Grèce. Encore aux mains de l’oligarchie?

Par Adea Guillot

Leonidas Bobolas
Leonidas Bobolas

Le premier ministre grec Alexis Tsipras l’a de nouveau affirmé lors de son discours au Parlement européen [voir la transcription française du discours sur ce site en date du 8 juillet] mercredi 8 juillet: il promet, si les créanciers lui en donnent la possibilité, de devenir le grand réformateur de la Grèce. Et notamment de «s’attaquer de manière systématique à la structure oligarchique» de l’économie grecque et «aux cartels» qui se partageraient depuis trente ans le lucratif gâteau des contrats publics. «Ils contrôlent les médias et ils obtiennent des banques des prêts importants, contrairement aux entrepreneurs classiques. Nous devons limiter leurs activités effrénées», déclarait-il en mars au magazine allemand Spiegel.

En Grèce, l’économie est une histoire de familles. D’abord celles des centaines de milliers de petites et moyennes entreprises qui tiennent notamment le commerce de détail. Et il y a aussi quelques grandes familles, une dizaine, propriétaires de grands groupes, qui se décomposent souvent d’après le même schéma. D’un côté, des entreprises, souvent leaders dans leur domaine, qui représentent « le cœur de métier » du groupe. De l’autre, des sociétés, juridiquement indépendantes – cela a son importance – centrées sur les médias. La famille Bobolas domine le marché de la construction, du traitement des déchets ou de la gestion des autoroutes par le biais d’une dizaine d’entreprises regroupées sous l’enseigne Ellaktor SA, aujourd’hui gérée par Leonidas Bobolas, fils aîné du patriarche Georges Bobolas. Fotis Bobolas, le petit frère, est, quant à lui, président du conseil d’administration des éditions Pegasus, propriétaire de cinq quotidiens – dont le journal Ethnos –, d’une quinzaine de magazines et d’une dizaine de sites Internet. La famille Bobolas est aussi, et surtout, actionnaire majoritaire de la principale chaîne de télé privée du pays, Mega.

Vardis Vardinoyannis et sa femme
Vardis Vardinoyannis et sa femme

La famille crétoise Vardinoyannis maîtrise le marché stratégique du pétrole avec ses raffineries de Corinthe et ses participations dans les entreprises de distribution de carburant (Shell, Coral SA, Avin Oil, etc.). Elle est aussi actionnaire de la chaîne de télévision privée Star et de plusieurs radios et magazines. La famille Alafouzos, armateurs originaires de Santorin, est propriétaire du Groupe Skai, du nom d’une influente antenne privée. A son catalogue, notamment, le principal quotidien grec Kathimerini. D’autres familles, les Latsis (transport maritime, développement de biens immobiliers, etc.), les Melissanidis (pétrole, loterie…) ou Marinakis (transport maritime, propriétaire du prinipal club de foot grec l’Olympiakos) sont aussi de très importants acteurs économiques en Grèce.

On trouve des industriels propriétaires de médias dans d’autres pays, mais la Grèce possède quelques spécificités. «En Grèce, nous avons un mot fort – “diaploki” – qui résume à lui seul les relations incestueuses entre quelques grosses entreprises, les médias, les banques et le monde politique», explique Pavlos Eleftheriadis, professeur d’économie à l’université d’Oxford (Royaume-Uni) et porte-parole aux affaires européennes du parti centre-droit To Potami. Un ambassadeur américain avait résumé le phénomène dans une dépêche diplomatique de 2006 révélée par WikiLeaks: «Les relations sont plus compliquées et incestueuses que celles entre les dieux, les demi-dieux et les hommes dans les mythes grecs.»

Première conséquence visible pour l’universitaire: «Les journalistes de ces antennes sont dans une forme totale d’autocensure.» Lors des législatives de fin janvier, ce juriste a été candidat pour son parti. «J’ai vraiment vécu de l’intérieur comment le “diaploki” se mettait en place», témoigne-t-il. En Grèce, les électeurs doivent choisir sur une liste nominative en cochant devant le nom d’une personnalité par un système de croix. « Il est donc important d’être connu du public et cela passe par la télé, signale-t-il, affirmant avoir refusé de rentrer dans le jeu. Or, pour accéder à la télé, cela n’est pas gratuit ! Il faut passer une sorte de contrat tacite, évidemment totalement secret, de renvoi d’ascenseur avec l’entrepreneur qui ouvre l’accès à ses antennes. 

Le renvoi d’ascenseur pendant plus de trente ans en Grèce a facilité l’accès aux marchés publics. «Les appels d’offres ont longtemps été de pure façade», affirme M. Eleftheriadis. «Un ministre pouvait intervenir directement dans les comités techniques d’attribution et favoriser ainsi l’entreprise de son choix.»

Pour le journaliste d’investigation Nikolas Leontopoulos, coauteur pour Reuters en 2012 d’une série d’articles sur l’oligarchie en Grèce, ces pratiques ont atteint leur apogée en amont des jeux olympiques de 2004. «Il fallait alors construire les installations olympiques, des autoroutes, un aéroport : une manne dantesque à l’échelle de la Grèce.» Des milliards d’euros d’investissements, qui ont largement participé à creuser la dette publique, pleuvent sur le pays. «Chacun voulait un morceau du gâteau. Les entreprises grecques, bien sûr, mais aussi les grands groupes européens. C’est là que le schéma du consortium mêlant intérêts grecs et européens est apparu au grand jour », explique le journaliste. En soit, rien de répréhensible, non ? « Sauf que le vrai boulot des oligarques dans ces arrangements, c’est de servir d’intermédiaire entre les entreprises étrangères et le système politique en place qui attribue les marchés», soutient M. Leontopoulos.

En janvier 2005, Costas Karamanlis, premier ministre conservateur entre 2004 et 2009, promet de faire adopter une loi interdisant au propriétaire d’une entreprise susceptible de participer à un marché public de posséder directement, lui ou toute personne de sa famille – et c’est un point de détail crucial – une entreprise médiatique. «La bataille pour que cette loi, dite de l’actionnaire majoritaire, ne voie pas le jour, a été féroce. Les médias se sont déchaînés, dénonçant une loi monstrueuse», se rappelle Nikolas Leontopoulos. Après avoir épuisé l’ensemble des recours en Grèce et tenté en vain de faire pression sur le gouvernement pour qu’il renonce à son projet, les oligarques se sont tournés vers Bruxelles. «Ils ont argué du fait que l’on ne pouvait pas interdire à un membre de leur famille d’avoir ses propres affaires, indépendantes, y compris dans le monde des médias. Que cela limitait la liberté d’entreprise.»

La Commission européenne tranchera en effet en faveur des oligarques. «Ils ont menacé [Costas] Karamanlis de ne plus lui verser les fonds structurels

auxquels la Grèce avait droit et le premier ministre s’est rétracté dans l’instant en vidant la loi de sons sens. Un vrai chantage qui, pour moi, prouve l’hypocrisie de l’Europe vis-à-vis de l’oligarchie grecque qu’elle protège.» Des propos que nuance le constitutionnalisme grec Nikos Alivizatos. «Cette disposition sur les parents proches violait effectivement les directives européennes. Et la Cour européenne de justice a d’ailleurs confirmé en 2008 la décision de la Commission de 2004.»

Aujourd’hui, l’Etat est au bord de la faillite et n’est plus en mesure de financer le moindre investissement public. «La manne s’est tarie mais le nouveau marché porteur pour les oligarques est celui des privatisations», soutient Nikolas Leontopoulos. Pour renflouer les caisses de l’Etat, en effet, les créanciers de la Grèce ont imposé à la Grèce la privatisation de nombreux actifs publics, entreprises, patrimoine immobilier, infrastructures. «Et là, nous observons de nouveau à l’œuvre les mêmes mécanismes de collusion suspecte entre politiques, médias et oligarques grecs et européens –, ce que j’appelle le triangle du pouvoir.»

Nikolas Leontopoulos s’est particulièrement intéressé aux conditions d’attributions des 620 hectares – deux fois la surface de Central Park et une marina grande comme trois fois celle de Monaco – de l’ancien aéroport d’Athènes Elliniko, désaffecté depuis 2004. En mars 2014, après des années de rebondissements, ce marché gigantesque a finalement été attribué à un consortium comprenant d’une part le grec Lamda Development de la famille Latsis, le groupe chinois Fosun et la société Al-Maabar, filiale de Mubadala Development, un fonds souverain d’Abou Dhabi.

«On peut se poser des question : comment se retrouve-t-on avec un seul candidat? Comment a-t-on cédé ce joyau à ce prix ridiculement sous-estimé de 915 millions d’euros?» La Chambre technique de Grèce (TEE) avait en effet estimé qu’Elliniko à 3 milliards d’euros. Dans le doute, la Cour d’audit grecque a bloqué la procédure en septembre 2014. Elle a cependant rendu son avis en février 2015 en estimant valide l’ensemble du marché. Les travaux devraient commencer en 2016.

Les Grecs ont porté Alexis Tsipras au pouvoir en partie parce qu’ils estiment qu’il est le seul à pouvoir mener une opération mains propres en Grèce. C’est fort de cet argument que le premier ministre essaie de convaincre ses créanciers de lui laisser une chance de changer la Grèce. Un discours que les Européens ont déjà entendu des dizaines de fois par le passé et qu’ils ont, aujourd’hui, bien du mal à croire. (Publié en page 2 de cahier Eco&Entreprises du quotidien Le Monde, le 11 juillet 2015)

Soyez le premier à commenter

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée.


*