Allemagne. Retour sur la grève du rail

53353170Par Jens Berger 

Depuis le mois d’août 2014, le débat social en Allemagne est marqué par un conflit à la Deutsche Bahn (équivalent de la SNCF en France ou des CFF-SBB en Suisse) mené par le syndicat des conducteurs de locomotives: GDL [1], Après plusieurs arrêts de travail de quelques heures début septembre dans le cadre de «grèves d’avertissement» (Warnstreik) [2], le syndicat a organisé une grève de plusieurs jours début novembre qui devait initialement durer cinq jours, mais qui s’est achevée au bout de trois – en partie pour ne pas compromettre les célébrations d’anniversaire de la réunification. Le syndicat mobilise pour obtenir 5 % d’augmentation de salaire et une baisse du temps de travail de 39 à 37 heures.

Au-delà des revendications, le conflit a pris une dimension nationale parce qu’il vient illustrer de façon très claire les projets gouvernementaux de limitation du droit de grève et des possibilités de négociation collective [3]. Ce projet a d’ailleurs comme objectif principal d’empêcher de telles grèves dans les transports. Dans le même mouvement, une véritable hystérie s’est emparée de nombreux médias – le quotidien à scandale Bild est d’ailleurs allé jusqu’à publier le numéro de téléphone personnel du président du syndicat GDL, invitant les usagers à l’appeler pour obtenir la fin du conflit!

Dans cette ambiance tendue et compte tenu des enjeux pour les collectifs syndicaux combatifs, un regroupement de syndicalistes, journalistes et intellectuels a décidé d’intervenir dans le débat public, en publiant un «Journal de grève» [Streikzeitung http://www.labournet.de/wp-content/uploads/2014/11/streikzeitung1.pdf], dont le sous-titre indique clairement les enjeux : «Oui à la grève du GDL – Non à la loi sur la convention collective unique ». Le texte de Jens Berger, dont nous publions la traduction ci-dessous, est tiré du premier numéro de ce journal. Au regard de l’importance de ce débat, Terrains de Luttes publiera plusieurs traductions de textes et documents relatifs à ce conflit.

Grève ferroviaire – Je soutiens le GDL!

Depuis les années 1990 se mène une lutte acharnée, au niveau politique, autour de la privatisation de la Deutsche Bahn (DB). Du côté syndical, c’est surtout le syndicat de la DGB [4] – surtout Transnet [5] –qui a mené la danse et joué par là un piètre rôle. Transnet soutenait à l’époque – ce qui est plutôt inhabituel pour une organisation représentant les travailleurs – la privatisation du capital de la Deutsche Bahn. Le président de l’époque de Transnet, Norbert Hansen, tenta même de faire tout son possible afin de convaincre son parti, le SPD, des plans de privatisation du patron des chemins de fer, Hartmut Mehdorn. De toute manière, cela fait des années que Hansen et Transnet sont – si l’on y regarde de plus près – du côté des patrons et ignorent délibérément les intérêts des travailleurs. Transnet est, par exemple, co-responsable du fait que la DB utilise systématiquement les travailleurs intérimaires pour conduire les trains. Des années plus tard, le GDL a réussi, grâce à ses grèves, à remettre en question ce «cadeau» que Transnet avait fait à Mehdorn.

La confrontation avec le GDL a éclaté en 2007, lorsque Transnet signa une convention collective avec la DB autorisant celle-ci à payer les nouveaux conducteurs de train 7,50 euros de l’heure. Ce n’était pas le syndicat des conducteurs de train mais bien Transnet – défini d’un point de vue strictement juridique comme «collaborateur spécialisé dans les chemins de fer» – qui était responsable de ces «conducteurs de seconde classe» selon cette convention.

Cette attaque frontale réveilla cependant la combativité du GDL. C’est par un combat de longue haleine que le GDL put, en 2008, célébrer sa première grande victoire et être reconnu par la DB – dans une convention collective à part – comme représentant à part entière des travailleurs. La même année, Transnet, le concurrent de la GDL, admit son échec moral : le président du syndicat, Norbert Hansen, retournait sa veste sans période transitoire pour trouver une place de nouveau responsable des ressources humaines à la DB. Le syndicaliste, qui avait préalablement trahi ses collègues face à la DB, encaissait désormais ses trente deniers auprès des patrons de la même entreprise. Pour à peine deux ans passés au conseil d’administration de la DB, l’entreprise lui versa 3,3 millions d’euros. C’est le premier cas aussi flagrant de corruption (non pas d’un point de vue juridique, mais bien moral) dans l’histoire syndicale.

Transnet perdit, sous l’égide de Hansen, toute posture morale lui permettant de négocier au nom des travailleurs. Le successeur de Hansen, Lothar Krauß, également membre du SPD, dut baisser pavillon au bout d’à peine six mois, car la bénédiction accordée par Krauß à un plan de rémunération donnant aux managers de la DB des bonus conséquents en cas d’introduction en bourse n’était pas vue d’un très bon œil par la base sociale de son syndicat. Les adhérents quittaient massivement Transnet, syndicat moralement ruiné, affilié à la fédération DGB. Finalement, en 2010, il fusionna avec le petit syndicat de la fonction publique GDBA [6], qui avait également participé auparavant aux horreurs de Transnet, pour devenir le syndicat affilié à la DGB, EVG. Depuis sa fondation, l’EVG s’est notamment fait un nom en s’alliant régulièrement avec la DB contre GDL.

LocoDBLes nombreux péchés de Transnet furent bien évidemment une aubaine pour le GDL, qui eut un succès non négligeable en 2008 et 2011 grâce à de grandes grèves, ce qui permit de compenser les conséquences de la fraternisation entre la DB et Transnet.

L’un des principaux reproches faits à de petits syndicats comme GDL est qu’ils ne sont forts que parce que leurs membres occupent des postes clé, de telle manière que, lors d’une grève, ils arrivent à paralyser des entreprises entières. Ces privilèges sont utilisés afin de défendre les avantages de certains membres aux dépens d’autres salariés. «Privilégiés», voilà le reproche. Dans le cas du GDL, ce reproche paraît cependant assez absurde. Par une convention collective de 2007, le GDL ne pouvait négocier les contrats de travail auprès de la DB que pour les conducteurs de train. Mais cette convention collective est arrivée à terme en juin de cette année et le GDL revendique désormais le droit de négocier pour tous ses membres faisant partie des personnels de voyage. En plus des conducteurs, ce personnel est composé des contrôleurs, des restaurateurs de bord, des gestionnaires, des manœuvres et des formateurs.

Le GDL ne fait donc pas la grève pour préserver les privilèges d’une élite, mais pour assurer les meilleurs avantages possibles à tous ses membres, grâce à la force de frappe des conducteurs de train. Lorsqu’on se penche sur les chiffres, on se rend compte que cette revendication est plus que justifiée – selon les sources de la DB, il y a dans ces divers corps de métiers plus de 37 000 salariés, dont 19 000 membres du GDL et environ 8 000 membres du syndicat de la DB EVG [7]. Les 10 000 salariés restants ne sont pas syndiqués.

Alors que le syndicat de la DGB, supposé majoritaire, se faisait remarquer avant tout par son orientation favorable à l’employeur pendant que le GDL s’occupait de faire réellement du syndicalisme, le GDL devrait avoir toute légitimité de mener des négociations pour les conventions collectives des travailleurs. Que cela ne plaise pas à l’EVG, c’est peu étonnant. Que la Deutsche Bahn préfère s’asseoir autour de la table avec un syndicat docile est également logique. Mais il est surprenant de voir les médias mener une campagne odieuse contre le GDL. Il est encore plus surprenant que cette campagne ait un certain succès et que la population ne se solidarise pas avec les personnes concernées. En ce qui me concerne, je soutiens entièrement le GDL et je lui souhaite tout le succès possible dans sa lutte ! Et puisse les cheminots résister à la brutale propagande menée contre eux. (Traduction de Selim Nadi ; Jen Berger, syndicaliste indépendant [8]; texte et notes de Terrains des luttes- http://terrainsdeluttes.ouvaton.org/?p=4389)

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[1]  Gewerkschaft Deutscher Lokomotivführer – syndicat des conducteurs de locomotives allemands

[2] Dans les relations fortement ritualisées et convenues entre syndicats et patronat en Allemagne qui s’inscrivent dans le cadre du système de conventions collectives et de co-gestion (Mitbestimmung), le recours à la grève est soumis à un corset réglementaire censé la rendre plus prévisible et donc contrôlable par les dits partenaires sociaux. La grève n’est autorisée que lors des négociations collectives, ce qui exclut le blocage de la production pour des motifs politiques. Dans ce cadre restreint, les grèves dites d’avertissement (Warnstreik) doivent être courtes et s’inscrire dans un contexte de négociation tarifaire.

[3] Sur cette question, voir les deux traductions publiées sur notre site : Offensives contre le droit de grève en Allemagne et Attaque contre le droit de grève en Allemagne : premier recul du gouvernement.

[4] La Deutscher Gewerkschaftsbund Deutschlands (DGB) est la grande confédération générale des syndicats. Comptant 6,2 millions de membres, elle repose sur le principe du syndicalisme d’industrie (Einheitsgewerkschaft – syndicat unitaire). Officiellement, elle ne suit pas de ligne politique spécifique, bien qu’elle s’inscrive en réalité dans le sillage du SPD (social-libéral).

[5] Transnet – Gewerkschaft der Eisenbahner Deutschlands était le plus gros syndicat de cheminots en Allemagne, fondé en 1896 à Hambourg. En 2000, ce syndicat comptait 340 000 membres et en 2007 encore 227 000 membres.

[6] Gewerkschaft Deutscher Bundesbahnbeamten und Anwärter, littéralement Syndicat des fonctionnaires allemands du chemin de fer et des apprentis (futurs fonctionnaires), fondé en 1948 en Rhénanie-du-Nord-Westphalie et ouvert en 1963 aux salariés non-fonctionnaires de la Deutsche Bahn. Depuis 1994, année durant laquelle la Deutsche Bahn a été transformée en une entreprise de droit privé, le syndicat se considérait comme un syndicat du trafic ferroviaire voulant représenter tous les salariés du secteur.

[7] Eisenbahn- und Verkehrsgewerkschaft, ce syndicat comptait 213 600 membres lors de sa fondation en 2010 selon le site workers-participation.

[8] Jens Berger est journaliste indépendant et participe au site internet Nachdenkseiten.

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