Etat espagnol. Elections andalouses: réflexions à chaud

Susana Diaz
Susana Diaz

Par Emmanuel Rodríguez et Isidro López

Une des particularités de l’Espagne réside dans le fait que le pays s’est construit du nord vers le sud. Une preuve de cela: l’écriture de l’histoire se fait dans cette direction, ainsi que l’usage répandu de termes fortement chargés idéologiquement comme celui de la Reconquête, qui «naturalise» la conquête du sud de la péninsule par les royaumes chrétiens du nord. Il s’agit là de l’un des paradoxes de la construction historique de l’Espagne, si l’on considère du moins que la vallée du Guadalquivir et la côte méditerranéenne faisaient partie des pôles de civilisation de la péninsule Ibérique dès l’époque préhistorique ou si l’on prend en compte le fait que l’Andalousie a été, de loin, la région la plus riche au cours de toute l’époque moderne jusqu’au milieu du XIXe siècle.

Les élections andalouses [du dimanche 22 mars] sont-elles la démonstration d’un renversement de cette direction géographique, illustrant ici la «reconquête» par les acteurs du régime de 1978 du terrain perdu depuis l’irruption du mouvement des indigné·e·s du 15M? Cela serait aller un peu vite en besogne.

Il est évident que le bipartisme [PP-PSOE] a perdu du terrain, chutant de 80 à 62% des votes [1]. Les deux acteurs politiques «de dernière génération», Podemos et Ciudadanos, cumulent près de 25%. Teresa Rodríguez (Podemos) est parvenue à se frayer un espace face à la présidente de la Junte andalouse, la «très andalousiste et de gauche» Susana Díaz [PSOE, dont la rupture de l’alliance avec IU (Gauche unie) a conduit à la convocation de ces élections anticipées]. De son côté, le candidat de Ciudadanos (Juan Marín), peu connu il y a encore peu, a obtenu un peu plus de 9%. Il s’agit d’un réel succès pour un parti qui se déclare «de et pour» les classes moyennes, en un lieu où ces dernières sont tellement affaiblies que l’on peut se demander si la catégorie a un sens quelconque.

Cependant, le PSOE reconduit presque exactement son résultat de 2012: un peu moins d’un million et demi de votes et le même nombre de députés qu’en 2012. Les abstentionnistes ne se sont pas mobilisés de manière significative puisqu’on est passé d’un taux de participation de 60% en 2012 à un peu moins de 64%. Les pertes se concentrent, de fait, sur le parti d’opposition régional, le Parti populaire, qui passe de 40 à 27% ainsi que sur l’allié des socialistes (IU) qui chute de 12 à 7%. Il a suffi au PSOE que sa candidate soit disposée à jouer la carte d’un gauchisme délavé et vide, accompagné de la répétition sans fin des termes  «andalous et Andalousie», ajouté à l’image imposante d’une grossesse exposée autant sur les plateaux de télévision que lors des nombreux meetings pour aboutir à cette «victoire historique» que Susana réclame pour elle.

Quoi qu’il en soit, ses résultats peuvent-ils être étendus au reste du pays? C’est là que réside tout l’intérêt du test andalou, en particulier pour la seule force politique qui réclame ouvertement la rupture avec le régime de 1978: Podemos. Il est peu douteux que le système des partis possède une temporalité et une capacité de résistance différentes dans la moitié sud de l’Etat qu’ailleurs. Mais l’Andalousie ne fait pas seulement figure d’exception, elle est aussi une pièce très particulière, comme d’autres, au sein du complexe puzzle de la péninsule. En d’autres termes, et si l’on considère le résultat des enquêtes disponibles, il est peu probable qu’à Madrid ou à Valence le PP soit battu en tant que première force, pour autant que son 50% puisse être ramené à la marge du 30%. Au même titre que «l’historique» Susana Díaz, les organisations régionales du PP connaissent la faible ou inexistante densité organisationnelle de Podemos ou de Ciudadanos au niveau des communes et des communautés autonomes. Elles savent qu’elles peuvent faire confiance, sur ce terrain, à la solidité de la société civile, c’est-à-dire plus exactement aux réseaux clientélaires qui émargent largement et généreusement au budget public. De même, mais avec des couleurs différentes, les résultats au pays Basque et en Catalogne peuvent être similaires, confirmant également les partis au gouvernement: le PNV [Parti nationaliste basque] et une CiU réinventée [Convergence et Union, formation de l’actuel président de la Generalitat de Catalogne, Artur Mas; les deux sont des partis de droite «nationalistes»].

Il faut aussi reconnaître que Ciudadanos est une réalité électorale viable et qu’elle est parvenue à se consolider dans le territoire qui lui était le moins propice. Les 9% de voix qu’elle a obtenus en Andalousie peuvent être dupliqués parmi l’électorat traditionnel du PP, fragmentant la «centralité du tableau» qu’avaient imaginé les stratèges de Podemos. Au niveau de l’Etat, la confirmation d’un quadripartisme – quatre formations totalisant entre 15 et 30% des votes – ouvre un scénario d’accords complexes qui renvoie indéfiniment l’horizon d’une rupture constituante. Sur ce terrain, la possibilité d’un gouvernement progressiste (PSOE, IU, Podemos) serait de fait la pire option.

En définitive, les conclusions toujours provisoires des résultats des élections andalouses pourraient être, en premier lieu, que le cycle politique est long et non pas bref. Pour le dire autrement: les résultats électoraux peuvent ne pas être concluants en termes de décantation du changement politique. Une période incertaine s’ouvre, incluant des problèmes manifestes de gouvernabilité, mais dans laquelle la position la plus probable – et la plus intéressante – consiste à articuler une opposition consistante qui travaille les possibilités de rupture à moyen terme. En deuxième lieu, nous confirmons quelque chose de déjà connu: la réalité politique du pays est polymorphe et correspond à une diversité géographique et sociale qui rend invivable l’hypothèse populiste, au moins dans sa version académique [référence aux travaux d’Ernesto Laclau, théoricien d’origine argentine qui nourrit le cerveau de certains dirigeants de Podemos], tirée des leçons rapides des gouvernements progressistes d’Amérique latine. L’émergence de Ciudadanos, comme parti de la régénération des segments les plus étroitement identifiés à la «classe moyenne» et la diversité des résultats électoraux dans les trois communautés autonomes qui totalisent plus de la moitié de la population (Andalousie, Madrid et la Catalogne, respectivement 8,4, 6,5 et 7,5 millions d’habitant·e·s) devrait servir de contre-preuve suffisante.

Enfin, et c’est peut-être le plus important: nombre des éléments négligés jusqu’à aujourd’hui, en particulier la nécessité de construire une organisation disposant d’une implantation territoriale, de cadres compétents et d’un projet solide (au-delà de la répétition de rengaines autour de la corruption et de la «caste», thème de Podemos), se révèle, dans cette conjoncture, d’une importance stratégique. Inutile de dire que pour cela le virage, dans certains domaines, est de 180°. (Publié le 23 mars 2015 sur le site publico.es, traduction A l’Encontre)

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[1] En 2012 le PSOE avait réuni 39,52% des voix, avec 47 sièges; le PP 40,66% avec 50 sièges. Le PSOE a pu former un gouvernement grâce à une alliance avec Izquierda Unida (IU) qui cumulait 11,34% des voix et 12 sièges. Le parlement de la communauté autonome d’Andalousie compte 109 sièges.
En 2015, les résultats sont les suivants: PSOE, 35,42% (47 sièges); PP, 26,76% (33); Podemos, 14,84% (15); Ciudadanos, 9,28% (9); IU, 6,89% (5). Pour le détail et le résultat des autres formations, non représentées au parlement, voir: http://resultados.elpais.com/elecciones/2015/autonomicas/01/index.html (réd.)

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