France. «Les gilets jaunes ont remis les classes populaires au centre du débat public»

Entretien avec Alex Spire
conduit par Alexandre Fache

D’où vient cette mobilisation?

Alexis Spire: C’est un mouvement inédit qui synchronise plusieurs mécontentements, avec néanmoins une raison commune: l’exaspération de plus en plus forte, au sein des classes populaires et des petites classes moyennes, face à l’injustice fiscale et à un pouvoir d’achat qui s’effrite. Ces difficultés viennent de loin, mais ont été aggravées par l’augmentation des prix du carburant, du fait des cours mondiaux et de la hausse brutale des taxes. L’essence a joué ici un rôle de détonateur. Car, quand on fait un plein, l’augmentation est immédiatement visible, par rapport au prix du mois précédent, ce qui rend la taxe plus palpable qu’avec la TVA ou la contribution sociale généralisée [CSG : impôt assis sur l’ensemble des revenus des personnes résidant en France pour «financer la protection sociale», établi en 1991]

La colère, toutefois, est ancienne: elle a été nourrie par l’accroissement des inégalités et l’augmentation des prélèvements proportionnels qui s’appliquent de la même façon, quel que soit le revenu, et qui pèsent très lourd sur le budget des ménages modestes.

Ce mouvement est-il le signe d’une résistance croissante à l’impôt de la société française?

Alexis Spire: Cette résistance progresse en effet. Pour les classes populaires, l’exaspération produite par l’injustice fiscale en est le moteur. Mais, dans les classes supérieures, il existe d’autres formes de résistance à l’impôt qui ne s’expriment pas de même façon et restent plus discrètes et individuelles: optimisation fiscale, départ à l’étranger, ou fraude… Les exemples sont connus et nombreux: Johnny Hallyday, Gérard ­Depardieu et, plus récemment encore, Carlos Ghosn [«patron» de Renault-Nissan, mise en «garde à vue» au Japon].

Vous pointez une contestation des impôts et taxes plus forte chez ceux qui ont moins que dans les classes les plus aisées. Pourquoi?

Alexis Spire: Parce que les prélèvements proportionnels (sur les carburants, l’électricité, le fioul ou le tabac) ont plus augmenté que les autres. Et qu’ils pèsent davantage pour les ménages modestes. Au fond, ce qui rend la contestation plus virulente de la part des classes populaires, c’est qu’elles n’ont aucune possibilité d’arrangement pratique avec l’impôt. Ces taxes s’abattent sur elles sans aucune dérogation, marge de manœuvre ou ­négociation possible. Alors que, face à l’impôt sur le revenu, les classes moyennes et supérieures peuvent mobiliser de nombreux leviers pour faire baisser leur «facture»: aides aux associations [avec déductions fiscales], cotisations aux partis politiques, emplois à domicile, travaux d’économies d’énergie, investissements immobiliers… Grâce à ces dispositifs de défiscalisation, les 45 % de foyers assujettis à l’impôt sur le revenu peuvent rentrer dans une forme de contractualisation avec l’État et ainsi adoucir leur impôt.

Ce ras-le-bol fiscal multiforme se nourrit aussi de symboles. Jusqu’à présent, Emmanuel Macron a refusé tout rétablissement de l’impôt de solidarité sur la fortune (ISF). Peut-il en payer le prix?

Alexis Spire: L’ISF est effectivement le symbole de l’impôt des riches, voire des très riches. C’est même un «totem» que tout le monde connaît, alors que le système fiscal dans son ensemble est assez mal compris. Aussi, le remplacement de l’ISF par l’impôt sur la fortune immobilière a aiguisé le sentiment d’injustice. Pourtant, l’ISF avait déjà été beaucoup vidé de sa substance au fil des ­années, notamment sous Nicolas Sarkozy. C’est un symbole qui cache une petite forêt, avec des arbres comme le crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi (CICE), la flat-tax pour les revenus du capital [«taxe forfaitaire» ou «impôt à taux unique»], les assouplissements sur les transmissions d’entreprise…

Il y a aussi des manœuvres contre les plus modestes qui sont moins visibles que le prix des carburants: encore récemment, la très faible revalorisation (0,3 %) des pensions de retraite et des prestations sociales, votée dans le budget 2019 (et prévue dans celui de 2020), alors que l’inflation, elle, devrait approcher les 2 %. C’est un peu technique, donc c’est passé quasiment inaperçu.

Si ce n’est qu’un symbole, Emmanuel Macron pourrait donc céder sur l’ISF. Pourquoi ne le fait-il pas?

Alexis Spire: Chacun a ses priorités politiques. Il y a des promesses électorales qui semblent plus fortes que d’autres. Celle-là, il y tient, tout comme Sarkozy tenait à son «bouclier fiscal». A-t-il raison? Non, si on se place du point de vue de la justice fiscale. Mais, si l’important pour lui est de rester fidèle à sa clientèle politique, cela a une logique.

Beaucoup des contribuables interrogés dans votre ouvrage dénoncent un État de plus en plus absent pour eux. N’est-ce pas là le terreau principal du mouvement des gilets jaunes?

Alexis Spire: Effectivement, cette exaspération vis-à-vis de l’injustice fiscale va de pair avec un attachement très fort aux services publics et au modèle français de protection sociale. Ça peut paraître contradictoire, mais au fond, ça ne l’est pas. Beaucoup pâtissent du délitement des services publics ou du recul de la protection sociale: médicaments moins remboursés, guichets qui ferment ou dont les horaires se rétrécissent… Ce qui est remis en cause, ce sont les dépenses de fonctionnement de l’État, qui semblent ne pas connaître de restrictions: les appartements de fonction des ministres, les jets privés. Sans parler des divers scandales qui, de l’affaire Cahuzac à l’affaire François Fillon, ont largement contribué à décrédibiliser la parole politique.

Ce mouvement semble à bien des égards inédit. Lui voyez-vous des précédents dans l’histoire française ou européenne récente?

Alexis Spire: En Europe, les manifestations en Espagne ou au Portugal, après la crise de 2008, contre l’austérité et pour la défense des services publics, avaient aussi pour moteur l’injustice fiscale et le pouvoir d’achat. Le mode d’expression était certes beaucoup plus traditionnel, mais il y a une certaine parenté.

En France, les gilets jaunes ont des ressemblances avec le mouvement des bonnets rouges bretons de 2013. Pas seulement parce que le signe de reconnaissance était une couleur… À l’origine du mouvement contre l’écotaxe, on avait d’abord des agriculteurs et le patronat local. Mais très vite une dynamique interprofessionnelle s’est engagée, associant des salariés, des ouvriers, des employés, des indépendants… Leur mot d’ordre, venu des années 1970, «vivre et travailler au pays», pourrait d’ailleurs s’appliquer aux gilets jaunes d’aujourd’hui, qui réclament juste de pouvoir «survivre». Reste la différence territoriale: les bonnets rouges étaient bretons; les gilets jaunes, eux, couvrent tout le territoire.

La mise en place du prélèvement à la source, en janvier 2019, peut-elle amplifier la colère?

Alexis Spire: En situation normale, l’impôt sur le revenu, parce qu’il est progressif, est plutôt considéré comme juste, et fait partie des prélèvements les moins contestés. Mais dans le contexte actuel, c’est vrai que cette modification rajoute un ingrédient dans la marmite et peut la faire déborder. Le prélèvement à la source n’est qu’une réforme technique, qui ne change rien aux règles de répartition. Mais pour les petits salaires, ou ceux qui ont connu des irrégularités de ­revenu, cela peut avoir un impact et, pourquoi pas, faire rebondir le mouvement.

Quels peuvent être les effets politiques de cette mobilisation des gilets jaunes?

Alexis Spire: Le principal, qui est considérable, c’est d’avoir remis les classes populaires au centre du débat public. D’avoir rendu visible une population de travailleurs pauvres, qui était occultée, maintenue hors des radars. Là, elle est invitée sur les plateaux télé, on ne peut plus faire comme si elle n’existait pas. Second effet, moins médiatique, mais tout aussi important: ce mouvement a recréé des communautés politiques.

Des gens, dans des villes, dans des campagnes, ont occupé des ronds-points, se sont mis à se parler, à discuter politique. Désormais, ils se connaissent, se retrouvent régulièrement… Même si beaucoup restent très méfiants à l’égard des partis et des syndicats, ces gens se sont mis à faire de la politique, sur un mode local, de proximité, un mode authentique. Ils ont aussi pris conscience de la force des mobilisations collectives. (Entretien publié dans L’Humanité en date du 12 décembre 2019)

Alexis Spire est sociologue, directeur de recherche au CNRS. Auteur de Faibles et Puissants face à l’impôt (2012) et de l’Impunité fiscale (2015), Alexis Spire a signé, en septembre 2018, Résistances à l’impôt, attachement à l’État (Seuil), une enquête quasi prémonitoire sur le mouvement des gilets jaunes. (Cet entretien a été réalisé avant les annonces d’Emmanuel Macron, le 10 décembre 2018. Sur le contenu effectif des engagements de Macron, voir l’article publié sur ce site en date du 11 décembre 2018, de Romaric Godin et Ellen Salvi, de Mediapart)

 

Soyez le premier à commenter

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée.


*