Il y a 50 ans, le «Procès de Francfort»-Auschwitz

Entretien avec Gerhard Wiese conduit par Daniel Bonnard

La salle du procès, Haus Gallus, à Francfort
La salle du procès, Haus Gallus, à Francfort

A l’occasion des 50 ans du « Procès de Francfort » (1963-1965) contre le personnel du camp de concentration et d’extermination d’Auschwitz, nous publions un entretien avec Gerhard Wiese, qui était membre de l’accusation. Il revient sur ce procès, son déroulement et les questions soulevées par la traduction en justice – dans les conditions particulières des années 1960 – des criminels nazis. L’entretien a été réalisé en langue allemande, puis traduit en français. Pour mettre en contexte le procès ainsi que sa portée autant mémorielle qu’historique, nous avons traduit, en guise d’introduction, de larges extraits d’une édition de sources publiée par l’Institut Fritz Bauer l’an dernier. (Rédaction d’A l’Encontre).

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Extrait de la préface de Raphael Gross et de Werner Renz à l’édition de sources publiée par l’Institut Fritz Bauer en 2013

Der Frankfurter Auschwitz-Prozess (1963-1965), kommentierte Quellenedition, mit Abhandlungen von Sybille Steinbacher und Devin O. Pendas, Herausgegeben von Raphael Gross und Werner Renz, mit historischen Anmerkungen von Werner Renz und juristischen Erläuterungen von Johannes Schmidt, Band 1, Wissenschaftliche Reihe des Fritz Bauer Instituts, Band 22 in zwei Teilbänden, Campus Verlag, Frankfurt/New York, 2013.

header1Le premier «Procès de Francfort» avait pour nom «Strafsache gegen Mulka und andere». Il était et reste le plus important procès intenté devant les tribunaux ouest-allemands contre des criminels nazis. Ce procès occupe une place à part aussi bien en termes mémoriels qu’au plan de l’histoire du droit. A la fin de la cinquième décennie du «siècle de la barbarie», la certitude faisait son chemin dans la sphère politique, dans la justice et dans une partie critique de l’opinion que les crimes de masse perpétrés par les nazis n’étaient de loin pas élucidés et que de nombreux «exécuteurs» (Täter, auteurs des crimes) vivaient en Allemagne fédérale sans être inquiétés. Or, le «Procès de Francfort» n’était ni le premier, ni le seul procès hautement complexe – si l’on considère les années 1960 – à être intenté aux auteurs de l’Holocauste. D’importants procès mettant en cause des criminels nazis se sont alors déroulés: le procès conduit d’avril à août 1958 à Ulm contre dix membres du dit  «Einsatzgruppe Tilsit» [groupe d’intervention militarisé de policiers nazis] recrutés parmi la Sicherheitspolizei et le Sicherheitsdienst; le procès important intenté de novembre à 1962 à mars 1963 à Bonn contre douze criminels nazis responsables de l’utilisation des camions à gaz de Chelmno [camp d’exstermination situés à 60 kilomètres de Lodz, en Pologne, le gazage dans des camions a été une étape vers l’utilisation des chambres à gaz]; le procès de Düsseldorf contre dix accusés du camp d’extermination de Treblinka (d’octobre 1964 à septembre 1965), ainsi que le procès de Hagen (de septembre 1966 à décembre 1966) contre douze membres des SS du camp d’extermination de Sobibor, à mettre en lien avec l’«Aktion Reinhardt» [nom de code qui désigne l’extermination systématique des Juifs, des Roms, des Sintis en Pologne dans le « Gouvernement général » de Pologne sous le Troisième Reich]. Toutefois, l’affaire «Strafsache gegen Mulka und andere» a rencontré l’écho médiatique le plus considérable et a, ultérieurement, concentré l’attention des historiens de la manière la plus prononcée.

Parmi les camps dans lesquels les Allemands ont exécuté l’assassinat des Juifs d’Europe sur ordre de leur régime criminel, Auschwitz occupe une place particulière parce que c’est à cet endroit qu’il y a eu le plus grand nombre de victimes en comparaison avec les autres camps de la mort (Treblinka, Sobibor, Belzec, Chelmno, Majdanek), un million de Juifs y ont été assassinés, et aussi parce qu’un nombre non-négligeable de survivants pouvait témoigner des crimes de masse. En outre, à partir des années soixante au plus tard, Auschwitz est entré dans la conscience des Allemands en tant que lieu de commémoration et ancien lieu d’exécution des crimes de masse. Une raison supplémentaire expliquant la place exceptionnelle occupée par Auschwitz consiste dans les témoignages de survivants d’Auschwitz publiés depuis la fin des années quarante et qui rencontrent une attention croissante au début des années soixante. Le nom de lieu «Auschwitz» s’est ainsi progressivement imposé comme symbole emblématique du crime perpétré par les nazis contre l’humanité.

La presse écrite, la radio et la télévision ont suivi de manière détaillée le procès à Francfort. Durant l’année de proclamation du jugement, en 1965, deux importantes documentations ont été publiées sur le «Procès de Francfort»: la première par le survivant d’Auschwitz et écrivain Hermann Langbein1; la seconde par un journaliste de la Frankfurter Allgemeine Zeitung, Bernd Naumann. De même, les historiens qui avaient été entendus par la Cour en tant qu’experts ont publié leurs rapports d’expertise en 1965, analysant «l’anatomie de l’Etat SS» et le cadre historique dans lequel les accusés avaient agi.

C’est sur l’initiative de Fritz Bauer2 que le Bundesgerichtshof (BGH) a décidé, au printemps de 1959, de fixer le for juridique des cas se rapportant à Auschwitz au tribunal de Francfort. Grâce à cette décision, le parquet de Francfort a pu enquêter de manière systématique sur les exécuteurs d’Auschwitz. La tâche à laquelle les procureurs étaient confrontés était immense. Plus de mille noms de membres des SS qui avaient servi à Auschwitz ont été réunis par les enquêteurs. A l’époque, les responsables de l’enquête ne pouvaient pas compter sur des résultats issus de la recherche historique. A l’exception de deux publications parues en Pologne, d’une part les «Heften von Auschwitz», édités par le Musée polonais d’Auschwitz-Birkenau, et, d’autre part, la monographie d’Ota Kraus et de Erich Kulka [voir The Death Factory: document on Auschwitz, publié en anglais en 1966, traduit du tchèque], les seules sources accessibles consistaient en des rapports effectués par des survivants d’Auschwitz. En outre, les enquêteurs disposaient des notes biographiques publiées par le premier commandant d’Auschwitz, Rudolf Höss.

Aujourd’hui, nous savons que près de 8000 hommes appartenant aux SS ainsi que 200 surveillantes-SS ont été actifs à Auschwitz et dans les 40 camps annexes. A peu près 800 d’entre eux ont été concernés par une procédure judiciaire. En Pologne, 670 accusés ont comparu devant les tribunaux, tandis que quelques dizaines auraient comparu devant les tribunaux alliés. La plupart des anciens membres des SS qui ont eu à comparaître devant des tribunaux américains, britanniques ou français l’ont été principalement pour des crimes commis dans d’autres camps (Dachau, Mauthausen, Bergen-Belsen, Natzweiler-Struthof).

Soixante criminels d’Auschwitz ont comparu devant les tribunaux ouest-allemands, parmi lesquels seulement 43 membres des SS et 15 «Funktionshäftlinge» [détenu disposant de fonctions dans la hiérarchie concentrationnaire]. Neuf anciens SS et cinq anciens détenus ont été condamnés à des peines de prison à perpétuité pour meurtre, le reste ayant échappé à de lourdes peines en tant que soit disant «Gehilfen» [complice, mais dans le sens d’auxiliaire, qui ne participe pas consciemment au crime et à sa décision] et ayant eu à purger des peines de prison relativement légères ou bien ayant été acquitté.

FrankfAuschwitzLa justice ouest-allemande a mis en accusation les exécuteurs d’Auschwitz en vertu du code pénal de 1871. L’arsenal juridique que les Alliés avaient mis en place avec les procès de Nuremberg a été rejeté par la politique et les autorités judiciaires de la RFA (République fédérale allemande). Des considérations touchant aux fondements du droit, comme la prise en compte de la non-rétroactivité des lois ancrée dans la Grundgesetz [constitution, loi fondamentale] ont conduit les autorités judiciaire a traité le génocide perpétré par les nazis au moyen d’une division du travail impliquant l’ensemble de l’appareil d’état comme de la «criminalité normale». Or, la subsumption d’Auschwitz – en termes métaphoriques – dans l’article 211 du code pénal [proscrivant le meurtre] ne pouvait fonctionner.

La promulgation de lois spéciales, comme le philosophe Karl Jaspers le revendiquait en lien avec le débat sur la prescription jusqu’au milieu des années soixante, n’a jamais été prise en considération par le législateur. Les lois revendiquées par Jaspers n’auraient pas enfreint le principe de non-rétroactivité des lois parce que «leur contenu correspondait à un droit supérieur déjà en vigueur au moment des faits», comme l’avait exposé Radbruch en 19473. Pourtant le législateur de RFA a ignoré l’histoire en renonçant à instaurer des règles spéciales pour punir les crimes nazis. De ce fait, il a laissé le traitement juridique de l’Holocauste à la seule justice. L’édition des sources, publiée par l’Institut Fritz Bauer à l’occasion des 50 ans du «Procès de Francfort», documente et rend hommage au travail des procureurs et du tribunal. Des juristes en poste auprès des autorités judiciaires ont fourni au début des années 1960 un travail que les historiens allemands n’étaient pas encore prêts à effectuer. (Traduction A l’Encontre)

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Entretien conduit par Daniel Bonnard avec Gerhard Wiese, ancien procureur (Oberstaatsanwalt), à l‘occasion de l’ouverture du «Procès de Francfort» le 20 décembre 1963. Il y a 50 ans.

Daniel Bonnard: Gerhard Wiese, lorsque nous nous sommes entretenus pour la première fois au sujet de votre activité en tant que procureur adjoint dans le cadre du « Procès de Francfort »4, vous n’avez pas donné beaucoup d’informations sur votre propre biographie. Aussi, j’aimerais, pour commencer, vous demander où vous avez passé votre enfance et comment vous êtes devenu magistrat.

Gerhard Wiese: Oui, volontiers! Je suis né en 1928 à Berlin, où j’ai grandi et suis allé à l’école. A cause de la guerre, les cours ont ensuite été interrompus et, lorsque les bombardements se sont intensifiés, je suis allé en Carinthie [région autrichienne] avec mon école, où j’ai passé une année et demie loin de la ville. En décembre 1943, alors que j’étais de retour à Berlin, j’ai reçu une formation d’auxiliaire dans l’armée de l’air [Luftwaffenhelfer]. J’ai fait mon apprentissage sur le tas et, début janvier 1944, j’ai retrouvé mes camarades de classe qui étaient, comme moi, affectés à une batterie de DCA. Ensuite, nous avons été transférés sur plusieurs positions dans et autour de Berlin, alors que la guerre se rapprochait de plus en plus. Finalement, nous nous sommes retrouvés cantonner dans le guichet de la station de Bellevue à Berlin. Le 30 avril, on nous a donné l’ordre de retraite, de se replier vers l’ouest et d’aller à la rencontre de l’armée «Wenck». C’était une masse désordonnée de soldats, tous rangs confondus, qui se déplaçait vers l’ouest, jusqu’à ce que je sois fait prisonnier par les Russes à proximité de l’aérodrome de Staaken. Peu-après, on nous a logés dans une caserne vide dans la Fürstenwalde, on nous a rasé la tête et fait passer à la désinfection, tout le programme. Puis nous avons été réquisitionnés pour faire du travail de démontage d’usines. Un jour du mois d’août, les Russes nous ont fait savoir qu’ils avaient besoin de la caserne…

Gerhard Wiese: Est-ce que ce n’est pas un peu long?

Daniel Bonnard: Non, cela convient bien. Continuez s’il vous plaît!

Gerhard Wiese: Ensuite, nous avons appris que les Jugendkompanien [compagnies formées de très jeunes soldats], qui étaient les seules encore sur place, seraient libérées. En Russe, un «W» est un «B» et j’ai retrouvé ma liberté, juste après les prisonniers avec un nom commençant par «A». Retour à Berlin dans des wagons marchandises. Là-bas, j’ai retrouvé – Dieu merci ! – ma mère en bonne santé. Comme je ne me sentais pas bien, j’ai subi un examen à l’hôpital qui a diagnostiqué une tuberculose. Ce n’était pas drôle, mais je recevais des meilleures cartes de rationnement: plus de lait. Ensuite, j’ai fait la maturité gymnasiale. Après la maturité, j’ai été quatre semaines en cure. Lorsque je suis rentré, j’ai voulu apprendre le métier souhaité – je voulais devenir pharmacien. Mais le responsable de la santé publique de notre district de Schönberg-Friedenau s’y est opposé en affirmant qu’à cause de la tuberculose, il n’en était pas question.

Heureusement, la Freie Universität de Berlin était en voie de constitution et j’ai pu m’inscrire en tant qu’étudiant en droit. Comme mon père était encore prisonnier de guerre en Russie, j’ai travaillé dans la Bibliothek-Leitstelle – une institution qui a précédé la bibliothèque universitaire en tant que telle – pour gagner mon pain. Un jour, on nous a dit qu’il n’y aurait pas assez de place pour tous ces juristes à Berlin et que, si nous faisions en sorte de nous trouver une place en Allemagne fédérale, on nous aiderait. Sur ce, je suis parti pour Francfort-sur-le-Main, où j’ai terminé mes études, passé mon Erstes Staatsexam, effectué mon Referendariat et passé mon Zweites Staatsexam [les trois étapes de la formation des juristes allemands]. Ensuite, j’ai postulé auprès du Parquet de Francfort. Début mai 1960, j’ai été engagé comme Hilfsamtsanwalt [cela correspond à un rang dans la magistrature du parquet allemand] à Fulda, où j’ai fait mes premiers pas comme procureur. En passant par différents postes à Hanau et à Offenbach, j’ai ensuite obtenu un poste au Parquet de Francfort où j’ai été chargé de traiter les affaires ordinaires (Buchstabendezernat).

Daniel Bonnard: Comment avez-vous eu affaire aux crimes perpétrés à Auschwitz?

Gerhard Wiese: Un an après mon arrivée au Parquet de Francfort, mon supérieur hiérarchique m’a annoncé qu’il m’affectait à l’affaire «Auschwitz» en tant que troisième homme. C’était vraiment une surprise. J’avais certes entendu qu’une telle procédure judiciaire était en préparation dans nos services, mais je n’avais pas de contact particulier avec ces travaux. C’est à ce moment-là que j’ai été introduit dans l’équipe qui préparait le procès et que j’ai reçu les dossiers. La procédure pénale se trouvait dans la phase suivante: l’instruction, qui était encore prévue par le système judiciaire allemand de l’époque, était terminée. L’acte d’accusation devait être rédigé. Pour ce faire, nous nous sommes repartis – à trois – les différents groupes d’accusés et avons rédigé un acte d’accusation de 700 pages. Nous voulions donner un échantillon représentatif de l’organisation du camp, qui permettrait de mettre en évidence plusieurs fonctions du commandant jusqu’au  «Kapo» [détenu disposant de fonctions dans la hiérarchie concentrationnaire]. Or, le commandant du camp, Richard Baer, est décédé en juin 1963. Karl L. Mulka, l’adjudant du dernier commandant d’Auschwitz, a dès lors donné son nom à la procédure pénale, [appelée «Strafsache gegen Mulka und andere» dans le jargon judiciaire allemand], puisqu’il était l’accusé ayant le rang le plus élevé.

Daniel Bonnard: Quelle partie de l’accusation avez-vous assumé concrètement?

Oswald Kaduk, un des accusés
Oswald Kaduk, un des accusés

Gerhard Wiese: J’étais spécialement chargé des accusés Wilhelm Boger et Oswald Kaduk. Kaduk était Schutzhaftlagerfürher [grade de la SS, attaché à la Kommandantur d’un camp de concentration], un grand homme, costaud, depuis longtemps dans la SS. Boger avait travaillé dans la police judiciaire et était chargé des interrogatoires auprès de la «section politique» de la Kommandantur d’Auschwitz, ce qui lui a valu une très mauvaise et terrible réputation dans le camp.

Daniel Bonnard: Vous avez dit que la stratégie de l’accusation consistait à donner un échantillon représentatif des fonctions exercées par les accusés. Quels étaient les rangs et les fonctions des accusés?

Gerhard Wiese: Le Procureur général Generalstaatsanwalt Fritz Bauer, qui avait fait en sorte que le procès ait lieu à Francfort, accordait une grande importance au fait que la procédure pénale soit englobante [c’est-à-dire éviter qu’elle soit morcelée en une série de petits procès,] et intègre donc tous les groupes du personnel du camp. Différentes fonctions de la hiérarchie du camp étaient dès lors représentées parmi les 22 accusés: un adjudant [immédiatement subordonné au commandant du camp], un groupe de médecins, un groupe de pharmaciens et d’infirmiers, des gens qui appartenaient aux gardes, un chef de bloc, ainsi qu’un «Kapo» qui s’était très mal comporté envers ses détenus. Bauer craignait, non sans raison, que si on n’instruisait pas une seule et même procédure pénale comprenant tous les groupes, peut-être que certaines parties, ou mêmes certaines personnes, auraient été traduites séparément en justice ce qui aurait fait capoter le concept consistant à présenter une vue d’ensemble du système concentrationnaire. Les témoins ne seraient alors pas venus plusieurs fois à Francfort et l’exposé des preuves aurait dû se répéter maintes fois… Il est donc tout à fait juste que Bauer ait insisté avec énergie pour que le procès englobe un grand nombre d’accusés et jette clairement la lumière, une fois pour toutes, sur ce qui s’était passé à Auschwitz.

Daniel Bonnard: Mais, par conséquent, un tel procès nécessite de la place…

Gerhard Wiese: En effet… C’était une vraie difficulté. Le bâtiment du tribunal, datant de 1880, était d’office trop petit. De même, une nouvelle salle d’audience, qui se trouvait en ce moment en construction, n’aurait pas suffi aux 20 accusés et à leurs avocats. On avait besoin d’une salle encore plus grande et le bâtiment des foires commerciales [Francfort est une ville de foires commerciales], ou des lieux équivalents disposant de locaux adéquats, ont refusé pour des raisons économiques. Pour finir, on a eu recours à une salle communale en construction, la Bürgerhaus du quartier de Gallus, située sur la Frankenallee. Or, dans ce cas-là également, l’attitude des responsables n’était pas favorable. On en est donc arrivé au compromis que le tribunal puisse utiliser la salle pendant 9 mois. Or, la salle communale de Gallus n’était pas terminée à la mi-novembre. Et le président du tribunal de première instance était de nouveau confronté à la question de savoir où pourrait se dérouler le procès. Il s’est adressé au président du Conseil municipal de Francfort pour obtenir la salle de réunion du Conseil municipal. Celui-ci a refusé en arguant que le travail parlementaire était prioritaire. Finalement, le Maire de Francfort, Werner Bockelmann [membre du SPD], a tranché la question et fait en sorte que la Cour puisse siéger pendant trois mois dans la salle du Conseil municipal. C’est ainsi que le procès a débuté dans cette même salle,  Im Römer», le 20 décembre 1963.

Daniel Bonnard: Comme nous en sommes au début du procès, la procédure pénale prévoit que les accusés soient interrogés sur leur personne immédiatement après l’ouverture du procès. Vous avez déjà décrit leurs fonctions. De quel type de personne s’agissait-il?

Gerhard Wiese: Lorsqu’on entrait dans la salle et qu’on voyait les accusés, on avait l’impression – de prime abord – qu’il s’agissait de citoyens tout ce qu’il y a de plus ordinaire, vêtus normalement, sans comportement anormal. Ainsi, il n’était pas possible de s’imaginer ce qui se cachait derrière ces visages et ce qu’ils avaient fait! Les réactions de chacun des accusés pendant la vérification de leurs identités ont évidemment été différentes. Ils ont décrit leur biographie, qui était connue. Ils ont reconnu qu’ils étaient membres du parti nazi, membres de la SS, ou alors qu’ils y avaient été «affectés». Un des accusés s’était porté volontaire pour la SS à l’âge de 17 ans, alors qu’il était encore un élève et était ensuite à Auschwitz, où il a interrompu son activité de chef de bloc pour effectuer sa maturité gymnasiale, avant de revenir à Auschwitz, ce qu’on a de la peine à s’imaginer! De manière générale, à première vue, on avait l’impression qu’il s’agissait de personnes tout à fait normales.

Daniel Bonnard: Pendant la préparation, vous m’avez raconté qu’une partie des accusés était en liberté pendant la procédure judiciaire. Comment peut-on expliquer cela?

Gerhard Wiese: Un des accusés était déjà en détention suite à sa condamnation pour son activité dans un autre camp de concentration5. Pour une partie des accusés, les charges étaient si importantes qu’on devait compter avec un risque de dissimulation des preuves, ce qui fait qu’ils étaient en détention préventive. Concernant les autres, auxquels l’accusation reprochait des faits d’une gravité élevée – la participation à la sélection des déportés sur la rampe d’Auschwitz –, mais dont on admettait qu’ils vivaient dans des conditions familiales stables, l’opinion prédominait qu’il n’y avait pas de risque de fuite.

Daniel Bonnard: Comment doit-on s’imaginer cet état de fait? Est-ce que les accusés se promenaient en pleine rue avant d’entrer dans le tribunal?

Gerhard Wiese: En tant que citoyens ordinaires, ils se déplaçaient dans la rue. Ils venaient en train depuis leur lieu de résidence. Ou bien ils habitaient provisoirement à Francfort, je ne sais pas exactement. Mais ils pouvaient se déplacer librement en citoyens libres… Je dois donner ici une précision: un mandat d’arrêt était en vigueur contre tous les accusés! Cependant, en vertu de certaines conditions familiales – comme je le disais à l’instant – on avait admis qu’il n’y avait pas de risque de fuite et le mandat d’arrêt était suspendu… Je n’aimerais pas qu’il y ait de malentendu.

Daniel Bonnard: Ce procès a cette particularité que des survivants d’Auschwitz sont venus à Francfort afin de témoigner devant la Cour. Et ce dans un nombre relativement élevé. En premier lieu, j’aimerais vous demander comment avez-vous perçu les survivants des camps venus à Francfort dans cette fonction de témoin?

Gerhard Wiese: Les témoins, quand ils n’étaient pas préparés, étaient tout d’abord impressionnés par la taille de la salle, le nombre des accusés… toutes ces nouveautés qui leur tombaient dessus. Ensuite, ils ont fait leurs dépositions, de manière très différente. Certains étaient tout à fait maîtres d’eux-mêmes. D’autres ont pleuré et nous avons dû interrompre les débats. Selon moi, notre interprète, Madame Kapkajev, a beaucoup aidé. Elle a, par exemple, traduit les témoins de langue polonaise et russe de manière à restituer la déposition comme elle avait été énoncée – avec l’intonation et l’expression appropriées. Elle n’a pas traduit de façon mécanique, comme un robot, mais s’est mise dans la peau des victimes qui témoignaient. C’était d’une grande aide pour les témoins, car ils avaient ainsi l’assurance que quelqu’un les soutenait durant leurs dépositions. Pour la Cour, il était important que l’interprète restitue en allemand ce que les témoins avaient dit avec autant d’émotion. Le talent de cette interprète a été un avantage décisif. Elle a aussi travaillé comme interprète dans d’autres procès.

Daniel Bonnard: Pouvez-vous vous souvenir de certaines dépositions en particulier?

Gerhard Wiese: Il y a un passage qui a dû rester ancré dans la mémoire des protagonistes du procès. C’est la déposition d’un médecin de Roumanie qui avait été déporté à Auschwitz avec sa femme et ses trois filles6. Sur la rampe, les hommes ont été séparés des femmes et des enfants par les SS. Au moment de décider qui était apte au travail ou pas, les SS ont ordonné que les médecins et les pharmaciens se rassemblent à un endroit. Le médecin s’est dépêché de rejoindre cet endroit et – à sa grande surprise – a reconnu le SS qui était occupé à rassembler les déportés. Il s’agissait du Docteur Capesius [un des accusés du procès]. Dans l’entre-deux-guerres, Capesius se trouvait en déplacement en tant que représentant de firmes de la IG-Farben et avait rendu visite à ce médecin en Roumanie. Le médecin [Mauritius Brener] a pu nous montrer la carte de visite de Capesius pendant sa déposition. Alors qu’il se trouvait face à Capesius sur la rampe, il lui a dit qu’il avait trois enfants, dont deux jumelles, et qu’il était prêt à faire n’importe quel travail. Intéressé par les jumelles, Capesius a fait en sorte que le Docteur Josef Mengele [médecin nazi, «criminel de guerre», jamais capturé, vivant sous divers pseudonymes, il est décédé au Brésil en 1979] les voit en sachant que celui-ci faisait de la recherche sur les jumeaux à Auschwitz. Mengele a rejeté les deux jumelles sous prétexte qu’elles n’étaient pas monozygotes. Sur ce, les deux jumelles ont été renvoyées à leur mère, la famille a été séparée et le médecin Mauritius Berner n’a plus jamais revu les siens. Mauritius Berner a fait sa déposition de manière si poignante qu’ensuite un silence absolu régnait dans la salle. Même parmi les accusés, pas un mot. Cela a duré un moment jusqu’à ce que le président du tribunal reprenne ses émotions et puisse reprendre son travail consistant à interroger le témoin.

Daniel Bonnard: Peut-on admettre que les survivants-témoins ont disposé de suffisamment de place pour rendre compte de leurs tradgiques souffrances devant le tribunal?

Gerhard Wiese: La plupart des témoins avaient déjà effectué une déposition préalable [durant l’enquête du juge d’instruction]. Sinon, nous n’aurions pas formulé l’acte d’accusation de telle sorte. Les témoins ont pu faire leurs dépositions sur ce qu’ils avaient vécu, où ils avaient habité, comment ils avaient été arrêtés et comment ils avaient été déportés. On pouvait retirer de la déposition de quasiment chaque témoin la façon dont la sélection était organisée sur la rampe. Il n’y avait là guère de retenue, ou quelque chose de ce genre, sauf dans les cas où une personne était quelque peu gênée, à cause du trac occasionné par la situation du tribunal. Le président devait toutefois mener l’audition des témoins de façon à ce que chacun puisse exprimer ce qu’il savait.

Daniel Bonnard: Compte tenu des dépositions des témoins et de l’ambiance tendue, on se demande comment les avocats de la défense ont travaillé?

Gerhard Wiese: Les avocats de la défense ont naturellement essayé de remettre les dépositions des témoins en question. Ils avaient eux-aussi fait en sorte de récolter des informations sur les lieux du camp principal, ainsi que sur le camp d’extermination de Birkenau et posaient des questions du genre: «Où étiez-vous logés? Comment avez-vous pu voir telle ou telle chose? C’était tout?» Certains avocats de la défense ont exagérément redoublé leurs questions, si je puis dire. Ceci a déclenché l’intervention des représentants des victimes (Nebenklagevertreter) qui ont fait opposition et protesté que cela ne pouvait se passer comme ça. Il faut dire, néanmoins, que les accusés étaient prévenus de meurtre et qu’en tant qu’avocat de la défense, on doit vérifier si ce que dit le témoin est juste. Les témoins ne se sont pas laissés dérouter par les questions de la défense. Toutefois, quand on leur demandait d’indiquer l’heure exacte de certains événements… Personne ne peut se souvenir de ce genre de choses après un aussi long laps de temps, dans un tel contexte!

Daniel Bonnard: Est-ce que tous les avocats de la défense ont participé à ladite «visite des lieux»7?

Gerhard Wiese: Je ne peux pas dire exactement si tous y ont participé. Mais une grande partie d’entre eux y était. C’est certain. De la même manière, nous avions aussi un grand groupe de journalistes avec nous. De surcroît, trois procureurs [dont Gerhard Wiese] et le juge chargé de mener à bien la visite.

Daniel Bonnard: Pouvez-vous me décrire comment cette visite s’est déroulée, lorsque vous avez parcouru l’ancien camp de concentration et d’extermination d’Auschwitz avec ce groupe?

Gerhard Wiese: Le juge chargé de la «visite des lieux» devait vérifier certaines questions: éloignement, conditions de visibilité, conditions acoustiques… Cela a été peu à peu effectué. Nous avons fait des tests pour déterminer ce qu’on pouvait voir et entendre. Est-ce que le détenu pouvait, par exemple, voir depuis le bloc C le «Schwarze Wand», qui, entre le bloc V et le bloc 11, était le lieu où étaient exécutés les détenus. Est-ce qu’il était possible de voir le lieu d’exécution? Nous avons établi que c’était bel et bien possible. Nous avons procédé de la même manière avec le bloc 11, avec le bloc punitif. Des cellules extrêmement étroites y étaient construites, dans lesquelles on devait se tenir debout, et où il n’y avait pas d’entrée. Le témoin devait y accéder par en bas en marchant à quatre pattes. C’était donc un instrument de torture affreux! La question était de savoir si on pouvait entendre les cris d’appel à l’aide des personnes enfermées depuis un autre lieu où le témoin se trouvait. L’inspecteur de police qui nous accompagnait devait chanter quelque chose et nous avons pu nous convaincre du fait qu’on pouvait clairement entendre les cris, malgré la masse de gens qui traversait régulièrement cet endroit.

Daniel Bonnard: Vous avez en quelque sorte fait un travail d’enquête sur place?

Gerhard Wiese: Oui, le fait qu’un mètre à Francfort mesure aussi un mètre à Auschwitz est évident. Mais la taille du camp d’extermination de Birkenau, avec ses différentes parties, les restes du crématorium et les restes des chambres à gaz que les SS ont dynamités en octobre 1944, c’était impressionnant et il n’y avait rien à discuter. La Cour ne voulait pas voir l’ensemble du camp comme un système cohérent…

Daniel Bonnard: J’aimerais justement aborder cette question! Les dépositions des témoins, dont environ 250 survivants, étant arrivées à leur fin, la partie du procès consacrée aux plaidoyers a débuté. La procédure pénale veut que d’abord soit entendu le plaidoyer du parquet et ensuite celui de la défense. Quelle stratégie avez-vous appliqué lors du plaidoyer de l’accusation?

Gerhard Wiese: Nous étions de l’avis qu’Auschwitz devait être considéré comme un tout (Gesamtkomplex). C’est-à-dire que le camp principal, le camp d’extermination de Birkenau et les sous-camps constituaient les parties d’un ensemble poursuivant un but d’extermination. Certains déportés étaient exterminés par le gaz, d’autres par le travail. La façon dont fonctionnait l’extermination par le travail8 était évidente. Il y avait un camp annexe, le camp de Monowitz, où les usines de la Buna étaient installées9. Les détenus qui y étaient affectés et ceux qui, à bout de forces, ne pouvaient plus travailler, étaient gazés. Ensuite, de nouveaux détenus les remplaçaient. L’extermination fonctionnait ainsi de deux manières. Le tout devait toutefois être maintenu en marche et chaque personne qui avait une fonction à Auschwitz a fait sa part, que ce soit en tant que secrétaire ou en tant qu’adjudant, en tant que Schutzhaftlagerführer, en tant que médecin, dentiste ou pharmacien.

Selon nous, il s’agissait donc de considérer que toute personne ayant exercé une fonction à Auschwitz devait au moins être mise en cause comme complice. Ensuite, ce qui pouvait être reproché à tel ou tel suivant sa position dans la hiérarchie du camp, ou bien en vertu de son incrimination par les témoins, était d’un autre ressort. Mais la Cour n’a pas suivi notre avis. Au contraire, elle a dit que la faute de chaque personne était à examiner de manière séparée, [sans tenir compte de la «division du travail» en vigueur dans le camp,]. Et sinon,rien! En faisant abstraction de l’organisation du camp, il était très difficile de démontrer la faute de chaque individu. Même si la Cour s’en est bien tirée, cela explique pourquoi il y a eu des acquittements. Car la Cour n’a pas jugé possible de reprocher quelque chose de concret à ces trois accusés10. S’il était établi, par exemple, que l’accusé Willi Schatz était présent sur la rampe, la Cour posait la question de savoir s’il s’était rendu coupable ou pas d’avoir participé à la sélection. Selon notre interprétation du droit, cela n’aurait posé aucun problème! L’accusé était sur la rampe lors des sélections, il avait à suivre un plan de service dont nous connaissions l’existence. Chaque officier SS, qu’il soit médecin ou ait une autre fonction, avait à effectuer son service sur la rampe. Point à la ligne! Nous nous sommes pourvus en révision et la défense aussi, naturellement. Mais le Bundesgerichtshof (BGH) [plus haute juridiction de l’ordre judiciaire en RFA, ce qui est l’équivalent de la Cour de cassation en France] n’a malheureusement pas suivi notre interprétation.

Daniel Bonnard: Est-ce que la façon dont la justice allemande traitait les crimes perpétrés contre l’humanité par les nazis a évolué après le procès? Le jugement du tribunal de Francfort a-t-il provoqué un changement, malgré les difficultés que vous avez décrites?

Gerhard Wiese en fin 2013
Gerhard Wiese en fin 2013

Gerhard Wiese: De nombreux procès ont eu lieu. Par exemple, des procès ont été intentés contre le personnel des camps de la mort de Majdanek, Sobibor, Chelmno et de Treblinka11. Je ne sais pas si tous ceux qui s’étaient rendus coupables de fait délictueux ont été mis en cause. On doit avoir à l’esprit qu’après 1945, la compétence des juridictions allemandes était limitée [aux crimes commis par des Allemands contre des Allemands]. Dans l’immédiat après-guerre, des procédures pénales ont été conduites par des tribunaux allemands dans les différentes zones d’occupation en lien avec des actes criminels commis lors de la prise de pouvoir des nazis et durant la Reichspogromnacht [il s’agit de la vague de pogroms antisémites déclenchée dans toute l’Allemagne le 9 novembre 1938 et appelée, de manière problématique, la «Nuit de cristal»]. En 1950, déjà, des personnes ont été condamnées ici à Francfort pour leur participation substantielle au programme d’euthanasie. Ensuite, il faut bien reconnaître qu’une période d’accalmie s’est installée jusqu’au procès d’Ulm contre des membres des Einsatzgruppen [1958]. Ce procès a ouvert les yeux de nombreuses personnes. La Zentral Stelle11 a été ouverte à Ludwisburg et était compétente pour conduire l’instruction de toutes les affaires liées aux crimes nazis, sauf Auschwitz. Elle devait ensuite transférer les dossiers aux Parquets compétents. Il faut, je crois, dire que dans l’après-guerre les gens s’intéressaient à autre chose: la défaite ou la libération – suivant comment ils voyaient les choses –, le manque de logement, l’alimentation, l’hiver très froid de 1946/1947, le blocus de Berlin, le besoin d’acquérir un peu de bien-être. A côté de ça, il y a toujours eu des gens pour insister sur le fait que quelque chose devait être fait [pour poursuivre les coupables]. C’est évident! Mais la mise en œuvre de ces poursuites a traîné, il faut le reconnaître. On a essayé de rattraper ce qui n’avait pas été fait.

Daniel Bonnard: Après avoir exercé comme procureur-adjoint dans le cadre du procès de Francfort, vous pouviez compter sur une certaine expérience. Avez-vous eu affaire à des cas similaires ensuite?

Gerhard Wiese: J’ai encore eu affaire aux procédures pénales en lien avec ladite « collection de squelettes » de la Reichsuniversität de Strasbourg.  Juste pour rappel: des médecins ont reçu la mission d’aller à Auschwitz et d’y sélectionner certains types de détenus, qui devaient avoir un certain «intérêt» pour des [prétendues recherches scientifiques]. Les personnes ont été sélectionnées et ont été transportées au camp de concentration de Natzweiler-Struthof. Là-bas, elles ont été gazées et leurs corps ont été emmenés au département d’anatomie de la Reichsuniversität de Strasbourg [université crée par les nazis à Strasbourg, suite à l’annexion de fait de l’Alsace]. Lorsque les Américains ont libéré Strasbourg, ils ont trouvé les corps dans du formol. Les fonctionnaires responsables en plus haut lieu, en particulier dans le cadre de la société de recherche Ahnenerbe, avaient déjà été condamnés à l’issu dudit «Procès des médecins» par un tribunal militaire américain à Nuremberg et en partie exécutés. De même, certains médecins avaient été condamnés par un tribunal militaire français à Metz. Parmi l’ensemble des individus impliqués, nous n’avions plus qu’un petit échantillon de fonctionnaires administratif, pour ainsi dire. La procédure judiciaire à laquelle j’ai contribué n’a pas eu l’importance dudit «Procès des médecins», au cours duquel les acteurs-clés de cette «collection de squelettes» ont été jugés12.

Daniel Bonnard: Pour finir, j’aimerais que nous revenions brièvement sur le procès de Francfort. Comment avez-vous perçu la réaction de la société ouest-allemande face au procès?

Gerhard Wiese: Il est difficile de dire quelles ont été les réactions dans un cadre large. Il est clair que nous avions toujours des auditeurs pendant les débats. Je ne sais pas si le fait que des classes d’école soient venues assister au procès ait eu un effet quelconque. Les élèves auraient dû être préparés à l’avance. En plus, cela dépend vraiment de ce que les classes ont vu comme séances. Si, par exemple, elles n’étaient présentes que lorsque nous avons lu des documents. Dans ce cas, l’enseignant qui les accompagnait aurait dû s’inquiéter de ce qui avait été compris par les élèves et donner des compléments d’information. Je suis vraiment surpris quand j’apprends qu’un écrivain a assisté au procès dans sa jeunesse et qu’il a ensuite traité de cette expérience dans son œuvre. Dans l’ensemble, j’ai de la peine à estimer l’impact auprès du public. Une chose est sûre: avec le jugement du Bundesgerichtshof (BGH) du 20 février 1969, le jugement du tribunal de Francfort est entré en vigueur et, par la même occasion, il a été établi juridiquement ce qui s’était passé à Auschwitz. Il n’était plus possible de remettre ceci en question. Il était désormais possible, pour qui le souhaitait, de se faire une idée claire de ce qui s’était passé. Il y a eu beaucoup de littérature secondaire sur le sujet, il y a des recueils de sources dans lesquels le jugement, l’acte d’accusation et le jugement du BGH sont reproduits. Les dépositions des témoins – quand elles ont été conservées – ont été digitalisées et sont accessibles sur internet. Aujourd’hui, il y a de nombreuses possibilités de se documenter sur la question. Et il est important d’étudier le sujet, car la jeunesse doit – que cela lui plaise ou non – mieux connaître son passé, ou celui de ses parents. On ne peut pas se débarrasser de l’Histoire.

Daniel Bonnard: Merci beaucoup pour cet entretien !

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Daniel Bonnard est doctorant en histoire à Francfort/Main. Ses recherches portent sur les procès de criminels nazis dans l’après-guerre en Allemagne. Pour plus d’information: http://www.remep.mpg.de/en/people_and_projects/student_body/students/bonnard-daniel.html

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Notes

1. Hermann Langbein (1912-1995) était un militant communiste né à Vienne, combattant de la guerre d’Espagne, résistant et écrivain. Déporté à Dachau, puis à Auschwitz, il organise un réseau de résistance dans les camps. En avril 1945, il parvient à s’échapper d’un transport et travaille ensuite à la rédaction d’un rapport sur les camps qu’il remet aux autorités britanniques d’occupation. Après la guerre, en conflit avec le Parti communiste autrichien, il fonde en 1954 le Comité international d’Auschwitz avec d’autres ex-détenus. Il s’engage pour défendre les survivants, exiger des réparations et rendre possible les dépositions au Procès de Francfort. Source (en anglais) : http://www.wollheim-memorial.de/en/hermann_langbein_19121995

2. Fritz Bauer (1903-1968) était un juriste juif allemand et social-démocrate. Après des études de droit et d’économie, il débute en 1930 en tant que plus jeune magistrat à Stuttgart. Interné dans un camp de concentration en 1933 pour activité antinazie, il fuit au Danemark, puis en Suède où il survit à la guerre et aux persécutions. Après la guerre, il veut participer à la reconstruction du système judiciaire et devient procureur à Braunschweig, où il œuvre, par l’intermédiaire d’un procès largement médiatisé en 1952, à la réhabilitation des auteurs de l’attentat manqué contre Hitler du 20 juillet 1944. En 1956, il devient Generalstaatsanwalt de Hesse et joue, à partir du début des années 1960, un rôle décisif dans la mise en œuvre du Procès de Francfort. Fritz Bauer était partisan d’une réforme radicale du droit pénal et du système carcéral.

3. Cette idée est à attribuer au juriste social-démocrate Gustav Radbruch (1878-1949), qui, après la guerre et en réaction aux crimes nazis, a développé une philosophie du droit consistant à rejeter des règles de «non-droit» (gesetzliches Unrecht) quand, contraires aux normes du droit supérieur, elles enfreignent les principes fondamentaux de la justice. Article cité dans la préface: Zur Diskussion über die Verbrechen gegen die Menschlichkeit (1947), in: Süddeutsche Juristen-Zeitung, Jahrg. 2, Sondernummer. Humanitätsverbrechen und ihre Bestrafung (März 1947), p. 136.

4. En Allemand, on parle généralement du Frankfurter Auschwitz-Prozess (1963-1965) pour désigner le premier procès d’une série de six procès intentés devant le tribunal de première instance de Francfort contre des membres du personnel d’Auschwitz.

5. L’accusé Franz Hofmann était en détention depuis 1962 suite à une condamnation prononcée par le tribunal de première instance de Hechingen.

6. Le témoignage de Mauritius Berner du 17 août 1964 (78e jour d’audience) peut être consulté et écouté, ainsi que d’autres documents digitalisés du procès, sur le site internet suivant : www.auschwitz-prozess.de (langue allemande).

7. Les termes allemands «Ortstermin» et «Ortbesichtigung», utilisés durant le procès, sont des euphémismes, qui ne rendent pas compte entièrement de la signification revêtue par la visite par une délégation des magistrats et des avocats de la défense de l’ancien site concentrationnaire à Auschwitz.

8. Sur la question de ladite «extermination par le travail», la recherche historique actuelle met l’accent sur la concurrence existant dans le système nazi entre les «objectifs» d’extermination, découlant des politiques racistes, d’une part, et ceux d’exploitation d’une main-d’œuvre esclave à des fins économiques, d’autre part. Cf., Ulrich Herbert, Arbeit und Vernichtung. Ökonomisches Interesse und Primat der „Weltanschauung“ im Nationalsozialismus, in: ders., Europa und der „Reichseinsatz“. Ausländische Zivilarbeiter, Kriegsgefangene und KZ-Häftlinge in Deutschland, 1938-1945, Essen 1991.

9. Au sujet des crimes commis dans le camp de la Buna-Monowitz, directement exploité par le trust chimique de la IG Farben, voir les informations sur le site du Wohlheim-Memorial, qui explique comment cette question a été traitée dans les différents procès : http://www.wollheim-memorial.de/en/auschwitz_bunamonowitz .

10. Les accusés Arthur Breitwieser, Willi Schatz et Johann Schoberth ont été acquittés faute de preuves.

11. Voir les indications précises dans l’introduction présentée sur ce site.

12. La Zentrale Stelle der Landesjustizverwaltungen zur Aufklärung nationalsozialistischer Verbrechen est un organisme judiciaire créé en 1958 à Ludwisburg (Bade-Wurtemberg) pour poursuivre de manière systématique les crimes nazis commis hors des frontières allemandes. En 1964, sa compétence a été élargie au territoire de la RFA, afin de pouvoir mettre en cause des hauts fonctionnaires du Troisième Reich. Source : www.zentrale-stelle.de

13. Voir à ce sujet la rubrique consacrée aux procès sur le site internet du Mémorial européen du résistant-déporté: http://www.struthof.fr/fr/le-kl-natzweiler/introduction-a-lhistoire-du-camp/levacuation-du-camp-les-proces-des-responsables/les-proces/

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