Chypre. Un cercle vicieux qui rappelle celui de la Grèce

Nicos Anastasiades, le président chypriote
Nicos Anastasiades, le président chypriote

Entretien avec Stavros Tombazos conduit par le CADTM

A un an du «plan de sauvetage» conclu entre le gouvernement chypriote et la Troïka (fin mars 2013) en contrepartie d’un prêt de 10 milliards, quel est le bilan des mesures d’austérité mises en œuvre? Quel est leur impact sur la population?

L’actuel gouvernement de droite à Chypre est monté au pouvoir, il y a un an, suite à une campagne de longue durée, soutenue aussi par le parti socialiste, contre le parti de gauche, AKEL [1] qui gouvernait le pays. Cette campagne reproduisait dans une très large mesure le discours de la coalition gouvernementale en Grèce. Selon ce discours, la crise économique résulte d’une fonction publique hypertrophiée et inefficace qui génère des déficits publics insoutenables et donc une dette publique trop élevée. Ce discours purement idéologique est fondamentalement erroné aussi bien pour le cas de la Grèce que pour celui de Chypre.

Malgré la corruption et avec une dette publique élevée mais stable autour de 115% du PIB, dans les années 2000, la Grèce a connu une croissance du PIB et de la productivité remarquable, alors que les dépenses publiques y étaient sensiblement inférieures à la moyenne de la zone euro. Selon le discours dominant, les fonctionnaires publics dépassaient 1,5 million. Il s’est avéré finalement, après une recherche officielle récente, que le nombre de fonctionnaires était inférieur de moitié à celui diffusé par la coalition gouvernementale.

Invoquer ce même discours à Chypre est complètement ridicule: à Chypre, il n’y avait ni de scandales significatifs (sauf celui des banques privées bien sûr et celui d’une imposition des entreprises qui était la plus faible de l’UE), ni une dette publique élevée. A la fin des années 2000, la dette publique chypriote était non seulement sensiblement inférieure à la moyenne de celle de la zone euro et à celle de l’Allemagne, mais elle respectait encore le critère de Maastricht, selon lequel la dette publique ne doit pas dépasser 60% du PIB.

Cependant, les partis de droite et le parti socialiste «maximalisaient» la responsabilité des déficits publics pour «minimiser» celle des banques. Dans les années 2010, la croissance des déficits publics était directement liée aux répercussions de la crise mondiale et européenne sur l’économie chypriote et surtout à la recapitalisation des banques privées en difficulté. Aucune politique d’austérité budgétaire ne pouvait faire face à la crise d’un secteur bancaire privé dont les pertes ont été estimées à 10 milliards d’euros, dans un pays où le PIB était inférieur à 18 milliards. Mais le mensonge répété maintes fois quotidiennement est efficace. Une large partie de la population chypriote considère le fonctionnaire public, dont le salaire est plus élevé que celui de l’ouvrier dans le secteur privé, comme autant responsable de la crise que le banquier. En réalité, la différence des niveaux de salaires entre le secteur public et le secteur privé à Chypre résulte du fait que les coûts unitaires du travail dans le secteur privé sont parmi les plus faibles de la zone euro (avec celui du Portugal et de la Grèce).

Le «plan de sauvetage» cependant ne se limite pas au secteur bancaire. Il impose une austérité budgétaire avec des conséquences très graves sur les conditions de travail, notamment sur les salaires des fonctionnaires, sur les bénéficiaires d’aide publique ainsi que sur les services publics (y compris les services de santé et d’éducation). Les diminutions consécutives des salaires dans le secteur public, loin d’avoir comme conséquence la fermeture du ciseau entre le salaire public et le salaire privé, ont provoqué la diminution des salaires du secteur privé – des salaires déjà très faibles – qui suivent chaque fois la chute des premiers. Les organisations du patronat qui exigent la «fermeture du ciseau», chaque fois que celui-ci commence à se resserrer suite à une diminution du salaire dans le secteur public, l’ouvrent de nouveau elles-mêmes en imposant des diminutions de salaires dans le secteur privé. C’est ainsi que dans un pays où les petites et moyennes entreprises font faillite l’une après l’autre, dans un pays où plus de la moitié des immeubles commerciaux dans les grandes avenues sont vides – à vendre ou à louer – les profits des grandes entreprises fleurissent.

En 2013, le bénéfice brut d’exploitation [Earnings before Interest, Taxes, Depreciation and Amortization – EBEDITA] des entreprises à Chypre a augmenté de presque 700 millions d’euros! Et ceci dans un contexte où le pouvoir d’achat de la population diminue non seulement à cause de la diminution des salaires, mais aussi à cause de l’imposition indirecte qui augmente sensiblement; dans un contexte où les quelques dizaines de grands entrepreneurs chypriotes qui profitent de la crise refusent de payer l’intégralité du service de leurs dettes auprès des banques chypriotes, dont les actifs «toxiques» ne cessent d’augmenter. On estime qu’une vingtaine de grands entrepreneurs ont une dette auprès des banques qui s’élève à 6 milliards d’euros, soit à 60% des capitaux que la Troïka compte dépenser dans le «sauvetage» de l’économie chypriote.

Les politiques d’austérité rendent la gestion de la crise bancaire extrêmement difficile et cela malgré la condition que la Troïka a imposé uniquement à Chypre afin de lui accorder le prêt de 10 milliards: la confiscation de tous les dépôts bancaires au-dessus de 100’000 euros de la Banque Populaire et de presque 50% de la même catégorie de dépôts de la Banque de Chypres [2]. La récession de l’économie (-2,4 en 2012, -5,4 en 2013), qui continue en 2014, et l’augmentation exponentielle du chômage (qui avoisine 20%) font augmenter les actifs toxiques des banques (estimés à 27 milliards d’euros) qui ne peuvent toujours fonctionner que dans le cadre extrêmement protectionniste adopté: contrôle strict des mouvements de capitaux, plafond journalier de 300 euros de retrait de liquide avec les cartes bancaires, etc. Les banques qui demeurent privées, toujours gérées par le même establishment économique et politique qui les a conduits à la faillite, appliquent toujours la même politique de taux d’intérêts élevés qui ne permet pas la diminution de la récession et le redémarrage de l’économie.

Il s’agit d’un cercle vicieux qui rappelle celui de la Grèce. Dans ce pays, les politiques de la Troïka rendent la dette publique insoutenable de manière directe, alors qu’à Chypre la dette publique augmente dangereusement via la dette privée et la crise bancaire.

Fin février 2014, le Parlement a voté contre le plan de privatisation des entreprises publiques, mesure issue du mémorandum conclu avec la Troïka en mars 2013, et une des conditions à la poursuite du prêt. Le texte a finalement été revoté et adopté le 4 mars. Peux-tu revenir sur ce plan? Les entreprises qu’il concerne?

Le projet de privatiser les entreprises publiques à Chypre, notamment les télécommunications (CYTA), l’électricité et la gestion des ports, est un véritable scandale.

En ce qui concerne les télécommunications, il faut tout d’abord noter qu’il s’agit d’une entreprise publique profitable, ouverte à la concurrence, offrant ses services à des prix très faibles comparativement à ceux des entreprises de télécommunications d’autres pays européens. Malgré le fait que les prix de télécommunications sont parmi les plus bas de l’Europe, CYTA a essayé à plusieurs reprises de diminuer davantage les prix de ses services, ce que les autorités lui ont interdit au nom de la concurrence! La «concurrence non faussée» est valable seulement quand les entreprises privées menacent la survie des entreprises publiques. Lorsque les entreprises publiques menacent la survie des entreprises privées, on impose des mesures pour protéger les intérêts privés toujours au nom de la même concurrence. CYTA n’est pas seulement une entreprise profitable, mais une entreprise qui finance l’État. Celui-ci profite chaque année de montants non négligeables de la redistribution des profits de cette entreprise.

En ce qui concerne l’électricité, on pourrait dire la même chose que pour les télécommunications: entreprise efficace, profitable, entreprise qui finance l’État à travers la redistribution de ses profits. Contrairement aux télécommunications, il est vrai que l’électricité à Chypre est très chère. Cependant, 80% de son coût de production est dû au prix du gasoil importé, utilisé pour la production de l’électricité, suite à un choix énergétique de l’Etat chypriote contraire aux propositions de l’entreprise. La campagne du gouvernement actuel visant à relier le prix de l’électricité aux «salaires élevés» des ouvriers, efficace aux yeux de l’opinion publique, n’est pas fondée: le salaire ne représente que 7% du coût de production. Il faut ajouter que la distribution de l’électricité dans un petit pays comme Chypre est une activité de caractère nécessairement monopolistique. Pourquoi donc la privatiser? Pour transformer un monopole étatique en un monopole privé et pour augmenter ainsi le prix de l’électricité en faveur de profits privés?

Comment expliques-tu que, dans un premier temps, le gouvernement n’ait pas trouvé une majorité au sein du Parlement pour adopter le plan de privatisation? Comment expliquer la démission de quatre ministres? Va-t-on former un nouveau gouvernement de continuité? Ou est-on face à une vraie possibilité de changement?

Le gouvernement a eu des difficultés à faire passer au Parlement la loi sur les privatisations. La coalition au pouvoir était composée de deux partis de la droite chypriote. L’un de ces partis, le Parti démocratique, dont le pourcentage aux élections parlementaires oscille autour de 15%, vient de sortir du gouvernement, mais pour des raisons liées à un énoncé commun du président de la République de Chypre et du leader de la communauté chypriote-turque qui détermine le cadre d’un nouveau processus de négociations sur le problème chypriote [2]. Le président du Parti démocratique récemment élu, qui se présente comme un nationaliste dur, rejetant ce cadre de négociation (celui de l’ONU en fait), a provoqué une crise majeure dans son parti qui est maintenant divisé en deux, avec une aile en faveur des négociations et une aile qui est contre. Cela peut paraître paradoxal, mais ce sont plutôt les parlementaires de l’aile qui a soutenu l’énoncé commun, et qui était contre la sortie de leur parti du gouvernement, qui ont voté contre la première version de la loi sur les négociations. Ces parlementaires ont voté contre cette première version de la loi sous la pression des mobilisations sociales et des grèves des entreprises publiques. Beaucoup de cadres syndicaux de ces dernières sont membres du Parti démocratique et ont une certaine influence sur les parlementaires de ce parti. Finalement, la loi sur les privatisations après quelques amendements mineurs est passée avec le soutien de tous les députés du Parti démocratique. La menace de la Troïka d’arrêter le financement du « plan de sauvetage » a certainement joué un rôle décisif dans cette évolution.

On ne peut pas parler d’une véritable instabilité politique à Chypre. Le parti du président de la République contrôle encore le jeu politique. Il contrôle maintenant complètement le gouvernement qui a le soutien implicite du Parti démocratique sur la gestion de la crise et le soutien implicite de la Gauche sur la gestion du problème chypriote. Il s’agit bien sûr d’une stabilité qui semble relativement précaire, mais il ne faut pas oublier que le système politique à Chypre est celui de la République présidentielle: il accorde au président des pouvoirs presque «loyaux» pour une période quinquennale.

Le mouvement populaire contre les mesures d’austérité n’est pas encore très combatif et massif. Il y a bien sûr quelques grèves, notamment dans les entreprises publiques, et quelques mobilisations remarquables, mais la population semble se trouver encore dans un état de choc qui la paralyse. La crise chypriote n’a pas (encore?) conduit à la radicalisation sociale et politique constatée en Grèce. Cette situation est due en partie aux traditions du mouvement ouvrier chypriote: pendant les 54 années de l’indépendance chypriote, le parti de gauche a participé à 44 années de coalitions gouvernementales, en collaboration avec une partie de la droite. Cela lui a permis de travailler dans le sens d’une distribution moins injuste des gains de la croissance économique, mais il a empêché le développement des traditions d’auto-organisation et de combativité du mouvement ouvrier. (Cet article a été publié  sur le site du CADTM : http://cadtm.org/ en date du 3 avril 2014; Stavros Tombazos est professeur à l’Université de Chypre)

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[1] Parti progressiste des travailleurs (communiste). Depuis 2001, il est le principal parti du pays et Dimitris Christofias – son secrétaire général d’AKEL de 1989 à 2009 – sera élu en 2001 président du Parlement. En 2003, AKEL entre au gouvernement avec quatre portefeuilles. Dimitris Christofias sera élu Président lors des élections de février 2008. (Rédaction A l’Encontre)

[2] Sur le prélèvement sur les dépôts bancaires, lire http://cadtm.org/Chypre-La-troika-persiste-et-signe, http://cadtm.org/Le-choc-chypriote (Cadtm)

[3]En 1974, en réponse à un coup d’Etat militaire sur l’île soutenu par la dictature des colonels d’Athènes, une partie de Chypre est occupée par l’armée turque. Depuis lors, l’île est divisée. En 1983, le nord de l’île s’autoproclame «République turque de Chypre du Nord». Un processus de paix entre les deux parties de l’île a été relancé sous l’égide de l’ONU. L’énoncé commun prévoit l’égalité politique de la communauté chypriote-grecque et de la communauté chypriote turque dans l’État central, ainsi que deux zones géographiques, ou deux «États constitutifs», chypriote-grec et chypriote-turque de la République. Il prévoit également «une et unique» personnalité internationale, nationalité, et souveraineté de la République. (Cadtm)

 

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