Guerre d’Algérie: «Dépasser le ressassement des mémoires meurtries»

François Hollande et le ministre de la Défense Jean-Yves Le Drian, le 19 mars 2016, à Paris
François Hollande et le ministre de la Défense Jean-Yves
Le Drian, le 19 mars 2016, à Paris

Par Mohammed Harbi
et Gilles Manceron

Depuis décembre 2012, la Journée nationale du souvenir des victimes civiles et militaires de la guerre d’Algérie a été fixée au 19 mars [voir de même l’article publié sur le site A l’Encontre en date du 12 mars 2016]. Cette date est celle du cessez-le-feu, décidé la veille par les accords d’Evian, qui a rendu possible après plus de sept ans de guerre, en 1962, la fin du conflit et l’indépendance du pays. Le fait qu’il y eut encore des victimes dans les mois qui ont suivi, notamment parmi les pieds-noirs et les harkis, est indiscutable.

Cela s’explique en grande partie par le fait qu’une partie de ceux qui avaient soutenu en 1958 le retour au pouvoir du général de Gaulle se sont opposés à sa volonté, lorsqu’il a constaté le ralliement massif de la grande majorité des Algériens à l’idée d’indépendance de leur pays, de trouver une solution politique qui mette fin au conflit et permette cette indépendance.

Cette politique a été approuvée, lors du référendum du 8 janvier 1961, par 75,25 % de oui en métropole – et 69,09 % en Algérie, malgré le vote non très majoritaire des quartiers européens. Mais ceux qui la désapprouvaient et ne voulaient pas reconnaître ce ralliement de la majorité de la population et la victoire politique et diplomatique du FLN ont cherché à s’y opposer par tous les moyens. Les «jusqu’au-boutistes de l’Algérie française ont constitué, dans l’Espagne du général Franco, une organisation, l’OAS (Organisation de l’Armée Secrète), qui a voulu empêcher cette issue en pratiquant une violence terroriste qui, au lendemain des accords d’Evian, a été redoublée.

Jusqu’à l’indépendance de l’Algérie, en juillet 1962, l’OAS a tué près de 3000 personnes: plus de 2500 Algériens et environ 400 personnes parmi les militaires, policiers, fonctionnaires français et parmi les Européens d’Algérie qui n’étaient pas d’accord avec elle.

Cette violence, qui s’est étendue à la France – où elle a fait 71 morts et 394 blessés, et choqué profondément l’opinion publique –, explique en grande partie que le cessez-le-feu n’ait pas marqué en Algérie l’arrêt immédiat des affrontements.

Un processus de transition graduelle vers l’indépendance était prévu par les Accords d’Evian. Un «Exécutif provisoire» – comportant des Européens d’Algérie, disposant d’une «Force locale» composée à la fois de militants nationalistes et d’anciens militaires et supplétifs algériens (les harkis) de l’armée française – devait favoriser une période transitoire jusqu’à l’établissement d’une République algérienne. La violence de l’OAS, comme les débordements au sein de la Résistance algérienne, où la maîtrise des événements a échappé aux négociateurs d’Evian, ont rendu ce scénario impossible.

Discours contradictoires

De fait, de nombreuses victimes sont intervenues après le 19 mars. Mais aucun conflit ne s’est arrêté instantanément à partir de la date qui en annonçait irrémédiablement la fin. La première guerre mondiale a continué sur le front d’Orient au-delà du 11 novembre 1918, provoquant dans les Balkans la disparition de militaires français officiellement reconnus comme «morts pour la France» durant ce conflit.

Après la date du 8 mai 1945, commémorée comme la fin de la seconde guerre mondiale, le conflit s’est poursuivi dans le Pacifique, faisant de nombreux morts et déportés français jusqu’à l’effondrement du Japon.

Mohammed Harbi (à gauche) et Ahmed Ben Bella au siège du FLN en mars 1964
Mohammed Harbi (à gauche) et Ahmed Ben Bella
au siège du FLN en mars 1964

L’argument contestant la date du 19 mars au nom du fait qu’elle n’a pas mis fin à la longue série des victimes de ce conflit n’est qu’un prétexte. Il cache le plus souvent une hostilité à la politique choisie alors par le gouvernement de la République, une sympathie ou une indulgence pour ceux qui, comme les membres de l’OAS, en s’opposant par tous les moyens à la fin de cette guerre, quitte à accroître le nombre de ses victimes, auraient été des «résistants».

Le refus d’accepter que le 19 mars soit la Journée nationale du souvenir des victimes civiles et militaires de cette guerre est révélateur des difficultés de la France à regarder en face la page coloniale de son passé, qui tranchent avec l’attitude des Etats-Unis vis-à-vis de la guerre du Viêtnam. Des discours contradictoires ont été tenus depuis plus de cinquante ans sur cette question par les plus hautes autorités de la République.

Aucun président de la République jusqu’à 2012 n’a voulu consacrer la date du 19 mars. Au sein de la droite, le courant gaulliste favorable à la décolonisation n’a cessé de régresser jusqu’à disparaître pratiquement, tandis que l’extrême droite nostalgique de l’Algérie française n’a cessé de reprendre de la vigueur et a influencé sur ces sujets la principale force politique de la droite républicaine.

Résurgence de haines anciennes

François Mitterrand s’est gardé d’accéder à la demande de commémoration, le 19 mars, de la fin de la guerre d’Algérie, pour ne pas rompre avec certains de ses soutiens, y compris les militaires putschistes vis-à-vis desquels il a pris l’une des premières mesures de son premier septennat, suscitant l’incompréhension de sa majorité parlementaire.

Jacques Chirac a décidé en 2002 de l’installation du Mémorial du quai Branly et d’une date de commémoration, celle du 5 décembre, qui était vide de toute référence ou signification historique.

Pendant sa présidence, Nicolas Sarkozy n’a cessé, dans un but électoral, de faire des clins d’œil aux nostalgiques de l’Algérie française regroupés à l’extrême droite [1]. Après la loi de 2005 sur la «colonisation positive», il a fait du thème du «refus de la repentance» l’un de ses thèmes de prédilection.

Rien n’a été fait durant les cinquante-quatre ans après la signature des accords d’Evian pour solder le «contentieux historique» entre l’Algérie et la France. Depuis un demi-siècle, une guerre des mémoires s’est poursuivie. On a assisté à la résurgence de haines anciennes. Ce n’est pas le choix de la date du 19 mars qui entretient la guerre des mémoires, c’est le fait que ce choix ne soit pas intervenu plus tôt.

Cette question n’intéresse pas seulement les historiens, elle concerne aussi le présent et l’avenir de toute la société, les préjugés et les stéréotypes qui y produisent les principales discriminations. Pour progresser vers une perception apaisée du passé, il faut dépasser ce ressassement des mémoires meurtries, il faut accepter la libre recherche historique et entendre toutes les mémoires, à l’écart de toutes les instrumentalisations officielles. Afin qu’une connaissance se développe sur la base des regards croisés des historiens des différents pays. (Tribune publiée dans le quotidien Le Monde, datée des 20-21 mars, page 22)

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[1] Dans le Figaro du vendredi du 18 mars 2016, Nicolas Sarkozy affirmait à propos de cette commémoration: «Le président de la République [François Hollande] et sa majorité ont choisi délibérément, date du cessez-le-feu qui suivit la signature des accords d’Évian pour commémorer la fin de la guerre d’Algérie. Pour qu’une commémoration soit commune, il faut que la date célébrée soit acceptée par tous. Or chacun sait qu’il n’en est rien, le 19 mars reste au cœur d’un débat douloureux. Le président François Mitterrand, lui-même, refusa catégoriquement de reconnaître cette date pour commémorer la fin de la guerre d’Algérie. Il faut dire qu’il avait été un acteur de l’époque, en prise avec ces événements [voir note ci-dessous]. Il savait que le conflit n’avait pas cessé au lendemain des accords d’Évian et que la tragédie au contraire s’était poursuivie pendant des mois. Le rapatriement des Français d’Algérie, les victimes des attentats, les exactions contre les harkis, autant d’événements douloureux qui ne peuvent pas être effacés de l’Histoire officielle et rejetés vers le purgatoire de notre mémoire collective.
Choisir la date du 19 mars, que certains continuent à considérer comme une défaite militaire de la France, c’est en quelque sorte adopter le point de vue des uns contre les autres, c’est considérer qu’il y a désormais un bon et un mauvais côté de l’Histoire et que la France était du mauvais côté.»
(Rédaction A l’Encontre)

Mitterrand, l'homme de la colonisation et de la guillotine....
Mitterrand, l’homme de la colonisation et de la guillotine….

Note: François Mitterrand – comme le soulignent dans leur étude Benjamin Stora et François Malye, François Mitterrand et la guerre d’Algérie, Ed. Calmann-Lévy, 2010 – en tant que ministre de l’Intérieur, lors du déclenchement de l’insurrection algérienne, organisa une répression «sans faiblesse». Lorsqu’il entre pour la onzième fois, le 1er février 1956, dans une combinaison ministérielle, Mitterrand, alors ministre de la Justice, âgé de 39 ans, proche de Pierre Mendès France, avait entretenu l’image, fausse, d’une autorité libérale. Or, les deux historiens indiquent que le troisième personnage du gouvernement, ministre de la Justice (donc Mitterrand), s’associe publiquement à toutes les décisions prises par le président du Conseil Guy Mollet («socialiste»-SFIO). Il accepte que, pour juger des auteurs de crimes et délits commis en Algérie, les tribunaux civils soient dessaisis au profit de la justice militaire, ouvrant la voie aux procédures les plus expéditives. Et il laisse sans broncher guillotiner des nationalistes algériens, qu’ils aient ou non du sang sur les mains: 45 décapitations en 500 jours! Les dossiers sont préparés à la chancellerie, où Mitterrand donne un avis de poids. René Coty (président de cette Quatrième République) a rejeté 45 fois la grâce, pour laquelle Mitterrand s’est prononcé 8 fois seulement. Parmi les guillotinés, un nom renvoie à l’immense part d’ombre déployée par Mitterrand: Fernand Iveton, militant du Parti communiste algérien, exécuté le 11 février 1957. (Rédaction A l’Encontre)

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Mohammed Harbi est historien. Ancien membre dirigeant du FLN et conseiller de la délégation algérienne lors des négociations d’Evian, il a notamment publié Une vie debout. Mémoires politiques (La Découverte, 2001) et La Guerre d’Algérie (en collaboration avec Benjamin Stora, Robert Laffont, 2004).

Gilles Manceron est historien, auteur notamment de Marianne et les colonies (La Découverte, 2003) et 1885, le tournant colonial de la République (La Découverte, 2007).

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