Réduction du temps de travail, emploi et répartition des revenus

diminution-temps-travailPar Michel Husson

Dans une précédente contribution, on a présenté trois scénarios rétrospectifs de réduction du temps de travail sur le cas français [1]. On prolonge ici cet exercice pour étudier l’impact sur la répartition des revenus d’une « bonne » réduction du travail, autrement dit sans perte de salaire mensuel et avec embauches proportionnelles.

Dans ces conditions, 10 % d’emplois créés par réduction du temps de travail vont évidemment conduire à une augmentation de la masse salariale de 10 %, donc à une baisse de la part des profits. Un tel déplacement est-il soutenable ? Pour répondre à cette question, il faut prendre la mesure d’un tel impact, et c’est tout l’intérêt de ce type d’exercice de dégager des ordres de grandeur.

Plutôt que de multiplier les variantes, on s’en tient ici à un scénario composite qui fonctionne en quelque sorte à l’envers : au lieu de se fixer une cible de réduction du temps de travail, on définit une évolution a priori de la part des salaires dans le revenu national (voir graphique 1).

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L’examen de la longue période permet de comprendre la logique de ce scénario en relation avec l’expérience française. Jusqu’au milieu des années 1970, la part des salaires était restée plus ou moins constante, mais la crise la fait brusquement augmenter. Il peut sembler paradoxal que la part des salaires augmente en période de récession, mais cela s’explique par une relative inertie des salaires et de l’emploi par rapport à la chute de la production.

Dans le cas français, cette augmentation de la part des salaires a été compensée, et au-delà, par un recul spectaculaire – d’environ 9 points – entre 1982 et 1989. Depuis, la part des salaires a continué à baisser pour atteindre un niveau très bas historiquement. Puis, à nouveau, la crise fait augmenter significativement la part des salaires à partir de 2009, selon les mêmes mécanismes qu’entre 1974 et 1982. Elle reste cependant à un niveau inférieur à celui des « Trente glorieuses ».

Il faut noter au passage que cette évolution de la part des salaires en France est très marquée, mais que la majorité des pays européens ont globalement enregistré la même tendance à la baisse, avec des profils spécifiques.

La logique du scénario alternatif consiste alors à postuler que la part des salaires aurait cessé de baisser en 1986, pour évoluer ensuite à peu près comme la part des salaires observée mais avec un différentiel de l’ordre de 4 points. Il s’agit donc d’un scénario relativement mesuré, si l’on prend comme référence la norme salariale antérieure à l’instauration du capitalisme néo-libéral.

L’impact sur l’emploi, via la réduction du temps de travail, est évalué selon la même méthode arithmétique que dans notre précédente contribution : on suppose que la moindre baisse de la part des salaires est consacrée à payer les emplois créés par réduction du temps de travail. On peut donc calculer « à rebours » l’évolution de la durée du travail et du taux de chômage.

La durée du travail ainsi simulée baisse plus rapidement à partir de 1986 et se rapproche de la durée du travail de plein emploi (celle qui permettrait d’offrir des emplois à l’ensemble de la population active) puis évolue parallèlement à la durée du travail observée à partir de 2000, en raison de la stabilisation, puis de l’augmentation de la part des salaires (graphique 2.A).

L’évolution du taux de chômage est spectaculairement différente de celle qui a été observée. La réduction plus rapide du temps de travail à partir de 1986 lui fait franchir une première marche d’escalier d’environ 4 points à la baisse. Un rythme plus soutenu durant la période des 35 heures fait redescendre le taux de chômage vers 2 %, soit un quasi-plein emploi. Puis la crise le fait remonter à 4 % (graphique 2.B).

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Contre le chômage, on n’a rien essayé

L’intérêt de cet exercice est double. Il permet d’abord de montrer que l’incrustation du chômage remonte aux politiques menées par un gouvernement « de gauche » au cours des années 1980 et que les politiques menées ultérieurement étaient sous-dimensionnées par rapport à l’objectif d’un retour au plein emploi. La décennie qui a marqué l’entrée dans le capitalisme néo-libéral a conduit à un « acquis » de chômage qui n’a jamais été résorbé.

L’exercice montre aussi que l’incrustation du chômage, l’insuffisante réduction du temps de travail et la baisse de la part salariale font système. Et l’argument classique selon lequel le rétablissement des profits devait permettre de relancer l’accumulation puis l’emploi a fait long feu, comme le montre clairement le graphique 3.

Graph3Jusqu’à la crise du milieu des années 1970, le profit et l’investissement des sociétés non financières évoluent en phase. Les récessions de 1974-75 et 1980-81 font nettement reculer l’un et l’autre. Puis, comme on l’a vu, la part des profits se redresse fortement durant les années 1980, mais le taux d’investissement reste à un niveau durablement dégradé. Entre les deux, il y a notamment la croissance des revenus financiers.

Ce constat est important : il montre qu’une augmentation de la part des salaires ne dégraderait pas la capacité d’investissement des entreprises, à condition de faire baisser la part du profit captée par les actionnaires. Ou encore, dit autrement, la montée du chômage et celle des dividendes ne sont que les deux faces de la même « médaille » néo-libérale.

Et la compétitivité ? En augmentant la part des salaires, on dégraderait la compétitivité, la France perdrait (encore plus) de parts de marché et donc des emplois. La réduction du temps de travail ainsi conçue serait donc une politique de Gribouille. On tient là une des prouesses idéologiques néo-libérales : faire croire que les prix ne dépendent que des salaires. Mais la part des actionnaires est aussi un élément des prix : autrement dit, une augmentation des salaires compensée par une baisse des dividendes pourrait laisser inchangée la compétitivité-prix.

Les avocats du néo-libéralisme n’ont pas de mots assez sévères pour condamner la réduction du temps de travail qui serait selon eux « anti-économique ». En un sens, ils ont raison parce que tout recul du chômage significatif améliore le rapport de forces en faveur des salariés et menace la répartition actuelle des revenus. Mais leur propension à désigner le coût du travail comme source de tous les maux équivaut à une défense de fait du coût du capital [2].

D’un autre côté, il ne faut pas oublier que la création d’emplois par réduction du temps de travail « s’auto-finance » en partie. Sans même parler de ses effets sociaux et individuels sur le bien-être, le chômage n’est pas gratuit. Aux allocations chômage, il faudrait ajouter les effets indirects, notamment en matière de santé publique. Résorber le chômage réduit donc son coût dans une proportion que l’on peut évaluer à la moitié d’un salaire dans le cas français. Il serait par exemple possible de réduire les cotisations à mesure que les emplois créés réduisent les sommes consacrées à l’indemnisation du chômage, et l’augmentation de la part des salaires en serait réduite d’autant.

Les principes d’une bonne RTT

• Maintien du salaire mensuel : la RTT n’est pas un partage du travail à masse salariale inchangée.

• La RTT doit se faire « avec embauches compensatoires » proportionnelles afin d’éviter toute intensification du travail : 10 % de baisse du temps de travail = 10 % d’emplois en plus (et même 11,1 % en raison des lois de l’arithmétique !).

• La RTT doit être l’occasion d’une résorption du travail à temps partiel subi.

• La RTT doit s’accompagner de formes de mutualisation des emplois dans les petites entreprises.

Mais la condition de réussite la plus importante est le contrôle des salariés sur la mise en oeuvre de la mesure. Ce contrôle doit porter sur deux points essentiels : sur la réalité des créations d’emplois, et sur les modalités concrètes de la RTT. Ce sont les travailleurs qui doivent décider collectivement de la meilleure manière de combiner les formes possibles de réduction du temps de travail, de manière à prendre en compte les aspirations différenciées des salariés : réduction quotidienne (tant d’heures par jour), hebdomadaire (par exemple 4 jours), annuelle (journées RTT) ou pluriannuelle (année sabbatique)

Une forme de ce contrôle pourrait être le suivant : dans la mesure où les dépenses de chômage diminueraient avec les créations d’emplois, des baisses de cotisations sociales pourraient être accordées. Mais celles-ci seraient soumises à la validation par les salariés au regard de quatre critères : la réalité des créations d’emplois, leur caractère décent, le maintien des salaires et une politique de réduction des versements de dividendes.

La réduction du temps de travail ainsi conçue devrait être un élément essentiel de tout projet de transformation sociale. C’est l’outil qui permet de faire des gains de productivité un facteur de progrès et non de régression sociale. Mais c’est aussi un projet de société, une société du temps libre. La baisse du temps de travail est en effet l’une des conditions nécessaires à une réduction des inégalités entre femmes et hommes, et c’est aussi une composante essentielle d’une économie post-productiviste.

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[1] Michel Husson, « Réduction du temps de travail et chômage : trois scénarios », A l’encontre, 4 avril 2016

[2] Olivier Besancenot, Le véritable coût du capital, Autrement, 2015.

 

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