Royaume-Uni. Une forme «d’esclavage moderne»: le lavage des voitures à la main

Par Eric Albert

Marcin travaille douze heures par jour, six jours par semaine, parfois sept. Le grand gaillard ne se plaint pas. Voilà quinze ans que ce Polonais lave des voitures à la main, au Magic Hand Car Wash du sud de Londres.

Asperger de produit nettoyant, passer l’éponge une fois, puis une deuxième fois, rincer au jet d’eau pressurisé, puis recommencer avec la voiture suivante, le tout sans gant ni bottes en ce jour de novembre… A 6 livres (7 euros) le lavage, le double pour nettoyer aussi l’intérieur, le prix est extrêmement compétitif.

Marcin est le symbole d’une certaine dérive de l’économie britannique, où le secteur informel, souvent nourri d’une main-d’œuvre immigrée, règne en maître. L’évolution des stations de lavage de voitures au Royaume-Uni est une véritable parabole, qui raconte le problème de productivité du pays, les conditions de travail, l’immigration d’Europe de l’Est et, dans les cas les plus extrêmes, le développement de l’esclavage moderne.

En quinze ans, les rouleaux de lavage automatique des stations-service ont pratiquement disparu du pays, remplacés par du lavage à la main. Voilà un rare exemple de dérobotisation d’un métier. Dans ce secteur, outre-Manche, l’homme est plus compétitif que la machine. «On est passé d’une industrie intensive en capital à une industrie intensive en main-d’œuvre», explique Ian Clark, de l’université Nottingham Trent, auteur de plusieurs études sur le sujet.

Concurrence déloyale

Brian Madderson, de l’Association des laveurs de voitures (CWA), qui représente les entreprises officielles du secteur, ne décolère pas. «On fait face à de la concurrence déloyale avec des petites stations de lavage qui ne paient pas leur TVA, ni le salaire minimum, ni les cotisations sociales… Dans les stations-service, on voit souvent des machines de nettoyage à l’abandon, remplacées par un groupe de gens qui font le travail à la main.»

Selon lui, au moins un millier de stations de nettoyage automatique ont dû fermer depuis une décennie, sachant que l’investissement dans les rouleaux coûte près de 50’000 euros.

Le Magic Hand Car Wash du sud de Londres est un bon exemple de cette économie grise. Coincée dans l’arrière-cour d’un petit immeuble, installée depuis des années, l’entreprise semble officielle. Des panneaux affichent les prix, un système de carte de fidélité est proposé. Mais le paiement est uniquement en espèces et les quatre employés ce jour-là – deux Portugais, un Roumain, un Polonais – sont payés de la main à la main par leur patron albanais.

A ses débuts, Marcin gagnait 20 livres par jour (23 euros), une misère. Désormais, il est fier de son salaire: 400 livres (469 euros) par semaine. Soit presque 2000 euros par mois. De quoi lui permettre de rentrer de temps en temps en Pologne, voir sa famille, et de mettre un peu d’argent de côté. Il parle aujourd’hui un bon anglais, assure payer ses impôts, et préfère ne pas trop se poser de questions sur les «quatre ou cinq» différents patrons qui se sont succédé un peu mystérieusement à la tête de cette petite station de lavage.

Les réglementations ne sont pas respectées

Au Royaume-Uni, selon M. Madderson, il y aurait environ 4000 stations de lavage automatique, contre 10’000 à 20’000 à la main. «Je suis allé à une conférence à Amsterdam, et mes homologues d’Allemagne, d’Autriche ou de Suisse ne revenaient pas de la situation britannique. Dans ces pays, le lavage à la main n’existe pratiquement pas.»

Le problème n’est pas la régulation britannique. Le salaire minimum, à 8,21 livres de l’heure (9,61 euros), est proche de celui de la France (10,03 euros), les règles environnementales obligent à installer certains filtres pour les rejets des eaux usées et les heures supplémentaires sont encadrées.

Mais au Magic Hand Car Wash, aucune de ces réglementations ne semble respectée. Marcin dépasse très largement la limite maximum de quarante-huit heures de travail hebdomadaires, et rapporté à l’heure, son salaire tourne autour de 5,50 livres, un tiers de moins que le minimum légal.

Cela semble être à peu près la norme. M. Clark, de l’université de Nottingham Trent, et son confrère Trevor Colling, de celle de Leicester, ont mené une étude des stations de lavage dans ces deux villes. En moyenne, les vingt-quatre travailleurs qu’ils ont pu interroger percevaient 14 % de moins que le salaire minimum.

«Négligence des services de l’Etat»

L’explication, dit M. Madderson, vient de la non-application des réglementations. «Les agences chargées de les faire respecter sont inefficaces. Ça ne les intéresse pas.» D’autant que la supervision est morcelée: l’agence de l’environnement est responsable des eaux usées, une autre se charge des violations du droit du travail, le fisc britannique des impôts… Dix ans d’austérité ont souvent réduit leurs effectifs et leurs moyens d’action sont très limités.

A l’extrême, cette négligence des services de l’Etat donne lieu à un véritable esclavage moderne. En août 2015, le sort de Sandu Laurentiu avait retenu l’attention des médias. Le Roumain, qui travaillait au Bubbles Car Wash dans l’est de Londres, est mort électrocuté en prenant sa douche dans le minuscule appartement qu’il partageait avec cinq collègues au-dessus de la station de lavage où il travaillait. Le propriétaire avait trafiqué les plombs et le chauffe-eau électrique de la salle de bains était dans un état de délabrement avancé.

« On a affaire à des réseaux très sophistiqués, décrit Mgr Alastair Redfern, un évêque anglican à la retraite, spécialiste de l’esclavage moderne. La main-d’œuvre immigrée est attirée en faisant miroiter des salaires alléchants. Mais à leur arrivée, les patrons confisquent leurs passeports, conseillent aux nouveaux arrivés de ne pas faire confiance à la police britannique, font régner la terreur. Parfois, des comptes en banque sont ouverts au nom des travailleurs, à qui on fait signer des papiers qu’ils ne comprennent pas, et des emprunts sont pris en leur nom, sans qu’ils le sachent.»

Respecter un code de bonne conduite

En 2018, en collaboration avec l’Eglise catholique, Mgr Redfern a lancé une application mobile, demandant aux clients des lavages de voitures de signaler les abus. «On est tous très occupés, les yeux rivés sur notre téléphone portable, et contents d’avoir un service pas cher, s’agace-t-il. Mais il faut lever les yeux, comprendre qu’il est de notre devoir de signaler les abus.» En six mois, l’application a été utilisée 2300 fois ; dans 930 cas, les descriptions envoyées par le client indiquaient une suspicion d’esclavage moderne.

Face à ces dérives, l’industrie tente de s’organiser. Elle est en train de créer le label «Responsible Car Wash», que des sites pourront obtenir à condition de respecter un code de bonne conduite. Plusieurs projets pilotes ont été menés cette année, et les premiers labels doivent être accordés en 2020. «Cela peut être une publicité positive pour ceux qui le reçoivent, et provoquer ensuite un effet boule de neige», espère Teresa Sayers, qui dirige le projet.

Reste que c’est l’attitude des clients qui sera la plus importante. Tant que ceux-ci choisiront en priorité les prix bas, les mauvaises conditions de travail risquent de perdurer.

Waves, un groupe qui possède plusieurs centaines de stations de lavage, estime qu’il est impossible de respecter toutes les législations à moins de 7,50 livres par lavage. A Londres, le prix moyen semble tourner autour de 6 livres… «Et j’ai vu des sites qui proposaient 1,99 livre», se désole Teresa Sayers.

«Permissivité visible»

Au début des années 2000, les stations de lavage britanniques ressemblaient pourtant à celles du reste de l’Europe occidentale. Pourquoi ce basculement? M. Clark cite une multiplicité de facteurs. L’interdiction de fumer dans les lieux publics et la libéralisation de la vente d’alcool dans les supermarchés a provoqué de nombreuses faillites de pubs. Cela a libéré des parkings vides, des espaces désertés qui offrent un bon lieu d’accueil pour les stations de lavage.

En parallèle, dans le sillage de la crise financière, le marché de l’emploi est devenu beaucoup plus flexible: les régulations n’ont guère changé, mais les contrats courts et l’auto-entreprenariat se sont fortement développés.

«Une vague d’immigrés d’Europe de l’Est est aussi arrivée à partir de 2004 [quand dix pays ont rejoint l’Union européenne], ajoute M. Madderson. Pour nombre d’entre eux, les stations de lavage étaient le premier point de chute. » Aujourd’hui encore, la main-d’œuvre vient très majoritairement de ces pays.

La «permissivité visible» de l’économie, pour reprendre l’expression de M. Clark pour qualifier cette part d’économie grise visible de tous et acceptée, contribue à la productivité catastrophique du Royaume-Uni, qui est inférieure de 23 % à celle de la France, et de 26 % à celle de l’Allemagne.

Si le pays a connu une croissance relativement bonne depuis 2012, c’est essentiellement grâce à l’augmentation de sa main-d’œuvre: de plus en plus de Britanniques et d’immigrés travaillent. En revanche, chaque travailleur produit peu. Les stations de lavage, qui ont créé de l’emploi mais détruit des investissements, participent à cette évolution. Marcin ne s’en doute pas, mais il incarne l’économie britannique moderne. (Article publié sur le site du quotidien Le Monde en date du 4 décembre 2019; titre de la rédaction d’A l’Encontre)

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