militant-e-s de classe – sont à la fois extrêmement simples et terriblement difficiles: essayer d’unifier ce que les forces de la bourgeoisie essayent de diviser, à savoir travailler pour une mobilisation unitaire du prolétariat. J’utilise exprès ce terme classique pour souligner le fait que nous parlons de tous les secteurs sociaux de la classe laborieuse, y compris les chômeurs et chômeuses, les migrant·e·s. La dynamique lancée par les mobilisations du 18 et du 19 octobre offre un potentiel positif.

Il faut utiliser la force propulsive de ces journées pour viser d’autres «moments» de lutte. La manifestation du 16 novembre dans la Vallée de Susa – contre la ligne de TGV – constitue un premier rendez-vous, qui nous concerne. Il s’agit de définir des objectifs et des contenus – y compris en relation avec des conflits particuliers – afin de maintenir la continuité de la lutte et pour accomplir certaines tâches qui fassent maturer la conscience de la nécessité d’un mouvement d’ensemble contre les patrons et le gouvernement. Organiser signifie aussi favoriser la participation et la démocratie la plus massive et la plus large possible entre ceux et celles qui participent pour décider ensemble les contenus, les formes des luttes et les parcours de travail commun. En un mot: favoriser l’auto-organisation démocratique des mouvements sociaux et de classe. Pour changer les rapports de forces et pour mettre en difficulté les forces politiques et économiques bourgeoises il est nécessaire que des secteurs toujours plus larges de salarié·e·s de la grande distribution, des services, des banques, des précaires (intérimaires, etc.) – ces derniers opèrent dans les mêmes secteurs – reprennent (ou prennent) le chemin de l’action directe, de la grève en sortant d’une «passivité» (aux causes multiples) et retrouvent le goût et la valeur de l’action collective. Si les travailleurs et travailleuses immigré·e·s du secteur de la logistique ont été en première ligne, comme cela a été le cas lors des luttes et des manifestations milanaises du 18 octobre, d’autres secteurs peuvent également comprendre que c’est la seule voie pour pouvoir se défendre.

C’est pour cette raison que nous devons utiliser tous les espaces possibles afin d’élargir la mobilisation, y compris les grèves fantômes [de quelques heures] que les directions des principaux syndicats [Cgil, Cisl et Uil] viennent d’annoncer. Nous devons utiliser ces journées afin que les travailleurs et travailleuses aillent au-delà des barrières prônées par les appareils syndicaux. Les syndicats de base doivent savoir parler à l’ensemble des travailleurs et donc aussi aux membres de la Cgil. La dénonciation est nécessaire tout autant que les propositions constantes d’unité d’action adressées à ses militant·e·s afin de briser les murs bâtis par les appareils syndicaux.

Une tâche particulière attend les camarades de la Cgil engagés dans une bataille de gauche [dans le cadre du prochain Congrès de la confédération. Voir à ce propos l’article paru le 29 octobre sur ce site] qui peut vivre et croître seulement à partir du renouvellement du projet de construction d’un front uni d’action contre les politiques néolibérales. Un fort collectif des militants syndicaux de classe dans la Cgil, capable de s’adresser aux travailleur·e·s et aux syndicats de base n’est pas une question secondaire ou marginale. Elle reste un élément décisif dans la construction d’un syndicalisme de classe.

La dimension politique

Conjointement, il y a la dimension politique. Quelle finalité et quel débouché politique pouvons-nous indiquer au mouvement de lutte qui se développe, dans cette phase? Certaines forces protagonistes de la mobilisation du 19 octobre ne se posent pas ce type de question. Les acteurs «réformistes» le font mais avec une perspective qui ne correspond pas aux besoins des salarié·e·s. Nous devons être capables de poser ce type de problème dans un projet d’ensemble de rejet des politiques néolibérales et dans le cadre d’une bataille anticapitaliste conduite de manière cohérente. Le débouché réellement nécessaire – un gouvernement alternatif de la «vraie gauche» et basé sur la mobilisation des masses – n’est pas possible pour le moment. Mais en construire les préconditions, illustrer les perspectives politiques et organisationnelles que cela implique reste indispensable. La croissance du mouvement de masse a besoin de cette perspective politique alternative. Aujourd’hui, ne pas proposer la construction d’une organisation révolutionnaire d’ampleur constitue une grave erreur. Nous ne pouvons pas tenir face à l’offensive globale (y compris en termes idéologiques) de la bourgeoisie, sans l’effort constant de création d’un collectif des femmes et d’hommes capable de discuter, travailler et de faire une propagande ainsi qu’une agitation aussi bien à l’intérieur des mouvements divers qu’en termes de formation de propres militants. Et cela sans arrogance, mais en constatant l’urgence de stimuler des éléments d’une reconquête-reconstruction d’une conscience de classe d’ensemble. Sans le tissage de cette toile de fond nous ne favoriserons pas le succès des mouvements de masse réels. Repousser cette question, comme cela a été souvent le cas dans l’histoire, pourrait se révéler fatal. Aujourd’hui, ce type de construction ne peut qu’être ouvert, public, démocratique, vérifié par tout le monde, une organisation politique qui ne se cache pas mais qui défende et mette en discussion ses perspectives politiques – y compris partielles – avec ceux qui se mobilisent et qui luttent, et qui sache mettre en avant un certain nombre de revendications au moment adéquat et sous une forme qui les rende accessibles.

La Gauche Anticapitaliste (Sinistra Anticapitalista) travaille sur ces axes de fond. C’est pour ces raisons qu’elle partage et participe aux essais de regrouper dans un front et dans un mouvement unitaire ceux qui poursuivent un projet anticapitaliste, pluriel et libertaire. A ce propos, nous sommes parties prenantes du projet Ross@ [regroupement initial de nombreuses forces] qui ces prochaines années sera confronté à des échéances décisives. (Traduction A l’Encontre, publié le 28 octobre 2013 sur le site de Sinistra Anticapitalista)

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[1] La crise alimentaire en Italie est l’une des facettes de la crise sociale que traverse le pays. L’analyse de Coldiretti – organisation des agriculteurs qui compte plus d’un million et demi de membres en Italie – se fonde sur le rapport du «Plan de distribution des aliments aux indigents 2013» réalisé par l’Agence pour la distribution agricole (Agea). Le constat est le suivant: en Italie plus de 4 millions de personnes ont demandé un aide alimentaire sous forme de fourniture de denrées alimentaires en 2012. Cela représente une augmentation de 10% par rapport à l’année passée et de 47% par rapport à 2010. Ça signifie que dans les trois dernières années, il y a eu 1’304’871 personnes de plus qui ont demandé de l’aide alimentaire! Les enfants (moins de 5 ans) et les personnes âgées (plus de 65 ans) restent parmi les catégories les plus touchées. Au premier trimestre 2013, 428’587 enfants ont bénéficié d’un aide alimentaire. Ce chiffre représente une croissance du 13% par rapport à la même période de 2012. L’aide alimentaire a aussi été octroyée à presque 579’000 personnes âgées, ce qui représente une croissance de 14% par rapport à 2012. Un autre indice important doit être retenu: à savoir les changements dans les habitudes alimentaires d’une grande partie de la population. Une étude de Coldiretti autour des risques liés à la consommation des repas low cost – réalisée le 30 mai 2013 dans le cadre du Forum international «Plus d’Europe, plus de politique agricole» – montre un autre aspect fort alarmant. Depuis 2008, la consommation des ménages en denrées alimentaires a baissé du 6,3% en atteignant 117 milliards en 2012. Cette donnée doit être mise en relation avec l’explosion de la consommation de denrées alimentaires low cost qui sont principalement importées depuis des pays extra-UE. Aujourd’hui, 6 ménages sur 10, soit 62,3%, consomment ce type de produits. Le recours à des repas low cost engendre des problèmes de santé non négligeables. Au premier trimestre 2013, les alarmes alimentaires enregistrées en Italie ont augmenté de 26%. Le rapport trace une corrélation très claire entre crise alimentaire et approfondissement de la crise économique. (Réd. A l’Encontre)

[2] L’article 138 de la Constitution de la République italienne fixe les modalités de révision de la Constitution et d’autres lois constitutionnelles. Il prévoit un certain degré de participation populaire à travers les instruments parlementaires et la possibilité de référendum populaire. Il y a un projet de loi constitutionnelle qui menace ces éléments, car il prévoit, entre autres, une accélération des temps de délibération entre la Chambre des députés et le Sénat – qui disposent des mêmes prérogatives – et la formation d’un comité de 40 membres dont le pouvoir décisionnel sera supérieur aux commissions parlementaires. (Rédaction A l’Encontre)

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