Etat espagnol: d’actions «symboliques» à un mouvement plus massif?

 Par Bernard Fischer

«Dans ce moment de crise, lorsqu’ils exproprient le peuple, nous voulons exproprier les expropriateurs, c’est-à-dire les grands propriétaires terriens, les banques et les grands magasins qui se font de l’argent en pleine crise économique.» Cette déclaration, Juan Manuel Sanchez Gordillo, maire de la bourgade de Marinaleda (Andalousie), animateur du Syndicat Andalou des Travailleurs (SAT), l’a faite le mardi 7 août 2012 (El Paìs – Andalucia). Cette affirmation principielle faisait suite à l’entrée de membres du SAT dans deux supermarchés, l’un à Ecija (Séville) et l’autre à Arcos de la Frontera (Cadix). On ne peut que souligner le peu d’enthousiasme initial face à cette action d’élus d’Izquierda Unida (IU), dont Sanchez Gordillo est membre et député. IU participe au gouvernement de la région autonome d’Andalousie aux côtés du PSOE.

Les travailleurs membres du SAT ont rempli quelques caddies avec des aliments de base: huile, sucre, riz, pâtes, lait et quelques légumes. Le secrétaire général du SAT, Diego Canamero, a insisté lors de l’expropriation à Arcos (chaîne Carrefour) que les travailleurs agricoles journaliers «ne prendraient ni chocolat, ni yogourt, ni dessert». Ils ont remis ces marchandises à une ONG.

Les dirigeants de la chaîne Mercadona à Ecija ont dénoncé les travailleurs pour agression et vol d’aliments. Par contre, à Arcos, la direction du supermarché a accepté que le contenu des caddies remplis d’aliments pour une valeur estimée à 1000 euros soit remis aux services sociaux locaux. Ces deux expropriations ont été faites sans violence.

Les membres du SAT, depuis fin juillet 2012, avaient aussi organisé l’occupation d’une grande propriété qui appartient à l’armée (Las Turquillas, près de la ville sévillane de Osuna). Le 10 août, la Guardia Civil a obligé les travailleurs à quitter cette propriété de 1200 hectares, dont l’essentiel n’est pas cultivé.

Les membres du SAT revendiquaient que «ces terres publiques soient mises en vente pour que les coopératives puissent les acquérir, alors qu’elles ne sont pas cultivées». Ce type d’action traduit à la fois la profondeur de la crise sociale en Andalousie et la volonté initiale d’une réponse concrète, sous forme d’action directe.

La politique répressive s’est immédiatement déchaînée: «l’Etat de droit» du Royaume d’Espagne ne protège pas les épargnants qui sont volés par les banques, mais, par contre, engagent des poursuites et des arrestations pour ceux accusés de mener «des attaques» contre les supermarchés. Face à ce qui apparaît si injuste, des dizaines de personnes (El Paìs, 16 août 2012) se sont déclarées, auprès du ministère de l’Intérieur, coresponsables de ces expropriations.

Les réactions des gouvernants traduisent la volonté de réprimer toute forme de désobéissance civile pacifique, d’autant plus si elle touche à la propriété privée. Parmi ceux qui ont lancé le mouvement de coresponsabilité, se trouve José Coy, un des animateurs de la Plate-forme des personnes affectées par les hypothèques (PAH) à Murcia. Il a déclaré: «Des gens ont faim alors que l’on jette de la nourriture [des invendus]. Il y a 517 expulsions quotidiennes de logements, alors qu’il existe 6 millions de logements vides. Voilà la vraie cruauté.» (El Paìs, 16 août 2012) D’ailleurs les occupations de logements vides se multiplient.

C’est cette effervescence sociale que veut étouffer dans l’œuf le ministère de l’Intérieur du Royaume d’Espagne. Pour cela, il propose de durcir le Code pénal à ce propos (El Paìs, 8 avril 2012). Nous publions ci-dessous un compte rendu de ces derniers événements.
(Rédaction A l’Encontre)

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Tentative de synthèse des derniers événements

Des denrées «expropriées» ont été distribuées chez les familles d’un immeuble occupé. Mercredi, trois des chariots de nourriture récupéré dans le supermarché d’Écija ont été distribués par le SAT parmi les trente-six familles d’un immeuble occupé de Séville.«Aujourd’hui, j’ai fait des boulettes de viande», raconte une mère de famille et serveuse au chômage à un journaliste. Les sacs contenaient des pois chiches, des lentilles, du sucre, de l’huile, du lait, du riz…

Les trente-six familles sans-domicile (cent dix-huit personnes au total, dont trente-six enfants) qui occupent depuis plusieurs mois un immeuble d’appartements, propriété d’un promoteur immobilier en faillite à Séville se sont réparti le contenu de trois chariots remplis de produits de première nécessité que leur ont apporté les militants du SAT, suite à l’action d’«expropriation» de la veille dans un supermarché Mercadona.

Cette okupa appelée Corrala de Vecinas la Utopia est constituée de familles ouvrières au chômage du quartier de la Macarena, qui pour la plupart ont perdu leurs logements et ont été expulsées pour avoir cessé de payer le loyer ou le prêt hypothécaire. Une grande partie d’entre elles ne perçoit aucune allocation, d’autres, des aides ponctuelles ne dépassant pas trois cents euros…

Réponse répressive de l’Etat espagnol

Dès qu’a été connue la nouvelle de ces actions menées dans deux supermarchés d’Andalousie, le ministre de l’Intérieur du gouvernement de l’Etat espagnol, Jorge Fernández Díaz, a réagi en déclarant qu’il avait donné l’ordre d’arrêter toutes les personnes ayant participé à ce «vol». Qualifiant cette action d’«intolérable», il a déclaré:«Nous sommes tous conscients que ça va mal pour les gens, mais la fin ne justifie pas les moyens», en ajoutant qu’il ne permettrait «en aucun cas» que la loi soit violée, car sinon «ce serait la loi de la jungle».

Ce à quoi ont répondu rapidement, dans un communiqué publié sur leur site Internet, les familles de l’okupa Corrala de Vecinas la Utopia déclarant que «nous voulons préciser à Monsieur Fernández Díaz que la Loi de la Jungle est déjà en vigueur dans notre société, car on ne peut expliquer autrement que des centaines de familles soient pratiquement expulsées chaque jour de leur logement par des établissements bancaires qui ont, en plus, reçu de grandes quantités d’aides publiques».

Le même jour, le ministre en question a rappelé que le gouvernement allait durcir la loi en ce qui concerne l’ordre public, notamment en introduisant le délit de «résistance passive» à l’autorité, ce qui permet de poursuivre pénalement toute personne qui manifeste, y compris les plus «pacifiques» puisque ce sont elles qui sont visées. L’information n’est pas nouvelle. Elle remonte au printemps dernier, mais qu’elle ressorte maintenant participe du climat répressif que les dirigeants politiques entendent instaurer.

Alors que jusque-là les actions du SAT étaient passées sous silence par les médias, c’est maintenant l’exact opposé. La droite, la gauche, les éditorialistes de la presse (comme El País, centre-gauche) se déchaînent contre les actions illégales-injustifiables-dans-un-État-de-droit, préjudiciables à «l’image de l’Andalousie et de l’Espagne à l’étranger» et visant rien de moins qu’à «attaquer l’État de droit» selon une députée andalouse du PP. Un journaliste du quotidien ABC (droite) s’est même lâché : «J’espère que c’est la dernière fois que j’interroge un élu qui vole dans les supermarchés […]. C’est un acte répréhensible à cent pour cent!»

Les premières arrestations

Mercredi soir, 8 août, deux militants du SAT ont été arrêtés sur ordre du ministre espagnol de l’Intérieur. Les deux détenus, l’un de Hornachuelos (province de Córdoba) et l’autre de Cuevas de San Marcos (Málaga), ont refusé de répondre aux interrogatoires lorsqu’ils ont été transférés au commissariat. Le lendemain matin, jeudi 9 août, ces deux militants ont été présentés devant la justice. Ils ont de nouveau refusé de répondre des faits qui leur sont reprochés. Ils ont été mis en examen pour «vol avec violence» et«désordre public» puis remis en liberté dans la journée de jeudi avec interdiction de s’approcher à moins de trois cent mètres de supermarchés.

Gauche et droite unies contre les actions d’expropriation

Si la droite se déchaîne contre le syndicat andalou, la gauche n’est pas en reste.

Le PSOE a déclaré que les actions menées par le SAT étaient des actes de «sauvagerie.»Le vice-secrétaire général du PSOE d’Andalousie, Mario Jiménez a déclaré qu’elles révélaient de la «théâtralité populiste». Il a ajouté que les détentions étaient tout à fait normales dès lors que les lois n’étaient plus respectées car «celui qui commet une illégalité doit rendre compte de cette illégalité devant la justice». Il s’est félicité de la position «raisonnable» du mouvement Izquierda Unida (Gauche Unie) avec lequel il gouverne la Junte d’Andalousie, qui s’est publiquement désolidarisée de ces actions.

Le fait que José Manuel Sánchez Gordillo, militant historique du Sindicato de Obreros del Campo-SAT, maire de Marinaleda soit aussi député de Izquierda Unida au Parlement andalou ajoute à la polémique et à la confusion. Accusé d’être un meneur de ces«attaques» contre des supermarchés, alors qu’il a pris soin de ne pas participer directement à l’opération tout en étant présent et solidaire, la droite en profite pour demander à Izquierda Unida de prendre des mesures contre lui. Le secrétaire à l’organisation du PSOE, Óscar López, est tout à fait d’accord avec cela et a assuré ce vendredi que «la loi est la même pour tous, y compris pour les représentants politiques» et que ces derniers, quels qu’ils soient, méritaient d’être poursuivis. IU a déclaré, sous couvert d’anonymat comme on dit, que Gordillo était maintenant «hors de contrôle.»

Sánchez Gordillo et son mouvement politique, le Colectivo de Unidad de los Trabajadores (CUT), fait partie d’Izquierda Unida Andalousie, mais est en opposition avec la ligne majoritaire de participation au gouvernement autonome avec le PSOE.

Cinq autres détenus

Le vendredi 10 août, on apprenait l’arrestation de cinq nouvelles personnes, effectuées soit la veille, soit dans la matinée, identifiées par la police comme ayant pris part aux actions dans les supermarchés de Carrefour (près de Cadix) et Mercadona (Écija, province de Séville). Parmi eux se trouve le secrétaire à l’organisation du SAT, José Caballero, ainsi qu’un militant de Grenade et trois de Jaén. Quant à Sánchez Gordillo, qui ne peut pas être arrêté en sa qualité d’élu, il a le 10 août, dans sa mairie de Marinaleda, une citation à comparaître «dans les plus brefs délais» devant un juge d’instruction du tribunal d’Écija.

Pour l’instant, le bilan de la répression est de sept personnes poursuivies pénalement.

Premières actions de solidarité

A Grenade, une trentaine de personnes (parmi lesquelles Juan Pinilla, auteur-compositeur interprète de flamenco très connu au-delà de la région) ont remis aux autorités un document qu’ils ont signé et dans lequel ils s’auto-accusent d’être complices et instigateurs intellectuels des attaques contre les supermarchés. Le secrétaire local du SAT, Francisco Cabrerizo, a réaffirmé qu’il s’agissait qu’une «expropriation symbolique» de produits de première nécessité et a critiqué la manière dont se font les arrestations, pendant la nuit, rappelant d’autres époques, pendant que les vrais voleurs, qui détournent des milliards, ne sont pas inquiétés.

De son côté, Sánchez Gordillo a déclaré que ce n’était pas un vol mais une «soustraction» d’un montant représentant «moins d’un dix millionième des profits» que réalise Mercadona.

Cette chaîne de supermarché est en effet connue pour les multiples conflits sociaux relatifs aux conditions d’exploitation, au harcèlement, aux agressions et à la répression contre les travailleurs qui se battent et les syndicalistes combatifs (notamment de la CNT dans nombre de magasins au cours des dernières années) et dont le propriétaire, Juan Roig, est devenu l’une des principales fortunes du pays.

En 2006, le plus important conflit du secteur de la grande distribution s’est déroulé dans le Centre logistique de Mercadona pour tout le nord-est de la péninsule, à Sant Sadurní d’Anoia (Catalogne), conflit où la CNT en a été à l’origine (licenciement de 3 délégués) et où ce syndicat anarcho-syndicaliste a joué un rôle primordial dans le déclenchement de la grève, son animation et la solidarité avec le mouvement.

C’est le même Roig qui avait déclaré il y a peu que la seule façon d’«en finir avec la crise» était de «travailler comme les Chinois» (sic!).

Le chanteur Juan Pinilla, en remettant la lettre collective d’auto-accusation à la sous-délégation du gouvernement de Grenade a improvisé devant les soutiens et les médias présents une copla d’un fandango fort à propos, dont voici les paroles: «Me lo roban y me lo prenden / al que roba pa comer / me lo roban y me lo prenden / y quien roba mucho miles /no lo encuentran ni los duendes / ni tampoco los civiles» (ce qui donne à peu près ceci: «Ils me le volent et me le prennent / celui qui vole pour manger / ils me le volent et me le prennent / et celui qui vole des milliers de fois plus / ne le trouvent ni les duendes [lutins] / ni les (gardes) civils»).

Expulsion de la finca de Las Turquillas

L’offensive répressive s’étend à la dernière occupation menée par le SAT, celle de Las Turquillas, propriété de l’armée. A 6 heures du matin, les forces de police en nombre (une centaine d’agents, dix-sept véhicules) sont intervenues avec un «ordre strict d’expulsion.» Les membres du SAT, parmi lesquels se trouvent Sánchez Gordillo ont demandé que l’évacuation «soit pacifique et sans incidents» et que la police laisse les occupants démonter le camp et récupérer leurs affaires. A 8 heures, la police poursuivait les contrôles d’identité.

«Nous avons démonté le campement et nous sortons de la propriété, parce que l’affrontement avec la Garde Civile n’était pas l’objectif. Ce qui est clair par contre, c’est que nous allons de nouveau occuper la propriété», a déclaré Sánchez Gordillo à la Radio Nationale Espagnole. De son côté, Diego Cañamero, le leader du SAT, a déclaré exactement la même chose à d’autres organes de presse.

Dans la matinée, plus de trois cents personnes, la plupart en provenance de Marinaleda, se sont déplacées avec «leur» maire à Las Turquillas pour dénoncer l’expulsion et soutenir l’occupation.

Une des personnes arrêtées dans le cadre des poursuites pour l’action des supermarchés a été arrêtée lors du contrôle d’identité.

La suite

La vague répressive n’est sans doute pas terminée. Et de ce côté-là, c’est l’inconnu. D’autant que le PP étudie la possibilité de porter plainte contre le SAT pour avoir, sur son site Internet, soi-disant détourné le logo du parti de droite en l’accolant avec une croix gammée. Le dessin a été enlevé du site («pour ne pas favoriser la stratégie répressive et de criminalisation du parti du gouvernement») et remplacé par une photo où l’on voit ensemble le dictateur Franco et Fraga Iribarne, fondateur du PP.

Le maire de Marinaleda a appelé le gouvernement à prendre des mesures visant à «obliger les chaînes de supermarchés à donner à la Croix-Rouge ou à Caritas les produits alimentaires avant qu’ils aient atteint leur date de péremption, afin qu’ils soient livrés aux familles qui n’ont aucuns moyens de subsistance»- Faute de quoi, de nouvelles opérations dans les supermarchés auront lieu.

Marche qui est partie le 16 août 2012  de Jodar (Andalousie)

Le SAT a confirmé et précisé son projet de marche qui partira le 16 août de Jodar, la localité andalouse qui détient le record absolu du taux de chômage [qui est un haut lieu des luttes des travailleurs agricoles], et se dirigera vers Jaén, la capitale provinciale de ce village.

Suite à la première réaction à Grenade, les sections locales du SAT sont appelées à convoquer des assemblées et à prendre des initiatives.

Les actions directes de désobéissance, de réappropriation, d’auto-réduction [imposer la baisse d’un prix ou ne pas payer un péage ou encore refuser de payer un loyer «exagéré»], ont tendance à se multiplier dans tout le pays, même si la presse n’en parle pas, même si cela reste encore des actions isolées les unes des autres, ponctuelles et généralement de l’ordre du symbolique.

Il y a quelques semaines, le 6 juin dernier, une «assemblée des chômeurs et chômeuses» de Ferrol, organisée autour du syndicat indépendantiste galicien CIG [Confederación Intersindical Galega] avait mené une action dans un supermarché de la ville. Quelques caddies pleins avaient été présentés aux caisses et les chômeurs avaient fait mine de vouloir payer en présentant leur carte de demandeurs d’emploi. La police avait été appelée rapidement et s’est contentée de vérifier les identités. Là aussi, action symbolique. Ils avaient déclaré vouloir les remettre à une association délivrant des repas aux personnes sans ressources de la ville.

Plus important est le mouvement de refus de payer les péages autoroutiers. A l’instar du mouvement « Je ne paie pas » de Grèce, il existe un mouvement de ce type en Catalogne en train de se développer, tandis que certaines professions visées par les coupes budgétaires (fonctionnaires, pompiers…) se mettent aussi à lever les barrières…

Entre l’occultation totale et la soudaine diabolisation et criminalisation de ces actions, il est clair que les politiques de droite et de gauche qui se partagent les pouvoirs institutionnels, les «grands» syndicats UGT-CCOO (que l’on n’entend même pas protester hypocritement contre la répression) et la presse du régime, craignent surtout le développement de ces pratiques de désobéissance collective, d’expropriation et de réappropriation, leur banalisation et légitimation grandissante, et que du «symbolique» de plus en plus de gens décident de passer à un mode d’action plus «réel» quant aux objectifs…

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Cet article nous a été envoyé par Bernard Fischer. Il a été publié sur le site Organisation communiste libertaire.

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