France. Avril-juin, turbulences prolongées sur tout le parcours

Par Léon Crémieux

Depuis le 22 mars, le pays est entré dans une phase prolongée de grèves, de mobilisations, d’affrontement avec le gouvernement.

Le pilier de ce mouvement est la mobilisation des cheminot·e·s. Les quatre principaux syndicats SNCF (CGT, SUD, CFDT et UNSA) ont démarré une suite de journées de grève depuis le 3 avril (au rythme de deux jours tous les cinq jours).

Le cœur du conflit est toujours la volonté de Macron de porter un coup fatal au service public ferroviaire, devançant les attaques organisées par les déréglementations de l’Union européenne. Le but annoncé est la transformation du statut de l’entreprise (passer d’un EPIC, établissement public, entreprise d’Etat à une SA société anonyme de droit privé), l’ouverture à la concurrence de l’ensemble des lignes et le désengagement de la SNCF dans au moins 9000 km de ligne dites secondaires et dites non rentables (plus d’un quart du réseau) qui passeraient à la charge entière des régions.

Pour justifier sa réforme réactionnaire et ultralibérale, Macron a pris prétexte depuis deux mois de la dette importante de la SNCF, de près de 55 milliards, et a fait porter la responsabilité de cette dette sur les cheminot·e·s et leur statut. La mobilisation a permis de faire ressortir une chose claire. Cette dette n’a aucun rapport avec le statut des cheminots, mais est le résultat des importants investissements imposés par l’Etat depuis les années 80 pour les infrastructures du TGV. Au lieu que ces investissements, comme c’est le cas pour le réseau routier, soient pris en charge par l’Etat, c’est la SNCF qui a assumé la charge. Par ailleurs, le gouvernement va être obligé dans tous les cas de figure d’éponger une partie importante de cette dette. Même les syndicats modérés comme la CFDT et l’UNSA sont dans ce fort mouvement de grève, preuve de la forte détermination des cheminot·e·s de refuser cette réforme, des graves conséquences tant pour les salariés de la SNCF que pour les usagers et du refus de toute négociation de la part d’un gouvernement qui était, jusque-là, sûr de pouvoir frapper sans réaction sérieuse. L’enjeu est évidemment politique pour Macron qui veut pouvoir afficher une victoire totale à la Thatcher contre le secteur le plus organisé du mouvement syndical, au cœur de toutes les principales grèves des deux dernières décennies.

L’enjeu est aussi important du côté du mouvement social car, au-delà de l’affrontement avec les salarié·e·s de la SNCF concernant leur statut qui les protège de la précarité, la réforme envisagée est symbolique du monde que veulent construire Macron et les capitalistes dont il est le maître d’œuvre. Liquider le secteur public du transport ferroviaire, c’est liquider un des principaux biens communs dont disposent les couches populaires. Le réseau ferroviaire français a déjà été mis à mal par les gouvernements précédents qui ont liquidé des milliers de kilomètres de lignes. Le but avec cette réforme et la privatisation est d’aboutir au même résultat que dans le fret ferroviaire. Soumis à la concurrence depuis 2003, le fret ne représente plus 15 ans après que 10% du trafic de fret, avec une explosion du fret routier. Le chemin sur lequel s’engage Macron est évidemment, avec la suppression de milliers de km de lignes, un transfert vers les autocars et le recours à la voiture individuelle, ainsi qu’une augmentation des tarifs. Tout cela au détriment des classes populaires, des zones rurales et des communes périphériques aux grandes métropoles. Avec une croissance automatique de la pollution atmosphérique, 95% des émissions des gaz à effet de serre venant du transport routier.

Paradoxalement, noté par le très libéral Boston Consulting Group en 2015 dans une comparaison européenne, le système ferroviaire français était sur le podium européen, classé 3e derrière ses équivalents suisse et suédois (trois réseaux de service public…) selon trois critères: intensité d’utilisation, sécurité qualité des services. Etaient également pris en compte, la ponctualité, le rapport qualité/prix. Tout autant de critères qui amènent les usagers britanniques à exiger la renationalisation du système ferroviaire.

Les usagers français ont aussi pu tester en direct les conséquences des changements de statut d’entreprise publique, comme Gaz de France/Electricité de France, depuis 2005 éclatés et partiellement privatisés: 30% d’augmentation des prix pour l’électricité et 80% pour le gaz. De même pour La Poste: sur un total de 14’000, 5000 fermetures de bureaux depuis 2005, là encore une remise en cause radicale d’un service public de première utilité.

Autour du conflit SNCF, c’est bien l’existence, la défense et l’amélioration de services publics fondamentaux, devant être gérés non pas comme des unités de rentabilité commerciale mais en fonction des besoins sociaux des classes populaires.

L’enjeu des semaines à venir est toujours le basculement du climat social, l’ouverture d’une crise mettant à genoux le gouvernement Macron

Depuis le 22 mars, au côté des cheminots d’autres secteurs de salariés sont entrés en mouvement : Le 22 mars et le 3 avril ont été des premières dates de convergences: le 22 mars qui était une journée de grève de 7 fédérations de la Fonction publique, le 3 avril premier jour de la grève SNCF. Ce jour-là les fédérations CGT de l’énergie et des éboueurs avaient aussi lancé un appel à partir en grève pour «un service public national».

Ces dates de convergences n’ont pas été le fait les confédérations syndicales car les derniers jours n’ont pas changé le paysage syndical. Les directions confédérales les plus modérées, CGC et CFTC sont aux abonnés absents, la CFDT refuse toute globalisation des conflits, tout comme Force ouvrière.

Seuls au niveau national, la FSU et Solidaires se sont joints à la CGT pour une nouvelle journée de grève interprofessionnelle le 19 avril. Mais parallèlement, dans de nombreuses villes, ce 14 avril sera, comme à Marseille et Rouen, l’occasion de manifs interprofessionnelles avec l’appui de plusieurs organisations politiques autour des cheminot·e·s et de la défense des services publics. De nombreux collectifs se créent dans les villes. De même, signe d’un soutien populaire qui s’élargit, le lancement par des intellectuels sur internet d’une «cagnotte» de soutien aux cheminots avait réuni mercredi 11 avril plus de 700’000 euros, les quatre syndicats cheminots ayant créé une structure intersyndicale de gestion de cette caisse.

C’est donc bien à une mobilisation sociale et politique en construction que l’on assiste, mobilisation qui s’unifie et s’élargit par en bas, non sans difficulté.

Les divisions syndicales et par secteur font que les convergences sont dures à réaliser. Dans les jours et les semaines qui viennent, le chemin sera parsemé de dates diverses de mobilisations syndicales: outre le 1er mai, le 15 mai journée de lutte «marée blanche» des hospitaliers, le 22 mai nouvelle journée de grève de 7 syndicats de la Fonction publique, le 14 juin manifestation intersyndicale des retraité·e·s.

A côté de ce chapelet, plusieurs phénomènes importants sont à prendre en compte

La grève des salariés d’Air France qui marche par journées successives depuis fin février en parallèle de celle de la SNCF. C’est là une grève emblématique pour les salaires avec l’exigence de 6% d’augmentation générale. Comme dans beaucoup de grandes entreprises, la direction d’Air France s’est attaquée depuis plusieurs années à la masse salariale, par la suppression d’emplois et le blocage des salaires: 0% depuis 6 ans, alors que l’inflation a été de 6%. Perte de 10’000 emplois de 2010 à 2016, et de 600 millions sur une masse salariale ayant baissé de 11,5%… Pendant cette même période, l’activité aérienne a progressé de 8%, et la rémunération des 13 dirigeants du Groupe a augmenté de 29% (507’692 euros en moyenne). Ces exigences salariales sont présentes dans beaucoup d’autres grèves moins médiatiques. Pour éviter que se consolide un climat de grèves dans les transports, le gouvernement a sûrement demandé à la Direction d’Air France de négocier… Mais pour l’instant, elle n’a aucune proposition sérieuse à mettre sur la table.

Le phénomène le plus important est la généralisation d’un mouvement de grève et de blocage dans les universités. Dans la semaine du 8 au 15 avril, 30 universités (presque 1 sur 2) étaient bloquées ou occupées. La question de la sélection à l’entrée des facultés avec le projet ORE (Orientation réussite des étudiants) est au cœur du mouvement. Là encore, face au manque de moyens et d’accès aux facultés, le choix est simplement de supprimer cet accès: 87’000 étudiant·e·s n’ont pas trouvé de place en 2016 (25% des nouveaux entrants). Avec le projet, cette élimination sera individualisée et les premiers touchés seront les jeunes venant des zones populaires, encore plus mis à l’écart des filières longues. Le mouvement s’est développé depuis quelques semaines. Il a trouvé le renfort d’un appel lancé par 400 professeurs d’université se prononçant contre cette réforme de classe. Pour éviter, là aussi, l’extension de la contestation sociale à la jeunesse scolarisée, la première salve est venue des groupes d’extrême droite qui ont tenté sans succès de s’attaquer à plusieurs occupations. Prenant prétexte de violences venues de ces briseurs de grève, le Ministre de l’Intérieur, l’ancien socialiste Gérard Collomb, a lancé les CRS contre les occupations, cherchant à éteindre l’extension avec des interventions très violentes, de nombreuses interpellations et mise en examen pour violence à agents… Dans de nombreuses villes, la jonction s’est opérée entre étudiants et cheminots et autres secteurs en lutte.

Enfin, le dernier point de cristallisation est celui de Notre Dame des Landes. Après avoir préféré se libérer d’un projet inutile de construction d’un nouvel aéroport, dressant contre lui une très large mobilisation, le gouvernement n’a pas voulu donner l’image de trop de concessions face aux zadistes. Aussi, alors que la préfecture est en débat avec les protagonistes de la ZAD sur le devenir des occupations et exploitations, Gérard Collomb a voulu faire un coup d’éclat policier en plein mouvement social. 2500 gendarmes se sont attaqués très violemment aux zadistes cette semaine du 8 au 13 avril. Le but était de «rétablir l’ordre», de montrer le visage policier de ce gouvernement, tout comme dans les facultés. Même si le gouvernement voulait éviter que les violences ne provoquent la mort d’un zadiste (comme cela avait le cas avec la mort de Rémy Fraisse sur les lieux du projet de barrage de Sivens en 2014), l’extrême violence utilisée a fait de nombreux blessés. Au lieu d’isoler les secteurs les plus combatifs des zadistes, les violences policières ont soudé le mouvement dans son ensemble, surtout après la destruction par les CRS de la bergerie des cent noms, exploitation agricole collective fonctionnant depuis 5 ans sur le site.

Au total, Macron cultive sa droite. Il perd comme une peau de chagrin sa popularité à gauche, parmi l’électorat qui y voyait un simple prolongement du social-libéralisme de Hollande et l’avait élu comme barrage contre Marine Le Pen. Signe des temps, ce qui reste du PS se positionne maintenant dans l’opposition à Macron, désavouant ses principales décisions politiques. De même, l’ex-président Hollande cherche à se faire une nouvelle vertu en prenant toutes ses distances avec son ancien protégé.

Macron cherche donc à se restabiliser clairement comme président de droite, cherchant à regagner une popularité dans les zones rurales et conservatrices. Il a tenu cette semaine à flatter l’épiscopat catholique en disant vouloir réparer le lien abîmé entre l’Eglise et l’Etat. Dans la foulée, il vient d’annoncer la diminution de 400 à 200 euros du permis de chasse et l’extension des périodes de chasse.

L’enjeu des jours à venir reste le même. Faire que les luttes se développent, que le climat politique bascule en faveur des cheminot·e·s et des grèves. C’est le travail que font tous les jours des dizaines de milliers de militant·e·s. Rien n’est gagné, mais rien n’est perdu et cette convergence se fera essentiellement par en bas, par la détermination militante, par les passerelles entre secteurs en grève et leurs soutiens, entre étudiant·e·s, cheminot·e·s, travailleurs et travailleuses de la Poste, des hôpitaux… Même les magistrats se mobilisent en ce moment contre les projets de réforme de Macron.

Pour que le mouvement se développe toutes les initiatives sont bonnes. Ainsi, après la démarche lancée à gauche par Olivier Besancenot et l’appel unitaire qui en a résulté, François Ruffin, député de la France Insoumise, a lancé un appel pour une manifestation nationale, à faire «la fête à Macron» le 5 mai pour le premier anniversaire de sa présidence.

Dans tous les cas, il est urgent de faire apparaître un pôle politique anticapitaliste qui mette en avant non seulement la centralisation des luttes, la marche vers cette grève générale qui est nécessaire, mais aussi un projet de société qui s’oppose à Macron et à son monde, un projet fait de solidarité, de répartition des richesses, de biens communs, publics, gérés et conçus pour l’intérêt des classes populaires. (13 avril 2018)

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