Grèce: le pouvoir des Troïkans, depuis l’aube…

Par Panagiotis Grigoriou

«L’Aube Dorée» fut un hôtel légendaire au pays lumineux qu’était la Grèce des années 1960, tout du moins pour les représentations collectives, car la réalité est souvent bien plus sombre qu’elle n’y paraît, à travers le miroir déformant de la mémoire. Situé sur l’île de Poros, l’hôtel s’est rendu célèbre par le cinéma populaire et commercial grec de l’époque, car certaines scènes inoubliables ont été réalisées dans ses locaux, et notamment, la comédie burlesque: «Bien mieux que Marlon Brando», entièrement tournée dans cet hôtel en 1964, mettant en scène le grand acteur comique Thanassis Veggos. Ce dernier a incarné mieux que tout autre acteur de la période, l’archétype du travailleur-pauvre face aux transformations de la société des années 1950-1960. C’est ainsi que Thanassis Veggos, fut le comique le mieux apprécié par le public grec, et ceci jusqu’à nos jours. «Allons-y tous à l’Aube Dorée» fut une phrase célèbre prononcée par Veggos, lors d’une séquence du film restée depuis dans les annales de la mémoire filmique populaire.

Thanassis Veggos, dans le film de 1964, tourné à l'hôtel «L'Aube Dorée»

Il faut préciser que Veggos fut déporté sur l’île de Makronissos [un camp de concentration] entre 1948 et 1950 pour des raisons politiques, sa famille et lui-même étaient de gauche. Depuis, il n’a jamais démenti cet engagement, jusqu’à sa mort – le 3 mai 2011 –, même si souvent il a préféré rester discret.

Son décès, certes attendu, a beaucoup marqué les esprits. Les Athéniens par milliers sont venus assister aux obsèques, gens plutôt pauvres d’ailleurs comme lui dans ses rôles. Toujours travailleur, dénonçant la corruption et finalement escroqué par les autres et peut-être bien, par la «grande histoire» après coup. Vers la fin de sa vie, dans ses rôles en homme alors âgé, il avait été choisi pour des interprétations d’une sensibilité troublante car tragique, par le metteur en scène Theo Angelopoulos, par exemple dans «Le regard d’Ulysse».

Tout cinéphile se souvient ainsi d’un monologue du personnage incarné par Veggos, en réalité par lui-même, et par tout grec capable appréhender le destin collectif, au-delà des apparences, parfois trompeuses : «Tu sais quoi ? La Grèce est en train de mourir. Nous mourons en tant que peuple. Nous avons terminé notre cycle. Je ne sais même plus depuis combien de temps tout cela, tant de milliers d’années à travers les ruines et les statues brisées… et nous mourons. Mais autant mourir, vaut mieux mourir rapidement. Car l’angoisse dure trop longtemps, faisant ainsi tant de vacarme».

Je me souviens de son enterrement, la messe a eu lieu dans une église sous l’Acropole, au quartier du temple de Thésée. J’y étais et nous étions plusieurs milliers à y assister. Comme tous ces autres anonymes, je me remémorais aussi une autre scène, dans un de ses films des années 1960, tournée justement, devant cette église. Nous nous disions alors que nous perdons nos acteurs et poètes, au sens littéral du terme (la poésie c’est la création), de cette autre Grèce.

Il n’y a rien de plus évident que la disparition physique de tous, les poètes, les réalisateurs, les écrivains ou les musiciens, n’échappent pas à cet ultime sonnet de leur existence, et en d’autres circonstances, ces disparitions auraient été rangées par la seule taxinomie de l’inévitable. Seulement voilà, par un «temps Troïkan» [allusion à la dictature économique et sociale de la Troïka], la déconstruction de tous nos univers familiers, allant de celui de la démocratie et jusqu’à notre sphère privée et interpersonnelle, s’est imbibée de toutes ces disparitions et, par la même occasion, d’une signification eschatologique.

«Nous les perdons ainsi, et par ces disparitions, toute une époque s’en va… Nous la regrettons tous finalement, mais elle s’achève, comme nos vies jusqu’à présent… Pourrions-nous alors réinventer la suite?», voilà donc, pour ce qui relève de la commune doxa de cette année si rapide, entre le décès de Veggos et la « résurrection » de mai 2012.

J’observe depuis une semaine, c’est-à-dire depuis les élections du 6 mai 2012, que la petite phrase de Thanassis Veggos, extraite du film de 1964 (à propos de «L’Aube Dorée», l’hôtel), tourne en boucle sur la sphère de l’internet grec. Cela s’appelle jouer avec l’anachronisme, sauf que le sous-entendu implique la nouvelle  «Aube dorée», qui n’est plus un hôtel de rêve pour les classes moyennes montantes, mais plutôt, une brasserie… munichoise, mais du côté d’Athènes.

Ce qui est intéressant (et dangereux) dans le glissement des représentations tient justement de cette récupération implicite (souvent récusée aussitôt), de la petite phrase prononcée jadis dans ce film. Récupération, parce que Thanassis a incarné avant tout une figure populaire stéréotypée, un type idéal presque, mais aussi, parce que l’Aube Dorée de Poros se situerait selon la géographie de l’inconscient collectif, dans une Grèce «lumineuse, simple et intacte», en somme, « avant l’arrivée des étrangers», comme on entend souvent ici ou là dans le café du commerce, si bien rempli ces derniers temps, vu le chômage déjà. [Allusion, assez explicite, à la campagne raciste anti-immigrés des néonazis de «L’Aube dorée».]

Dans les quartiers populaires du Pirée, à part SYRIZA, on a aussi voté pour l’Aube dorée et son auberge, à hauteur de 11% [5,7%à l’échelle nationale]. Dans la même dynamique du dynamitage des liens «démocratiquement paisibles» de l’avant-crise, les résultats électoraux du KKE (PC grec) sont en baisse à Athènes et dans ses faubourgs. Et ceci aussi était prévisible : «J’ai toujours voté KKE, car j’ai toujours voulu maintenir dans ce pays un vrai parti ouvrier, au cas où, un jour j’en aurais besoin, dans un moment critique disons. Eh bien, ce moment critique est arrivé, et le KKE est aux abonnés absents», a déclaré un électeur, déclaration reproduite par le journal Avghi (Aube), ce dimanche 13 mai 2012.

Et ce n’est pas parce que Avghi est le quotidien proche de SYRIZA que ce témoignage n’a pas la valeur d’un «indicateur statistique qualitatif», bien au contraire je crois. On apprend aussi par la presse faisant suite aux analyses du vote du dimanche dernier (6 mai 2012), que le vote des policiers, par exemple, dans sa moitié au moins, s’est exprimé en faveur de l’Aube dorée (enquête publiée par le quotidien tovima.gr). Pas étonnant, car ces prolétaires-prétoriens au salaire mensuel s’élevant à 800 euros, ne lisent pas Cornelius Castoriadis dans leurs cars de CRS, pour autant que je sache.

Depuis dimanche dernier, nous revoilà plongés dans le flottement incessant du temps présent. Gouvernables? Esclaves? En dehors de la zone euro? Sur le marché du vendredi on y vendait encore de tout, l’espoir et l’incertitude sifflaient à toutes les oreilles:«Nous en avons marre, fallait que ça s’arrête [le Mémorandum], ce n’est plus possible».

Des employés auprès des vendeurs de fruits et légumes parfois étrangers, «des Pakistanais» comme on dit souvent dans la rue pour «aller vite», servirent deux hommes âgés, visiblement inquiets par la situation, néanmoins stoïques : «Tiens, tu viendras chez moi en cas de guerre Yannis, j’ai un jardinet de ville et un sous-sol».

Car les rumeurs, les menaces, la désinformation et les intimidations courent les rues et les marchés. Déjà les médias officiels ou «alternatifs» (sur internet), les journaux qui s’autoproclament «pluralistes», tous s’adonnent à la «catastrophologie» ces dernier jours, reproduisant inlassablement ce même message: «Attention nous sommes en danger, à ce point… ingouvernables», comme si la «gouvernance» de la Troïka [BCE, UE, FMI] demeure notre seule option. Pourtant, les Grecs sont de plus en plus nombreux à penser qu’une autre orientation, douloureuse aussi certes, reste envisageable.

Ce qui ne rassure pas semble-t-il, Daniel Cohn-Bendit, qui ne déclare pas autre chose (que les adeptes de la Troïka), ces derniers jours : «Il ne faut pas laisser les Grecs décider par eux-mêmes, car il y a risque de coup d’Etat militaire». Et le coup d’État des Troïkans n’est-il pas plus inquiétant ?

En tout cas, certains ex-détails issus du méta-monde politique Bruxellois ne passent plus inaperçus désormais. C’était encore sur le marché de vendredi 11 mai, entre deux barquettes de fraises et une première pastèque du Péloponnèse, que deux vendeurs s’interrogèrent sur l’attitude des écologistes grecs (leur formation n’a pas réussi d’entrer au Parlement, avec 2,9%): «Mais ces gens ne peuvent pas décider seuls, se positionner pour, ou contre le Mémorandum, finalement car ils doivent demander l’avis à leur centrale, c’est à Paris, je crois, qu’elle siège la centrale de l’Écologie. »

Ce premier week-end de l’après SYRIZA, un léger séisme a secoué la ville de Salonique, très tôt ce matin (de 4,1 sur l’échelle de Richter), après le séisme politique d’il y a une semaine. Certains y voient un «signe», d’autres en rajoutent, car ils se disant informés sur «la quantité de fluor qu’on nous jette dans l’eau potable du réseau de la capitale», une voisine a même «établi» le lien «évident», entre tous ces événements, les signes de l’Apocalypse et les chats qui se bagarrent sans répit depuis deux semaines dans le quartier, jour comme nuit, «c’est d’une autre dimension qu’il s’agit, vous la verrez bientôt», a-t-elle déclaré lors d’une réunion de copropriété dans un immeuble athénien.

A l’ordre du jour, comment se débarrasser (ou se départager), certains meubles entreposés en sous-sol dans les parties communes, par un ancien locataire qui a dû déménager à la hâte, après expulsion, il y a un an et sans laisser de traces. C’est lors de cette réunion, que Dimitri, le voisin dentiste et son épouse enseignante  ont annoncé officiellement leur déménagement: «Nous ne pouvons plus faire face au loyer, même si le propriétaire a accepté un rabais de 25%. Nos revenus sont en chute libre, moins 60% en un an, nous irons habiter un appartement appartenant à mon beau-père, inoccupé jusque-là car sans chauffage » a précisé Dimitri.  Avant de rajouter: «Mais quoi qu’il arrive, ce week-end nous serons de sortie, comme si de rien n’était ».

En effet, j’ai remarqué que de nombreux Athéniens ont décidé de sortir ce week-end,  «pour vivre et pour s’amuser». Au soir ou durant une partie de la nuit, et enfin dimanche dès midi, le 13 mai, sur les plages, presque bondées. Car il y a un petit goût «d’avant quelque chose»: «Profitons-en aujourd’hui, car demain… qui sait?» Et sur les plages, on lisait attentivement les journaux, y compris, afin de comprendre le sens de la victoire de François Hollande.

Sauf que désormais les lieux publics sont «ouverts» à tous les vents. Ainsi samedi 12 mai, sur une place athénienne, de jeunes âgés entre 16 et 20 ans, n’avaient plus honte de crier : «Chryssi Avghi [Aube Dorée] oui, et pour toujours», la présence d’une caméra lors d’un reportage a provoqué chez eux de l’excitation: «Journalistes, vendus, porcs… ».

Les tabous et les peurs tombent avec le système du bipartisme népotiste [de la Nouvelle Démocratie et du PASOK]. La social-démocratie dans sa version balkanisée, triomphante aux élections de 2009, n’est qu’un cadavre politique.: «Le PASOK est pourri, il faut tout casser», a même déclaré Evangelos Venizélos [ex-ministre des Fiances et leader du PASOK pour les élections] récemment. Il vient de dissoudre toutes les organisations (déjà fantômes) de son parti dans l’indifférence générale.

Chez SYRIZA on demeure confiant, mais inquiet. L’épreuve est rude. Des rumeurs ici ou là, font état de la «présence d’espions dans les partis et mouvements anti–Mémorandum  et ceci depuis longtemps. On les préparait justement pour ainsi agir pour le jour le plus long… en vue de le raccourcir ». Et SYRIZA n’échappe pas à ces rumeurs. L’espionite, la Grosse Bertha (alias «la sortie de la zone euro»), les grandes manœuvres des forces aéronavales turques en mer Égée lors d’un exercice cette semaine, les «menaces de coup d’État», tout y est.

C’est Août 1914, plus la République de Weimar. Sauf qu’on a toujours de l’électricité et internet, c’est peut-être là, la seule différence.

Ce dimanche soir 13 mai, K. Papoulias, notre chef «d’État» [Président], est en train de réunir les chefs des partis pour une ultime tentative en vue de former un gouvernement, coûte que coûte, c’est aussi le sens de l’ultimatum, depuis l’autre Europe.

Surtout que durant cette semaine, le pays «doit» rembourser une certaine somme aux «créanciers». Cette semaine encore, entre en vigueur l’abolition des Conventions collectives pour l’ensemble du secteur privé.

Les marchés s’en émeuvent (du remboursement). Papadémos, le banquier Premier-ministre dramatise davantage : «Nous allons tout droit vers une catastrophe économique », a déclaré récemment. Sauf que l’argument devient usé: « De toute façon, on nous prépare pour de salaires de 200 euros par mois, donc on s’en fiche, que cela explose, l’euro, tout, basta…. »

Sur le site de «Tourisme grec», on découvre une présentation de l’hôtel de Poros sous son ancien nom. Pour éviter tout amalgame avec la… brasserie politique homonyme. Les propriétaires ont changé le nom de l’hôtel en 2002,  «justement pour éviter toute confusion avec l’organisation d’extrême-droite », ont-ils précisé les gérants de l’établissement, (journal To Vima – 21/08/2011). Le nouveau nom de l’hôtel est: «Golden View», c’est vrai… qu’en politique, il vaut mieux anticiper.

Ce dernier temps, une nouvelle marque de café soluble «made in Greece» a fait son apparition sur les étalages des supermarchés, son prix est très abordable tandis que le goût rappelle vraiment les années 1970 ; son nom commercial : «le café doré» («Golden Cofee»)… décidément.

Pas de «solution» pourtant politique ce soir dimanche 13 mai à 22h, pour un régime visiblement soluble. Le président Carolos Papoulias a reçu 90 minutes, en fin de matinée, puis durant la soirée, les dirigeants des partis politiques pour tenter de les convaincre de former un gouvernement de coalition. La coalition, l’empire… et les voyants qui nous laissent leur publicité sur les pare-brise, nous rappelant quelque part que l’avenir n’est jamais gratuit.

«Tiens – s’est exclamé un passant hier, sur une place d’Athènes – SYRIZA invite tout le monde à sa réunion publique demain soir lundi, c’est pour analyser et débattre. À l’ordre du jour, les résultats des élections et la nouvelle situation, cela fait depuis mes lointaines années passées à l’Université que je n’ai pas assisté à une réunion politique, j’irai».

Dimanche soir , Alexis Tsipras vient de déclarer à l’issue des rencontres entre les chefs des partis et le Président de la République: «Ce qu’on demande à SYRIZA n’est pas un accord, mais la complicité dans un crime. Et cette complicité, nous ne pouvons pas l’accorder. Je demande la publication des comptes rendus des débats d’aujourd’hui lors des réunions au Palais présidentiel, ainsi, les citoyens pourront tirer leurs propres conclusions», prévient-il

Dans la rue on entend certains cris (dans la nuit du dimanche 13 mai au lundi 14 mai), c’est parce que l’équipe d’Olympiakos du Pirée s’offre sa deuxième Euroligue de basket en battant le CSKA Moscou, puis, pour demain lundi, une alerte météo vient de tomber, tempête en mer Égée, force du vent 9 sur l’échelle de Beaufort, et toujours pas de gouvernement formé. (14 mai 2012)

Café soluble «made in Greece»

____

Panagiotis Grigoriou, anthropologue, vit à Athènes.

Soyez le premier à commenter

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée.


*