Allemagne. «L’obsession du migrant dans la ville du constructeur automobile Audi»

Par Christophe Bourdoiseau

Ingolstadt (Bavière) Reportage. Tout va bien à Ingolstadt. «Ici, les gens ont tous du travail. Regardez autour de vous! Les jardins sont fleuris, les aires de jeux sont neuves, les rues sont propres et l’offre culturelle exceptionnelle. Les gens ne se rendent plus compte dans quel paradis ils vivent. Ils votent sans réfléchir », peste le père Geistbeck, curé de la paroisse du quartier Piusviertel.

Nulle part ailleurs on ne gagne aussi bien sa vie. Le salaire brut moyen est 4635 euros brut par mois, le plus élevé d’Allemagne. Avec 2 % de chômage et une économie en pleine croissance, cette ville bavaroise de 135’000 habitants n’a même plus de dettes.

Martin Geistbeck ne comprend pas comment les électeurs de sa paroisse ont pu être séduits par les arguments de l’extrême droite. [Et cette séduction va-t-elle être renforcée à l’occasion des élections du 14 octobre 2018]. Dans son quartier, le parti AfD (Alternative für Deutschland) a atteint plus de 30 % des voix il y a un an, lors des élections fédérales. «Nous avons moins de cent réfugiés dans notre quartier sur une population de 18 000 habitants. Presque tous les gens qui vivent ici ont des destins de réfugiés dans leur famille. Ils sont issus eux aussi de l’immigration d’après-guerre. C’est incompréhensible!», poursuit-il.

«Russes allemands»

Nulle part ailleurs, l’AfD n’a obtenu un score aussi important aux élections fédérales de 2017 dans une grande ville en Bavière. Avec plus de 15 %, l’extrême droite a réalisé cette performance dans la circonscription même de Horst Seehofer, ministre de fédéral l’Intérieur et président du parti conservateur (CSU) qui dirige la région sans partage et presque sans interruption depuis la fin de la guerre. [Voir sur le site A l’Encontre, l’article sur la place occupée par Horst Seehofer]

À Ingolstadt, près de 40 % des habitants sont d’origine étrangère. Parmi eux, les «Russes allemands» (Russlanddeutsche), une minorité arrivée dans les années 1980 et 1990. «Ils savent très bien ce que signifie ne pas être bien accueillis en Allemagne», explique le père Geistbeck. Ces immigrés d’origine allemande vivaient dans les anciennes républiques soviétiques. «Nous nous entendons très bien avec eux», se félicite le candidat de l’extrême droite, Johannes Kraus von Sande, qui organise régulièrement des meetings pour eux. L’AfD soigne particulièrement cette sphère russophone d’Ingolstadt informée par l’organe de propagande du Kremlin, Russia Today, la seule télévision qui, selon Johannes Kraus von Sande, réalise des reportages «objectifs» pendant cette campagne.

Au milieu du grand parking vide du stade de football d’Ingolstadt, Sebastian Zahn attend des réfugiés devant son bus d’information. Il offre ses services gratuitement chaque semaine aux demandeurs d’asile qui logent juste à côté dans des containers de chantier.

«L’arrivée des réfugiés a été vécue comme un danger. Mais les migrants ne menacent pas la population. Ils se font violence entre eux à cause de la promiscuité», déplore ce membre d’Amnesty international, employé de l’association d’aide aux réfugiés Flüchtlingsrat.

«Plus de 80 % des coups et blessures commis par des migrants à Ingolstadt sont perpétrés sur d’autres réfugiés, confirme lui-même Alfred Grob, le candidat des conservateurs (CSU) et directeur de la brigade criminelle d’Ingolstadt. La criminalité n’a pas bougé depuis l’arrivée des réfugiés», confirme-t-il en distribuant ses tracts de campagne sur le marché du quartier Piusviertel à quelques pas du stand de l’extrême droite.

Préjugés

Le vote AfD s’explique notamment par la peur du déclassement social. «Beaucoup de gens vivent très bien ici, notamment ceux qui travaillent chez le constructeur automobile Audi. Mais il y a aussi les intérimaires du centre logistique qui ont du mal à boucler les fins de mois. Ils craignent que les réfugiés ne viennent leur retirer le pain de la bouche. L’extrême droite exploite cette peur», analyse Christian De Lapuente, responsable syndical et responsable local du Parti social-démocrate (SPD).

Franceso Garita connaît bien les préjugés contre les migrants. Ses parents d’origine italienne ont vécu les mêmes discriminations dans les années 1960 à Ingolstadt. «Nous, les Italiens, on nous traitait de bandits. Nos parents ne pouvaient pas entrer dans tous les restaurants de la ville, raconte le responsable de la circonscription pour la gauche radicale (Die Linke). A cause de cette obsession des migrants, nous n’avons pas parlé des sujets essentiels de la campagne, c’est-à-dire de la dépendance des personnes âgées et de la crise du logement», regrette-t-il. La thématique des réfugiés a occupé toute la campagne.

«Les gens voient des migrants partout. Même pour les accidents de la route, les lecteurs nous demandent la nationalité des automobilistes impliqués », déplore Gunther Lutz, journaliste au quotidien local Donaukurier.

La ville a pourtant besoin d’immigration pour assurer son avenir.

«Nous aurons 40 % de retraités de plus en 2035. Sans immigration, notre société ne pourra plus fonctionner», s’alarme Christian Ponzer, le patron d’une entreprise de soins à domicile. «Nous avons déjà une grave pénurie de main-d’œuvre qui oblige à former du personnel venu de l’étranger», ajoute le candidat des «Freie Wähler», un petit parti conservateur régional indépendant.

«La CSU nous a copiés»

«Nous avons passé trop de temps à nous disputer. Nous avons perdu le contact avec une partie de la population», reconnaît le candidat conservateur, dont le président du parti, Horst Seehofer, est accusé d’avoir favorisé la montée de l’extrême droite en reprenant la même rhétorique. «Les conservateurs bavarois ont réussi à effrayer la population en faisant croire que les migrants constituaient une menace, accuse le père Geistbeck. Aujourd’hui, ils font marche arrière. Mais cette peur est restée gravée dans les têtes. Les gens croient maintenant aux arguments de l’AfD» , peste le père Martin Geistbeck. «Même l’Eglise a protesté en prônant plus d’humanité dans les discours des conservateurs », ajoute le journaliste Gunther Lutz.

«La CSU a repris nos positions sur l’immigration», se félicite Johannes Kraus von Sande (AfD) qui appelle les électeurs à voter le 14 octobre pour «l’original» [et pas la photocopie]. «Nous ferons ce que la CSU promet à ses électeurs, dit-il. Même Strauss voterait pour nous», rigole le candidat de l’extrême droite. Véritable icône des conservateurs bavarois, l’ancien patron de la CSU a toujours défendu des positions radicales pour éviter justement l’émergence d’un parti d’extrême droite en Bavière. «Aucun parti démocratique et légitime ne peut avoir sa place à notre droite», proclamait-il. Franz-Josef Strauss [1915-1988, ministre-président de Bavière de 1978 à 1988, président de la CSU de 1961 à 1988] doit se retourner dans sa tombe. (Article publié dans Le Soir, en date du 9 octobre 2018; https://journal.lesoir.be/; reproduit avec autorisation de l’éditeur)

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« L’époque des grands partis populaires est révolue »

Ursula Münch est directrice de l’Académie de formation politique à Tützing en Bavière (Akademie für politische Bildung).

Quel est l’enjeu des élections bavaroises du 14 octobre, où les conservateurs de la CSU, l’aile bavaroise du parti chrétien démocrate (CDU), risquent de perdre leur majorité absolue au parlement régional?

L’enjeu est très important. Si la CSU perdait sa majorité absolue, son influence se réduirait au fédéral. Cette situation pourrait libérer Angela Merkel d’un contradicteur important: son ministre de l’Intérieur Horst Seehofer. Après avoir ruiné sa politique, il pourrait être poussé vers la sortie. Le résultat des élections du 14 octobre aura donc des répercussions à Berlin, mais aussi à Bruxelles où les Bavarois sont influents. C’est le seul parti régional en Europe qui ait autant de poids au niveau fédéral et européen.

Pourquoi la CSU s’est-elle effondrée dans les sondages. On les crédite de 35%, soit près de 13 points de moins qu’en 2013?

La CSU n’a pas compris que l’époque des grands partis populaires était révolue. Le parti est tombé dans une crise de crédibilité avec son président, Horst Seehofer, qui a suivi une tactique électorale qui a complètement désorienté l’électorat. Il a essayé de marcher sur les plates-bandes de l’extrême droite sans prendre de mesures concrètes. Résultat, la CSU s’est retrouvée accusée par son aile droite de soutenir la politique favorable aux migrants suivie par Angela Merkel. D’autre part, le ministre de l’Intérieur s’est décrédibilisé auprès d’une autre partie de l’électorat conservateur, celle qui défend des positions humanistes et chrétiennes dans la crise des réfugiés. Celui qui vote CSU et vote Merkel, accuse aujourd’hui l’extrême droite.

Si la CSU perdait sa majorité absolue, avec quel parti pourrait-elle former une alliance?

La question de la future coalition en Bavière est essentielle. La CSU, qui n’a jamais appris à partager le pouvoir, pourrait faire appel aux Freie Wähler, un petit parti régional conservateur bien ancré dans les communes. Cette solution est la plus probable. Mais les écologistes (crédités de 16 à 18 %, NDLR.) sont aussi une option sérieuse. La région voisine du Bade-Wurtemberg a réélu un ministre-président écologiste. Les Verts ont montré qu’ils étaient capables de diriger une région avec des conservateurs. Une coalition avec l’AfD est totalement exclue. (Article publié dans Le Soir, en date du 9 octobre 2018; https://journal.lesoir.be/; reproduit avec autorisation de l’éditeur)

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