Grèce: le FMI savait que le programme échouerait dès 2010

Par Romaric Godin

Nouvelle pierre dans le jardin des créanciers européens sur la Grèce: le FMI avait mis en garde sur les risques de la stratégie mise en place en 2010. Des avertissements ignorés à l’origine du désastre actuel.

Alors que la crise grecque pourrait, le 20 février 2017, connaître un nouvel épisode lors de la réunion de l’Eurogroupe sur la deuxième revue du troisième programme de financement de l’Etat grec, de récentes révélations viennent à nouveau éclairer les débuts de cette crise en 2010. Un éclairage qui explique largement les échecs et les aveuglements, même sept ans plus tard…

Ces révélations étaient, pour tout dire, passées relativement inaperçues en Europe lorsqu’elles ont été publiées dans le dernier ouvrage du journaliste étatsunien Paul Blustein – Laid Low —paru aux Etats-Unis, en octobre 2016, aux éditions du Centre international de l’innovation de la gouvernance (CIGI). L’ouvrage s’intéresse particulièrement au rôle du FMI dans la préhistoire du premier mémorandum imposé à la Grèce en mai 2010. Ce récit détaillé confirme ce que d’autres sources avaient déjà établies, notamment la Commission sur la Vérité de la dette, établie au premier semestre 2015 par Zoé Kostantopoulou, alors présidente de la Vouli, le parlement grec, mais aussi par d’autres journalistes étatsuniens et par l’instance de surveillance interne du FMI [1]. Mais cet ouvrage donne une vision plus claire des négociations du printemps 2010 et apporte davantage de précisions.

Les réserves du FMI sur le plan de 2010

Paul Blustein confirme ainsi que le FMI a bien participé au premier programme grec contre ses propres règles édictées après la crise argentine qui obligeaient le Fonds à ne pas aider un pays dont la dette n’était pas tenable sur le long terme. Or, les experts du FMI ne se faisaient aucune illusion sur la capacité du programme à sortir la Grèce de l’ornière. C’est la grande information de ce livre qui cite un «mémo interne» du chef économiste du FMI d’alors, Olivier Blanchard, transmis le 4 mai 2010, soit six jours avant l’annonce du plan «d’aide» à Athènes.

Ce mémo est d’une grande sévérité pour le mémorandum qui sera finalement signé avec la Grèce. Ce plan prévoyait, rappelons-le, officiellement, une dette maximale de 149 % du PIB en 2013 pour la Grèce et une légère récession en 2010 de 0,4 %, puis une reprise vigoureuse dans le cas où le pays réaliserait toutes les réformes structurelles imposées. Dans la version officielle qui a toujours cours et qui est encore largement acceptée par les décideurs et observateurs européens, c’est le manque d’implication de la Grèce dans le programme de réformes qui a fait échouer ces plans.

Des réformes vaines?

Mais Olivier Blanchard, qui, depuis, a quitté le FMI avait déjà mis en garde dès le 4 mai 2010: «Même en remplissant entièrement toutes les conditions posées, rien ne peut soutenir la croissance contre la contribution négative du secteur public». Et d’ajouter: «la reprise aura plus vraisemblablement la forme d’un «L» avec une récession plus profonde et plus longue que celle projetée». Et de conclure: «le schéma de croissance en «V» projetée est beaucoup trop optimiste, il est improbable que les forts gains de productivité puissent jouer un rôle significatif». Ce mémo prouve que le FMI savait donc parfaitement ce qui allait se passer en Grèce. Les informations de Paul Blustein ont été confirmées par Olivier Blanchard lui-même qui, dans un tweet du mercredi 15 février 2017, a indiqué qu’il «n’a pas fait fuité lui-même» ce document, mais qu’il n’est finalement «pas mécontent qu’il ait fuité».

Une dette non contrôlée

Dans son mémo, le chef économiste du FMI prévoit une explosion de la dette publique grecque jusqu’à 170% du PIB, une analyse bien plus proche de la réalité (la dette publique grecque est aujourd’hui de 176 % du PIB) que les projections du mémorandum. Olivier Blanchard estimait alors, à mots couverts, que le programme devait prendre en compte l’adoption de «mesures plus radicales» comme la restructuration de la dette. Car, martèle-t-il à nouveau, «même avec une parfaite mise en œuvre des politiques demandées, c’est-à-dire si Athènes fait tout ce qu’elle est supposée faire, le programme peut dérailler». Le verdict est sans appel: le programme de 2010 était fondé sur des illusions et ceux qui ont pris la décision de le mettre en place le savaient. La responsabilité de l’échec ne saurait alors être imputée à la Grèce et aux Grecs, comme c’est le cas depuis 2010.

Paul Blustein affirme que «cette recommandation d’Olivier Blanchard n’a pas été retenue». Le directeur général du FMI, Dominique Strauss-Kahn, a fait avaler la couleuvre au Fonds et fait adopter un programme dont le montant atteignait alors des niveaux jamais vus dans l’histoire du FMI. Il a donc introduit une «exception» aux règles du Fonds pour le faire entrer dans cette aventure dangereuse et ne pas mettre en péril l’architecture fragile et très politique mise en place. Les recommandations des équipes seront modifiées pour laisser une chance à un programme perdu d’avance.

Le FMI a travaillé à la restructuration de la dette grecque

Pourquoi cette insistance? Paul Blustein l’explique en confirmant les informations publiées en 2015 outre-Atlantique. Le FMI a travaillé durant le printemps 2010 à un «plan B» pour la Grèce conforme à ses propres règles et incluant des mesures plus progressives et une restructuration de la dette publique. Ces plans ne faisaient certes pas l’unanimité au sein du Fonds — et étaient même repoussés par le département européen du FMI — mais ils correspondaient clairement à l’expérience de l’institution qui avait pu constater que l’implication des autorités locales dans les réformes était liée à ces deux conditions. Les économistes du Fonds ne sous-estimaient pas l’effet de contagion d’une «faillite» de la Grèce, mais estimaient qu’une action rapide et qu’un programme réussi étaient en mesure de stopper cette contagion. De fait, le programme de 2010 n’a pas empêché la contagion…

Le «non» de la BCE

Pourtant, cette option a été violemment repoussée par Jean-Claude Trichet, alors président de la BCE, qui jugeait la faillite inacceptable. Paul Blustein rapporte notamment une réunion interne à la BCE «durant le printemps 2010» où l’économiste en chef Jürgen Stark — qui démissionnera en septembre 2011 — évoque la possibilité d’un «haircut», une participation des créanciers au plan d’aide. A ces mots, selon l’auteur, Jean-Claude Trichet «a explosé». «Nous sommes une union économique et monétaire et il ne doit pas y avoir de restructuration de la dette», lance-t-il «en criant», précise un témoin. La messe était dite. A la mi-avril, Dominique Strauss-Kahn comprend dans une réunion au Sofitel (sic !) de Washington avec les Européens qu’il ne peut proposer cette option. Cela ne l’empêchera pas pourtant de soutenir la participation du Fonds au programme. Le mémo d’Olivier Blanchard ne pouvait que devenir lettre morte…

La responsabilité de Jean-Claude Trichet

Que retenir de tout cela? D’abord, le rôle majeur joué par Jean-Claude Trichet qui a agi comme un obstacle majeur contre toute restructuration de la dette hellénique. La raison en est évidemment la crainte de la contagion, mais l’exposition, alors, des banques françaises et allemandes à la dette grecque (95 milliards d’euros en tout) a joué aussi un rôle majeur. A l’automne 2010, le président de la BCE fera pression sur les gouvernements irlandais et espagnol pour éviter toute restructuration du même type. En avril 2011, il menacera le nouveau gouvernement irlandais de «jeter une bombe sur Dublin» en forçant le pays à sortir de l’euro si le programme de «participation des créanciers» promu par la nouvelle majorité était mis en œuvre. Or, en jetant un tabou sur ce sujet, le Français a créé le nœud coulant de la dette qui étrangle encore la Grèce et qui enserre les autres pays jadis sous programme. Idéologue de «l’austérité expansive», terme à la mode alors, il a forcé une solution impossible contre les voix raisonnables du FMI. Les malheurs de la Grèce depuis sept ans y trouvent là leur origine. Une responsabilité qu’il refuse obstinément d’endosser depuis.

Le coût du mensonge

Deuxième conséquence: sur la Grèce, tout le monde a donc menti en mai 2010, du gouvernement grec au FMI en passant par les dirigeants européens et la BCE. Ce mensonge est structurant pour toute l’histoire de la zone euro, particulièrement l’épisode dramatique du premier semestre 2015. Les demandes du premier gouvernement Tsipras, fondées notamment sur une restructuration de la dette et une réduction du niveau de l’austérité, venaient percuter les vérités assénées depuis 2010. Il a fallu briser cette demande par la violence d’un troisième mémorandum, donc d’une poursuite de la logique de 2010, malgré l’évidence contraire de son échec. Le but était en quelque sorte de «forcer la réalité» pour la faire entrer dans une vision définie en 2010. Sept ans de maux du peuple grec, une fracture béante entre le nord et le sud de l’Europe, une humiliation du gouvernement démocratique grec et une situation toujours aussi bloquée auront été les prix à payer de cette tentative sordide de validation des mensonges des dirigeants européens.

La position du FMI aujourd’hui et le Grexit

Dernier élément: la position actuelle du FMI ne peut plus faire comme si une participation au programme était possible. La torsion effectuée en 2010 aux statuts du Fonds et à la rationalité économique n’est plus possible. Aussi, désormais, la participation du FMI semble une gageure. D’où le débat entre les créanciers européens et le Fonds depuis 2015. D’autant que le FMI a souvent été utilisé, notamment en juillet 2015, comme le «bad cop» des «gentils Européens», scénario largement validé par le gouvernement grec. Dès lors, la fin de cette union entre créanciers européens et FMI semble proche. Elle signe la fin du pacte accepté par Dominique Strauss-Kahn en 2010 et ouvre la porte à des scénarios où le Grexit , la sortie de la Grèce de l’euro, est une possibilité. (Article publié par La Tribune en date du 16 février 2017, à 17h14; voir aussi l’article de Romaric Godin publié sur ce site en date du 15 février 2017)

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[1] «Après avoir reconnu qu’elle avait sous-estimé les «multiplicateurs budgétaires», autrement dit l’impact de la consolidation budgétaire sur la croissance, pour la Grèce, l’institution de Washington avait récemment, dans un article de recherche reconnu les effets négatifs des politiques d’austérité imposées à Athènes. Ce jeudi 28 juillet 2016, un nouveau rapport est venu critiquer le rôle pris par le FMI dans sa gestion de la crise grecque. Et il est sévère. Le Bureau d’évaluation indépendant du FMI (IEO) a publié un long rapport sur le «FMI et les crises en Grèce, au Portugal et en Irlande» qui dresse un constat: le FMI a agi sous la pression des intérêts de certains pays de la zone euro, contre ses propres intérêts et a cherché pour cela à court-circuiter le conseil d’administration. Cette procédure a clairement conduit à des erreurs d’appréciations majeures de la situation, notamment en Grèce.

Dans son rapport, l’IEO confirme notamment ce que, entre autres, la Commission de Vérité sur la dette grecque, établie au printemps 2015 par le parlement hellénique, avait pointé du doigt: pour faire passer le soutien financier à la Grèce du FMI malgré le caractère insoutenable de la dette grecque, la direction de l’institution a fait adopter discrètement une modification des critères d’accès à l’aide du FMI. «Le conseil d’administration n’a pas été consulté sur cette question. En fait, les directeurs ne furent pas même informés des doutes des équipes sur la soutenabilité de la dette grecque», estime l’IEO. Et de poursuivre: «ni la direction du FMI, ni les équipes n’ont cherché à porter l’attention du Conseil sur la décision proposée de modifier les critères ou sur le fait qu’un critère d’accès exceptionnel serait modifié en approuvant le programme grec». En clair: il y a eu clairement une volonté de tromper le Conseil, en incluant cette modification cruciale, qui plaçait le FMI dans la position de s’exposer à un pays insolvable. L’IEO renforce cette idée en précisant que le Conseil a été pressé par le temps, et n’a pas eu la possibilité de regarder le programme en détail.» (Article de Romaric Godin, in La Tribune, en date du 29 juillet 2016)

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