Royaume-Uni. Uber, un patron et ses salariés

14078_uber-taxiPar Eric Albert

Uber a subi une défaite juridique majeure vendredi 28 octobre. Dans une décision qui devrait faire date, un tribunal du travail britannique a condamné le géant américain à reconnaître ses chauffeurs comme des employés, et non pas comme des auto-entrepreneurs. En conséquence, l’entreprise californienne, valorisée à 62 milliards de dollars, va devoir leur payer le salaire minimum, le droit à des pauses régulières et des congés payés.

«C’est une victoire monumentale, estime Maria Ludkin, la directrice des affaires légales du syndicat GMB, qui a porté l’affaire devant les tribunaux. Ça va avoir un impact positif pour les 30’000 chauffeurs de Londres.»

Selon elle, la décision aura des répercussions sur l’ensemble de l’économie participative, dont l’une des clés du modèle économique est d’utiliser des auto-entrepreneurs, évitant ainsi charges salariales et régulations. Environ 450’000 personnes à travers le Royaume-Uni sont dans cette situation, selon les calculs du Trade Union Congress (TUC), la principale confédération syndicale. «Ce qui se passe à Uber n’est que le sommet de l’iceberg», souligne Frances O’Grady, sa secrétaire générale.

Le syndicat GMB entend d’ailleurs élargir son action judiciaire. «Sur la base de cette victoire, nous préparons des poursuites concernant neuf autres entreprises, dans des secteurs très divers, notamment la construction et la logistique», précise Mme Ludkin.

Langage obscur

Il ne s’agit cependant que de la première manche d’une bataille judiciaire qui s’annonce longue. Uber a immédiatement précisé qu’il allait faire appel. L’entreprise minimise la portée du jugement, soulignant que la décision ne concerne que les deux chauffeurs qui avaient porté plainte. «C’est absurde de dire ça, rétorque Mme Ludkin. C’est une pratique judiciaire normale de n’avoir que quelques plaignants pour le premier dossier, mais la décision s’applique automatiquement à tous les chauffeurs.»

La lecture des quarante pages du verdict du tribunal du travail revient à se plonger dans l’étrange modèle d’Uber. Dans la version du géant californien, les chauffeurs de Londres ne travaillent pas pour une entreprise britannique, mais pour Uber BV, filiale enregistrée aux Pays-Bas. Ils ne sont pas ses employés, mais ses «clients». D’ailleurs, Uber n’est pas une entreprise de transport: c’est une simple plateforme technologique, qui vend ses services pour aider les auto-entrepreneurs à développer leur entreprise. Tout ceci est soigneusement annoté dans le très long contrat au langage obscur que les chauffeurs signent avec Uber au début de leur collaboration.

Sur le terrain, ces conditions signifient que pendant les périodes calmes, les chauffeurs sont parfois moins payés que le salaire minimum. Le syndicat GMB évoque ainsi l’exemple de l’un d’entre eux, qui n’a gagné que 5,03 livres (5,60 euros) de l’heure lors d’un mois d’août, loin du salaire minimum de 7,20 livres.

Le juge du tribunal du travail, A. M. Snelson, dont les attendus sont remplis d’ironie mordante, détruit un à un les arguments d’Uber, à commencer par le fait que l’entreprise ne serait qu’une plateforme technologique. «Il est irréel de démentir qu’Uber fournit des services de transport, assène-t-il. Le simple bon sens prouve le contraire.»

30’000 «employés» en théorie

Dans son jugement, qui cite au passage William Shakespeare et le poète John Milton, M. Snelson s’en prend à la mauvaise foi d’Uber. Le contrat que l’entreprise fait signer aux chauffeurs est truffé de «fictions, mots détournés de leur sens et terminologies entièrement nouvelles». Ainsi, un licenciement est une «désactivation», un chauffeur est un «client», et une embauche est un «enrôlement» («onboarding»).

Quant à l’idée que les chauffeurs sont des auto-entrepreneurs, elle ne tient pas. «La notion qu’Uber à Londres est une mosaïque de 30’000 petites entreprises reliées par une plateforme commune nous semble assez ridicule», écrit M. Snelson. Les chauffeurs ne peuvent pas «développer leur entreprise», note-t-il, sauf à conduire de plus longues heures.

Surtout, leur marge de manœuvre dans la conduite des opérations est très limitée. Certes, reconnaît le jugement, les chauffeurs peuvent choisir leurs horaires de travail. Mais à partir du moment où ils se connectent à l’application d’Uber, la grande majorité des règles leur sont dictées. Le chauffeur n’a pas le contact du client ni son nom, jusqu’au moment où celui-ci rentre dans sa voiture. Jusqu’à cet instant-là, il ne connaît pas sa destination. Il ne choisit pas le prix de la course. Il peut théoriquement choisir son chemin, mais dans les faits suit la route fournie par l’application d’Uber.

De même, le chauffeur peut refuser des courses, mais au bout de trois rejets, il est déconnecté du système pour dix minutes. Si les clients lui attribuent des notes médiocres, il peut subir «l’équivalent de sanctions disciplinaires». En cas de plainte des clients, Uber s’en occupent directement. Enfin, l’entreprise californienne effectue un entretien d’embauche, certes sommaire, mais où les candidats doivent apporter les papiers certifiant leur autorisation à conduire une voiture de tourisme avec chauffeur.

En conclusion, estime M. Snelson, «il n’est pas vrai de considérer qu’Uber travaille pour les chauffeurs. La seule interprétation sensée est que la relation marche dans le sens inverse.» Uber est donc une entreprise de 30’000 employés à Londres, et 40’000 dans l’ensemble du Royaume-Uni. Avec tout ce que cela implique en termes de respect des règles du travail, paiement des salaires et facture fiscale. (Article publié dans le quotidien Le Monde daté du 30-31 octobre 2016, p. 3 Eco&Entreprise)

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