La conquête de Paris par Haussmann et ses ultimes séquelles

Anne Hidalgo et Nathalie Kosciusko-Morizet
Anne Hidalgo et Nathalie Kosciusko-Morizet

Par Marc Perelman

Quiconque subit un téléjournal français est au courant de «La Bataille de Paris» que se livre, selon la titraille des quotidiens, Anne Hidalgo (Parti socialiste et première adjointe de Bertrand Delanoé) et Nathalie Kosciusko-Morizet (UMP). Libération a même publié un e-book à ce sujet. Sa présentation se résume à cette formule: «Quand s’est profilé le duel Hidalgo-NKM au printemps 2013, les médias du monde entier se sont rués sur cette pittoresque affiche: une brune et une blonde que tout oppose…» L’hyperbole n’est ici pas négligée. A une semaine du premier tour des élections municipales, le 23 mars, l’enfumage n’est pas que politique, il couvre aujourd’hui aussi Paris. Mais quelle capitale est au centre de cette «bataille»? (Rédaction A l’Encontre)

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L’historien, ancien membre du Collège de France, Louis Chevalier, dans son ouvrage sur L’Assassinat de Paris, au milieu des années 1970 (Calmann-Lévy, 1977), avait parfaitement perçu le sort funeste que les différents dirigeants en charge de la capitale lui avaient réservé lors de leur passage aux affaires. Il pointait déjà la disparition définitive du Paris historique sous les coups de boutoir des assauts répétés de la bétonisation accélérée des quartiers, la fabrication d’une fausse architecture de décor et d’un vrai urbanisme d’isolement où la rue tend à disparaître, du surgissement et du déploiement du nouveau maître invisible que constituait la circulation automobile envahissant sous-sol, sol et air, soit la mécanisation rapide gagnant sans cesse sur le pas des marcheurs, la disparition programmée de la présence ouvrière et des petits artisans en son cœur et leur exode vers des banlieues de plus en plus lointaines, voire inaccessibles et incertaines.

La Canopée, structure de verre et d'acier, devant couvrir le Forum des Halles (maquette 2012)
La Canopée, structure de verre et d’acier, devant couvrir le Forum des Halles (maquette 2012)

La parution de son ouvrage fut aussi concomitante: de la destruction du lieu de promenade des berges de la Seine au profit des voies rapides automobiles; de la destruction des Halles de Baltard qui auraient pu être reconverties, et ce au profit d’une immense fosse à marchandises et breloques baptisée «le Forum des Halles». Là, le peuple s’y «exprime» par marchandises interposées. Il y est capturé et maintenu dans les rets de galeries semi-souterraines proposant mille et un brimborions et frusques diverses que le dernier projet de Canopée, une couverture translucide à la façon d’une raie manta, ne parviendra pas à parachever dans le sens d’un embellissement du centre de Paris. L’impossibilité, par un projet de l’esprit, de combler le trou des Halles, pourtant si souvent récuré et cureté, est d’ailleurs symptomatique de cette impossibilité de fonder un nouveau centre d’une ville qui ne soit pas celui de l’étalage de marchandises plus ou moins frelatées, exhibées dans une débauche sans fin de magasins de fausses hardes qui tremblent de tous leurs murs sous le fracas des décibels crachés.

Un peu plus loin, dans ce qui s’appelait encore le Quartier Latin, quelques librairies, aussi peu de cinémas et encore moins de théâtres surnagent au milieu d’une myriade d’espaces lugubres de restaurations rapides et d’un étalement de magasins de fringues-kleenex et de faux cafés clinquants, sans parler du pullulement nauséabond des banques. Les années 1980-1990 n’avaient pas été très glorieuses et avaient, de fait, poursuivi un élan dévastateur originel: un opéra peu populaire et ressemblant à une vaste cocote minute; une Bibliothèque nationale de France, plate métaphore de quatre livres ouverts mais déjà obsolète et qui prend l’eau; une pyramide-ovni plantée au milieu du Louvre dont le sous-sol ressemble à un hall d’aéroport avec ses magasins duty-free; un Ministère de l’économie et des finances, enjambant en partie la Seine et faisant le rappel de la sinistre barre crypto-stalinienne d’antan.

Paris: mars 2010 et 2014
Paris: mars 2010 et 2014

Et pour l’avenir proche, rien de vraiment très rose: la sportivisation ou pire la stadification urbaine accélérée de l’ouest de Paris avec le Parc des Princes (bientôt rénové), le stade Jean-Bouin (construit), et surtout le catastrophique projet du Stade de Roland-Garros contre lequel agit une puissante mobilisation dans le cadre de la pétition «Sauvons les serres d’Auteuil». L’actuelle municipalité et en particulier Anne Hidalgo, adjointe au Maire pour les questions relatives à l’urbanisme sont en effet arc-boutées sur la défense absolue d’une compétition de quinze petits jours – revers liftés, ray-bans et bronzette mondaine – qui piétinera et mettra fin à un magnifique jardin.

Tous ces projets et réalisations ont poursuivi l’haussmannisation de la capitale par d’autres moyens certes plus soft qu’autrefois, mais tout aussi redoutables. Rappelons que le baron Haussmann se définissait comme «impérialiste de naissance et de conviction» et avait entrepris «l’éventrement du Vieux Paris, du quartier des émeutes, des barricades, par une large voie centrale, perçant, de part en part, ce dédale presque impraticable […] », permettant ainsi de contrôler le dangereux prolétariat parisien. Karl Marx avait aussi compris et anticipé « […] le vandalisme d’Haussmann, rasant le Paris historique pour faire place au Paris du touriste». Le Corbusier, de son côté, se pâmait d’admiration dans son ouvrage intitulé Destin de Paris!, un livre paru en 1941 aux éditions collaborationnistes Fernand Sorlot: « C’est vraiment admirable ce que sut faire Haussmann», « Mon respect et mon admiration pour Haussmann »…

Car Paris – et beaucoup s’en réjouissent – est devenue la capitale des touristes et du loisir loisireux. Un tourisme de masse est en effet en train d’asphyxier Paris, entre autres, avec ses cars monstrueux, moteur allumé et qui stationnent dans les rues du centre. Notre-Dame-de-Paris est prise d’assaut par les hordes de touristes bardés d’appareils en tout genre. Et ceux-là se répandent par groupes, façon troupeau ou petite meute, dans le Quartier latin qui est aujourd’hui réduit à une immense zone de restauration rapide et où les librairies ont été sommées de décamper chassées manu sportivi par des magasins de ventes de vêtements de loisir et de ballons et, où les universités ont été, elles aussi, constamment éloignées.

Walter Benjamin avait eu raison, en son temps, de souligner que «la ville de Paris est entrée dans ce siècle qui est le nôtre [le xxe siècle] sous la forme que Haussmann lui a donné». Or, elle l’est tout autant en ce début de XXIe siècle. A quoi assiste-t-on? Tout d’abord à l’individualisation forcenée du transport (la voiture, le vélo) à défaut de transports en commun en nombre suffisant. Les lignes du métro parisien et du RER, sur lesquels sont charriés les banlieusards, sont vieilles et sursaturées et, chaque jour, des problèmes «techniques» exaspèrent davantage ceux qui les empruntent. Sans parler de la sauvagerie de ses passagers qui prennent d’assaut la rame avant de laisser descendre leurs semblables, le métro ne ressemblant en rien à ce «moment de grâce», ni à ce «lieu de charme», propos pour le moins risibles mais tenus par Nathalie Kosciusko-Morizet (NKM) avec une candeur de classe irréprochable.

Le «cenquatre» (104)
Le «cenquatre» (104)

En quelques dizaines d’années, le logement dans Paris est devenu une denrée rare à l’accès quasi impossible du fait d’une spéculation immobilière intense. Par contre, l’expulsion-éloignement est de rigueur pour les classes pauvres, sans parler des dix à quinze mille SDF, et ce au profit d’une nouvelle petite bourgeoisie fortunée arrivée sur le devant de la scène médiatique, publicitaire ou artistique (souvent les trois se combinent), de nouveaux riches issus de la finance spéculative et de nouveaux milliardaires s’implantant dans des quartiers entiers, formant les nouvelles bastilles de la richesse. La pauvreté sinon la misère est, de son côté, rejetée toujours plus loin, au-delà du périphérique, alors que l’opulence arrogante grignote l’ancien territoire des classes indigentes. Des lieux et des événements, enfin, que d’aucuns définissent comme culturels mais aux lourds coûts financiers se développent comme champignons après la pluie. A titre d’exemple et parmi tant d’autres : le fameux «centquatre» (104), vaste hall souvent désert où virevoltent quelques rappeurs et artistes et où se côtoient des jeunes plutôt désœuvrés; «Paris-plages» avec son sable fin importé et l’impossibilité, bien sûr, de se baigner; «La Nuit blanche» [celle d’octobre 2014, sera la 13e édition] où Paris est livrée à d’autres artistes, sans parler des «24h du périphérique», sans doute pour nous faire tourner en rond.

Bref, une culture du divertissement…

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Marc Perelman est professeur en esthétique à l’Université Paris X-Nanterre.

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