Etat espagnol. Après les élections du 24 mai, ombres et lumières de Podemos

Teresa Rodriguez en mars 2015
Teresa Rodriguez en mars 2015

Par Jesús Jaén

Suite aux élections du 24 mai et à l’approche d’une année et demie de la formation de Podemos, il est possible de tirer quelques conclusions sur l’importance du projet [politique], ainsi que sur les succès et les erreurs qui ont pu être faites.

Lumières

Lors des récentes élections du 24 mai [municipales ainsi que dans 13 des 17 communautés autonomes que compte le pays], Podemos s’est présentée uniquement aux élections des communautés autonomes, obtenant une moyenne de 14% des votes, c’est-à-dire, un point de moins que le résultat atteint [le 22 mars 2015] par la liste aux élections anticipées de la communauté autonome d’Andalousie à la tête de laquelle se trouvait Teresa Rodríguez. Il est cependant important de souligner que dans certaines communautés autonomes, comme celles d’Aragón (20,5%), d’Asturies (19%) ou de Madrid (18,6%), cette moyenne a été légèrement dépassée. Sur le terrain municipal, Podemos a participé et a appuyé des candidatures d’unité populaire, dont les succès ont été importants, comme c’est le cas à Barcelone, Madrid ou Cadiz.

Comme chacun s’en souvient, le décollage de Podemos avait débuté lors des élections au Parlement européen en mai 2014, lorsque la formation a décroché 5 eurodéputé·e·s et 8% des suffrages. A partir de ce moment débuta un authentique phénomène politique et social qui a influencé et changé la réalité politique du pays. L’impact ne s’est pas limité à l’Etat espagnol puisqu’il est devenu, en parallèle à Syriza, le phénomène politique le plus important de la dernière période.

Les causes et les raisons en ont été suffisamment signalées par les journalistes ou les analystes. Podemos est le fils ou la fille des grands événements nationaux et mondiaux: d’un côté, la récession économique et son impact sur les classes laborieuses et populaires; de l’autre, l’émergence du mouvement du 15M [15 mai 2011, début du mouvement dit des indigné·e·s] qui activa une puissante vague qui nourrit les Mareas [mouvements sociaux, chacun caractérisé par une couleur: la marée blanche, contre l’austérité et la privatisation dans le secteur des soins; verte, dans l’éducation], les mouvements contre les expulsions de logement, les luttes sociales et politiques. Ceci explique qu’en quelques mois Podemos s’est transformé en un grand mouvement d’adhérent·e·s, d’affilié·e·s et en une grande organisation comptant des Cercles dans tout le pays.

Il serait toutefois faux de voir la naissance de Podemos comme un procès spontané. Au contraire: des personnes et des collectifs ont rendu possible la création, le 17 janvier, dans le quartier de Lavapiés [quartier «cosmopolite» et populaire de Madrid, situé au sud de la Puerta del Sol] de Podemos, la prise en charge d’une génération politique jeune, qui n’était pas présente lors de la Transition [«sortie» de la dictature franquiste entre 1975 et le début des années 1980] et qui appartenait à des collectifs sociaux et politiques comme la Tuerka [«écrou», émission télévisée critique animée, entre autres, par Pablo Iglesias et Juan Carlos Monedero] ou Izquierda Anticapitalista.

Les lumières au cours de cette année et demie ont été très puissantes. Elles ont changé le panorama politique et elles ont éclairé une nouvelle génération d’activistes qui ont fait le saut de la lutte sociale à la lutte politique ou, y compris, aux institutions après l’entrée massive résultant des élections autonomes et municipales. Podemos et le 15M ont été les deux événements les plus décisifs des dernières 35 ans.

Ombres

Le succès des premiers mois a cédé le chemin à la présentation de leurs intentions par les dirigeants de Podemos. Suite aux élections européennes de 2014, certains projets sont devenus explicites alors que, en théorie, elles contredisaient passablement ceux qui se situaient à l’origine du processus. Les sondages commencèrent à dépeindre des scénarios incroyables (certains d’entre eux donnaient à Podemos des votes supérieurs à ceux du PSOE et du PP).

C’est ainsi qu’un projet de parti a été lancé, lequel a culminé lors d’une assemblée au niveau de l’Etat espagnol, connu sous le nom d’Assemblée de Vista Alegre [elle s’est tenue à Madrid en octobre 2014]. Il s’agissait d’une sorte de congrès fondateur où le poids des débats ne portait pas tant sur des questions politiques que sur le modèle du nouveau parti. Les dirigeants de Podemos dotaient le parti d’une structure hiérarchisée et verticale où les cercles de base – qui, jusqu’alors, étaient les protagonistes de la vie interne – ont été relégués au détriment de conseils citoyens ou de secrétariats généraux. Le centre de gravité du pouvoir reposait, fondamentalement, dans les mains d’une équipe de cinq personnes: Pablo Iglesias, Iñigo Errejón, Juan Carlos Monedero, Carolina Bescansa et Luis Alegre.

Le pire n’était cependant pas la structure organisationnelle théorique, mais le fait, en outre, que sa mise en œuvre se fondait sur un système plébiscitaire (éloigné du fonctionnement en assemblées) où les minorités se trouvaient soumises et reléguées en vertu d’un modèle reposant sur des primaires non proportionnelles [votées via internet; le vote se faisait sur des équipes, liste fermées, empêchant une représentation de la pluralité des sensibilités et des orientations au sein des organes; en outre, Pablo Iglesias utilisa une forme de chantage]. En réalité, la démocratie de base s’est réduite à un simulacre.

La portée de cette réforme alla bien plus loin d’une simple conception de démocratie interne. Elle supposait deux choses très importantes. La première: le contrôle par un appareil politique sur toute la vie de Podemos (discours, mise en scène, moyens de communication, décisions importantes, élaborations programmatiques, etc.). La seconde: introduire une contre-culture politique étrangère aux récentes expériences comme celles du 15M, des Mareas ou même d’une certaine tradition politique d’une gauche sociale dans l’Etat espagnol qui considère que la pluralité et l’auto-organisation sont des éléments indissociables du projet.

De manière curieuse, il semblait que le fils/fille (Podemos) tentait de tuer le père/mère (15M) comme partie de son processus de prise de conscience propre. Il n’est pas nécessaire de rappeler que cette tentative rencontra des résistances tant publiques qu’internes, en provenance de figures telles que Pablo Echenique [qui était l’un des cinq eurodéputés et qui l’une des figures de Podemos en Aragon], Teresa Rodríguez [également l’une des eurodéputées, elle a été élue lors des élections autonomes de mars 2015 en Andalousie] ou Miguel Urbán [de Madrid, membre d’Anticapitalistas comme la précédente], ainsi que d’un grand nombre de critiques en provenance d’activistes de gauche ou des mouvements sociaux. Le sentiment que Podemos s’éloignait toujours plus de son projet initial était très répandu.

Le second élément de cette régression au sein de Podemos a été son virage vers la modération programmatique [un nouveau document programmatique a été présenté, en décembre 2014, élaboré par deux économistes, Vincenç Navarro et Juan Torres, non membres de Podemos, sans discussions internes] et, fondamentalement, la tentative de réconciliation avec les principales groupes entrepreneuriaux du pays ou avec des institutions comme la monarchie.

Pablo Iglesias ou Iñigo Errejón souhaitaient offrir une image de parti modéré, tranquille, à la recherche de la centralité (c’est-à-dire le centre politique), avec un discours responsable et tentant d’attirer l’électorat plus conservateur, aux revenus plus élevés ainsi qu’avec des appels constants aux entrepreneurs et chefs d’entreprises. Du message antisystème de la «caste» et de la fin du régime de 1978 [adoption de la Constitution post-franquiste, à celui de «nous sommes comme la social-démocratie des pays nordiques» (un bon exemple de cette orientation peut se lire dans l’article publié par Pablo Iglesias dans la prestigieuse revue New Left Review et qui circule y compris dans les milieux de la City londonienne) [1].

Ce virage a également supposé un éloignement de secteurs de gauche qui ont abandonné leurs préférences pour Podemos et sont retournés dans un refuge du scepticisme politique. Quelle rentabilité électorale Podemos a pu retirer de ce virage politique? A notre avis: bien peu, sinon rien. D’un côté, les secteurs plus conservateurs préfèrent des options plus légitimement conservatrices comme Ciudadanos [2] plutôt que Podemos; de l’autre, si une chose était claire et continue à l’être, c’est que Podemos apparaît comme un parti de gauche ou d’extrême gauche dans l’opinion publique et que ses électeurs proviennent fondamentalement des classes populaires, des chômeurs, des salarié·e·s qualifié·e·s, des membres progressistes des professions libérales, de jeunes et, comme il fallait s’y attendre, majoritairement dans les noyaux urbains. Ces données coïncident-elles avec la prétendue «centralité de l’échiquier»? Assurément pas. Il s’agit de données sur une force politique de gauche (pas nécessairement contre le système) d’une société du XXIe siècle.

Les succès ont été très importants, mais les erreurs ont commencé à peser beaucoup. L’une d’entre elles, au-delà de celles qui ont été signalées auparavant, a été celui du fameux cas Monedero [3]. Indépendamment des éléments controversés liés au genre de conduite qu’a été la sienne, le pire de tout a été la réponse justificatrice qui fut diffusé sur les chaînes de télévision par les dirigeants de Podemos, laquelle a eu un effet dévastateur. La grande occasion qu’attendaient les médias leur a été servie sur un plateau d’argent. Le dégoût public que le cas Monedero a causé à Podemos est fort, en particulier parmi les nombreux électeurs qui s’étaient approchés de la formation en raison des cas de corruption politique successifs (PSOE, PP).

Disjonctions

Podemos se trouve actuellement à la croisée des chemins. Il a perdu la fraîcheur des premiers mois, mais son potentiel électoral continue à être énorme. La crise économique joue en sa faveur, tout comme la corruption et le dégoût vis-à-vis du PP et du PSOE. Mais si l’approche de ses dirigeants est de gagner les élections [4], une stratégie politique qui ne se contente pas de voir passer devant sa porte le cadavre de son ennemi est nécessaire [expression qui indique la passivité, que les problèmes se résolvent par la patience].

Principalement parce que l’on ne joue pas seul, mais dans une partie à quatre équipes. Il est clair, par exemple, que le PSOE fait un effort pour apparaître comme le porte-drapeau d’un changement et d’un virage à gauche. Pedro Sánchez [secrétaire du PSOE] et Susana Díaz [dirigeante du PSOE en Andalousie, au gouvernement depuis 2011, sa réélection par le parlement andalou dépend d’un nombre de voix suffisant, étant donné que le PSOE n’a pas remporté de majorité absolue] ont rivalisé avec Podemos pour donner une image de gauche, anti-austérité et en défense des services publics.

Dans un récent article, [l’écrivain] Isaac Rosa disait – alors qu’il faisait un bilan des élections – «Oui, on peut, mais seuls nous ne pouvons pas» [l’auteur, outre citer un slogan populaire des mouvements sociaux espagnols, joue avec la signification de Podemos, «nous pouvons»]. C’est le cœur de la question.

Actuellement, tout semble indiquer que Podemos, au plan électoral, se situe proche des 15%, soit environ 3,5 millions de votes (bien que certains sondages récents lui donne 21%, ce qui signifierait entre 4,5 et 5 millions de voix). Cela signifie qu’il se situe à égalité, sur ce plan, avec le PSOE. Pour avancer, il est nécessaire pour Podemos de le faire au prix de deux formations politiques «de gauche», l’une est le PSOE, l’autre Izquierdia Unida (IU). Sur la droite, peu ou très peu pourra grappiller face au PP et à Ciudadanos. Par conséquent, il est nécessaire de choisir le chemin de la gauche. Et ce champ sociologique est composé essentiellement des classes laborieuses, populaires, des chômeurs, des classes moyennes paupérisées par les effets de la récession.

C’est une chose sur laquelle devront réfléchir les dirigeants de Podemos. Une confluence avec différents secteurs de la gauche politique et des mouvements sociaux sera-t-elle nécessaire? Julio Anguita [ex-secrétaire du PC et coordinateur d’IU] a formulé une proposition intéressante sur laquelle on peut commencer à débattre: prendre comme référence pour les élections générales la constellation de collectifs, d’organisations et des personnes qui ont participé aux Marchés de la dignité [marches et manifestations qui ont convergé vers Madrid, en mars 2014 et 2015, sous le slogan de «du pain, un travail et un toit», voir les articles sur ce site et son manifeste de 2014]. Podemos pourra-t-il occuper une centralité politique dans ce processus sans se poser comme option exclusive?

Enfin, je crois qu’il est nécessaire de terminer avec une réflexion sur le projet existentiel même de Podemos. Le processus qui a débuté lors de l’Assemblée de Vista Alegre semble déjà être irréversible. Les cercles, comme acteurs de poids, font partie de l’histoire. Podemos s’est adapté comme un parti qui fait penser à tout ce qui devait être évité (dirigeants et dirigés) même si des aspects moins pertinents demeurent (comme, par exemple, les consultations ou les primaires). Considérons-nous que ce processus est clos? Il est encore tôt pour se prononcer, mais il est possible que ce soit le cas [5] Cependant, bien que Podemos se soit transformé à l’usage en un parti, il devrait continuer de maintenir la pluralité interne. Les dirigeants devraient s’éloigner de toute tentative monopolisatrice de la liberté d’expression et d’opinion. Et comprendre que, dans le fond, nous sommes toutes et tous Podemos. (Traduction A l’Encontre; texte publié le 4 juin par Viento Sur).  

____

[1] Ce texte, d’avril 2015, est suivi d’un entretien avec les rédacteurs de la New Left Review, paru dans son numéro de mai-juin 2015. Le texte n’a pas été traduit en français, alors que l’entretien l’a été par la revue en ligne Ballast. (Rédaction A l’Encontre)

[2] Ciudadanos existe, sous le nom de Ciutadans, depuis une dizaine d’années en Catalogne. Dirigé par un ancien membre du PP, Albert Rivera, c’est une formation de droite «nationaliste espagnole» (qui s’oppose à l’indépendance catalane). Peu après les élections européennes de mai 2014, Josep Olliu, président de la banque Sabadell (l’une des quatre plus grandes du pays) déclarait vouloir une sorte de «Podemos de droite». Il semble bien que Ciudadanos, avec un discours anti-corruption souvent proche de celui de Podemos, soit l’incarnation de ce désir de fractions bourgeoises qui prennent leurs distances avec le PP. Le programme de Ciudadanos rejoint de nombreuses propositions de la FEDEA, dont Olliu est également président. Cette fondation a le soutien de grandes banques (Banque d’Espagne, BBVA, la Caixa, Santander) et des grandes entreprises comme Telefónica et Repsol. Parmi les propositions phares de ce think thank: le relèvement de la TVA et un «contrat de travail unique» (c’est-à-dire une généralisation de la précarité). Ciudadanos qui, il y a encore quelques semaines était absent de la scène politique de l’Etat espagnol, bénéficie d’un soutien médiatique massif ainsi que de l’arrivée de cadres en provenance, entre autres, d’une formation «de centre droite» en voie de disparition UPyD, formée par une ancienne «socialiste», Rosa Diaz. (Rédaction A l’Encontre)

[3] Monedero a été accusé d’avoir falsifié sa carrière universitaire et de ne pas avoir déclaré correctement des revenus provenant de gouvernements latino-américains qu’il avait conseillés. Il a été l’objet d’une vaste campagne de presse fin janvier et février 2015. Monedero a démissionné de ses charges à la direction début de Podemos en mai 2015 (Rédaction A l’Encontre).

[4] Fin 2014 début 2015, Podemos comme «machine de guerre électorale» devant remporter les élections générales prévues en novembre 2015 était l’objectif proclamé du noyau dirigeant de Podemos. Un objectif auquel tout devait être subordonné. Les récents résultats électoraux – et les problèmes d’alliance, de soutien et d’abstention qu’ils posent –, la faiblesse relative des mouvements sociaux ainsi qu’une série de facteurs font qu’il est difficile de considérer que même son noyau dirigeant peut encore mettre au centre de leur orientation cette perspective de formation de gouvernement en novembre, si ce n’est en envisageant des alliances. Il est trop tôt pour savoir s’il y aura ou non une réorientation, et surtout laquelle. (Rédaction A l’Encontre).

[5] Cette position s’insère dans un débat qui vise à «revivifier» les cercles comme lieux militants et de débats face au fonctionnement centraliste, ne permettant pas la participation, et hiérarchisé de la direction de Podemos. (Rédaction A l’Encontre)

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