Von Hayek: des postulats largement diffusés

Friedrich August von Hayek (1899-1992)

Un pèlerin prosélyte

Par Charles-André Udry

Margaret Thatcher confie dans Les chemins du pouvoir: « Ce ne fut qu’au milieu des années 70, quand les oeuvres de Hayek figurèrent en haut de la liste des lectures que me donna Keith Joseph [conseiller économique de M. Thatcher], que je saisis réellement les idées qu’il avançait. C’est alors seulement que je considérai ses arguments du point de vue du type d’Etat cher aux conservateurs – un gouvernement limité, sous le règne de la loi – plutôt que du point de vue du type d’Etat à éviter – un Etat socialiste où les bureaucrates gouvernent sans frein. A ce stade, c’étaient les critiques, selon moi irréfutables, du socialisme contenues dans La Route de la servitude qui avaient un impact. »1

La double filiation s’affirme. Tout d’abord, la « contre-révolution économique » – pour reprendre les termes de Richard Cockett, historien du libéralisme contemporain – pensée par F. von Hayek et ses amis irrigue les esprits d’une élite qui arpente encore, au début des années 70, les routes vers le pouvoir. Ces cercles conservateurs oeuvrent à fonder la restauration néo-conservatrice des années 80 (voir l’article de Perry Anderson, « La construction d’une voie unique », pp. 20-30). Ensuite, le réseau mis en place par von Hayek et ses collègues – la Mont-Pèlerin Society (MPS), créée en 1947 – révèle son influence. Sir Keith Joseph n’a-t-il pas participé aux réunions de la MPS? Or, après la défaite des conservateurs anglais, en 1964, Keith Joseph joue un rôle de premier plan dans le redéfinition du profil idéologique des Torries.

Subjuguer un cercle restreint

Retour en arrière. Dès 1945, dans divers milieux académiques et cercles du « monde des affaires » éclosent, en parallèle, des projets visant à réunir les défenseurs qualifiés du libéralisme afin d’organiser une riposte d’ensemble aux tenants de l’interventionnisme d’Etat et du socialisme. Citons trois centres où s’organise cette nouvelle résistance de l’après-guerre: l’Institut universitaire de hautes études internationales (IUHEI) à Genève, la London School of Economics (LSE) et l’Université de Chicago. Dans ces trois hauts lieux se retrouvent des économistes formés par « l’école autrichienne » des années 20 et 30, dont Ludwig von Mises a été l’un des maîtres (voir encadré « La Société du Mont-Pèlerin », p. 22).
Dès 1945, Wilhelm Röpke, enseignant à l’IUHEI, cherche à lancer une publication trimestrielle devant liguer de véritables libéraux. Le Dr Albert Hunold de Zurich soutient matériellement ce projet. En novembre 1945, il invite von Hayek à donner une conférence à l’Université de Zurich. Hunold met en contact von Hayek avec des banquiers et des industriels helvétiques. Von Hayek leur explique qu’ils contribueraient à lutter contre le danger socialiste et étatiste en finançant une réunion internationale… dans un hôtel suisse. Dans son Dialogue autobiographique, Von Hayek raconte que le « Dr Hunold… obtient l’accord des donateurs et de Röpke pour utiliser l’argent déjà collecté en Suisse afin de financer la conférence que j’avais proposée. Lorsque je réussis à obtenir des fonds additionnels… il fut possible d’organiser une telle conférence au printemps 1947. Je pus en déterminer aussi bien le programme que la participation, alors que le travail d’organisation était accompli par le Dr Hunold. »2
Sir Alfred Suenson-Taylor, assureur dynamique dont la société a une filiale à Genève, est en contact avec A. Hunold. Il appuie de ses deniers cette entreprise dont il partage les idéaux. La fondation américaine William Volker Charities Trust verse aussi son obole. Des mécanismes qui ne relèvent pas strictement du marché libre financent donc le séjour de l’escouade libérale à l’Hôtel du Parc au Mont-Pèlerin – au-dessus de Vevey (Vaud) – et les premiers pas de l’internationale ultra-libérale, la Mont-Pèlerin Society.
William E. Rappard préside la première séance de la Conférence, le 1er avril 1947. Dans son discours d’ouverture, il fixe le dénominateur commun: « La plupart des politiques à travers le monde sont en fait non-libérales (illiberal) et c’est parce que l’on croit qu’elles devraient être libérales que nous nous rassemblons ici aujourd’hui. »3
L’objectif de von Hayek est explicité dans une circulaire de la Société, publiée après la réunion d’avril 1947: « Ce qui pour les observateurs contemporains apparaît comme une bataille d’intérêts contradictoires tranchée par le vote des masses a généralement été décidé longtemps avant par une bataille d’idées dans un cercle restreint. »4 On peut diverger sur cette analyse historique. Toutefois, le projet de la MPS, conçu par von Hayek, repose sur cette vision d’une longue bataille d’idées en direction des élites.
Von Hayek préside les destinées de la Société du Mont-Pèlerin durant douze ans et organisera des réunions régulières; Milton Friedmann en sera aussi le président. En 1980, la MPS réunira quelque 800 économistes et invités dans le cadre du Hoover Institute à l’Université de Stanford, aux Etats-Unis. Le tournant « néo-libéral » est alors bien engagé.

Hayek postule, puis en déduit…

La première séance de la Conférence d’avril 1947 porte sur le thème « Free » Enterprise and Competitive Order (Entreprise « libre » et ordre concurrentiel). Le papier préparé par von Hayek indique une de ses préoccupations majeures. Il offre une véritable échappée sur ce qui sera au centre des politiques néo-libérales dès la fin des années 70: « S’il y a un seul espoir de revenir à une économie libre, la question de comment la force des syndicats peut être délimitée de façon appropriée aussi bien dans la loi que dans les faits est un des thèmes les plus importants de tous ceux auxquels nous devons dédier notre attention. »5
Cette réflexion de von Hayek ne renvoie pas seulement à son irréductible hostilité aux syndicats. Selon lui, les syndicats faussent le fonctionnement du marché libre et, de la sorte, deviennent les responsables du chômage.
Sa réflexion fait référence à une position plus fondamentale qui constitue la clé de voûte de la pensée néo-libérale. Ainsi, dans La route de la servitude, von Hayek explique: « C’est la soumission de l’homme aux forces impersonnelles du marché qui, dans le passé, a rendu possible le développement d’une civilisation qui sans cela n’aurait pu se développer; c’est par cette soumission que nous participons quotidiennement à construire quelque chose de plus grand que ce que nous tous pouvons comprendre pleinement. »6 Cet énoncé contient trois postulats du libéralisme hayékien.
1°ree;: Tout progrès futur exige que les personnes se soumettent « aux forces impersonnelles du marché », dont le système des prix est le concentré, le précipité le plus parfait. Ce système des prix doit servir de référence absolue à l’activité sociale, économique et politique.
Si un prix, par exemple le salaire, est « stabilisé » par un accord syndical, la catastrophe guette. « Jamais une classe ne fut exploitée d’une façon plus cruelle que ne le sont les couches les plus faibles de la classe ouvrière par leurs frères privilégiés, exploitation rendue possible par la « réglementation » de la concurrence. Peu de slogans ont fait tant de mal que celui de la « stabilisation » des prix et des salaires: en assurant les revenus des uns, on rend la situation des autres de plus en plus précaire », peut-on lire dans La route de la servitude7. Voilà, selon von Hayek, le résultat de la non-soumission aux forces impersonnelles du marché.
2°ree;: Le marché capitaliste est un système de coordination neutre, impersonnel, bénéfique universellement et traduisant un ensemble de mécanismes fonctionnant spontanément.
3°ree;: Il n’y a pas de compréhension rationnelle possible du système dans son ensemble qui est toujours « quelque chose de plus grand que ce que nous tous pouvons comprendre pleinement ».
Ce thème de l’impossibilité d’une compréhension causale du fonctionnement du capitalisme sera méthodiquement développé par von Hayek au cours des années 50 à 80. Dans son ouvrage de synthèse contre les idées socialistes, il écrit: « La création de richesse… ne peut être expliquée par un enchaînement de causes et d’effets. »8 Ainsi sont disqualifiées toutes les autres conceptions historico-économiques et sont donc condamnées toutes les tentatives d’engager un changement de société. Ces dernières s’assimilent, en effet, à des entreprises d’apprentis sorciers, puisqu’elles s’effectuent sur un système dont on ne peut saisir rationnellement la complexité. Von Hayek synthétise sa pensée dans le titre d’un chapitre de son ouvrage The Fatal Conceit: « Comment ce qui ne peut pas être connu ne peut pas être planifié »9. « Il n’y a pas d’alternative », comme se plaisait à le répéter Mme Thatcher… comme beaucoup d’autres depuis lors.

Raisonnement circulaire à fonction apologétique

Ces postulats posent quelques questions importantes. Nous ne pourrons, ici, qu’en pointer trois.
Si le marché capitaliste est un système de coordination neutre, favorable universellement et qui, de plus, fonctionne spontanément, pourquoi faut-il sans cesse répéter qu’il est nécessaire de s’y conformer strictement? Cette seule insistance laisse entrevoir un argument ayant pour fonction de défendre un système dont les résultats ne correspondent pas aux mérites des mécanismes postulés. Pour l’heure, nous ne discuterons pas de savoir si existent effectivement des « mécanismes spontanés du marché ». Le rôle des grandes multinationales comme celui des institutions étatiques et para-étatiques dans le façonnage du dit marché ne semblent toutefois pas faire partie de l’ordre du spontané.
Revenons à l’idée initialement exposée. Hayek insiste sur l’impérativité pour les personnes de « vouloir se soumettre à la discipline constituée par la morale commerciale ». Il développe ce thème dans une contribution intitulée « L’impératif moral du marché »10. Dès lors, une interrogation surgit: quel peut bien être le contenu de la morale qui soutient cette soumission réclamée, alors que von Hayek lui-même reconnaît que « l’humanité n’aurait jamais pu atteindre son nombre ni actuellement le maintenir sans une inégalité qui n’est déterminée par – ni réconciliable avec – aucun jugement moral délibéré »11?
Von Hayek admet que le fonctionnement du capitalisme est sans rapport avec une quelconque notion de justice. Dès lors, le contenu de cette « morale commerciale » du capital n’est pas évidente. A moins d’accepter le raisonnement circulaire consistant à affirmer que la soumission est une condition du fonctionnement inégalitaire du système capitaliste, qui, lui, est le seul apte à assurer la civilisation. Il le laisse entendre dans ce même article « L’impératif moral du marché »: « Nous nous trouvons maintenant dans la situation extraordinaire que, alors que nous vivons dans un monde avec une importante population, en croissance, qui ne peut être maintenue en vie que grâce à la prédominance du marché, la vaste majorité des gens (je n’exagère pas) ne croient plus au marché. C’est une question cruciale pour la préservation future de la civilisation. »12
Von Hayek considère comme secondaires les centaines de millions qui ne sont point maintenus en vie… à cause du marché réellement existant. La logique apologétique écrase de tels détails négligeables.
Reformulons notre question. Quelle est la fonction, au sens strictement logique, d’une campagne inlassable pour un « impératif moral » de soumission à des déterminations spontanées et impersonnelles du marché alors que, de fait, elles s’imposent d’elles-mêmes, comme en font l’expérience les salariés licenciés? De plus, la soumisssion à ces déterminations peut, au besoin, être imposée par l’Etat. Ce dernier, selon von Hayek, doit absolument assurer le cadre légal le plus favorable au fonctionnement dit spontané du marché.
La fonction de justification du capitalisme est logiquement transparente dans l’argumentaire hayékien. Cela explique-t-il sa séduction?

« Instincts primitifs »

De la soumission à l’effacement du conflit, le lien est évident. En effet, si le système capitaliste est régi par un mécanisme de coordination naturel, spontané et neutre – qualifié de marché – la conflictualité sociale inhérente au système capitaliste est évacuée. Toutefois, puisque des conflits existent dans le monde réel, il faut leur dénier toute rationalité. La réponse est toute donnée: ils se trouvent en situation d’insoumission face au mécanisme de coordination spontané, impersonnel et neutre, seul apte à satisfaire la liberté individuelle et la civilisation. Dès lors, les conflits sont une régression historique, une expression d’irrationalité et ne servent qu’à faire « revivre des instincts primitifs ». Ces instincts ont été largement effacés par des siècles de civilisation-marché ayant forgé une morale mercantile et commerciale résumée dans son excellence par le libéralisme et sa vision de l’individualité. Syndicats ou socialistes font réémerger ces instincts. Sous le stalinisme, ceux qui niaient l’harmonie postulée entre Peuple-Parti-Etat-Plan faisaient preuve, selon le Parti, des mêmes « instincts primitifs »… anti-communistes.
Donc, selon von Hayek, la sphère de la production et de la distribution des richesses, où règne la machinerie coordinatrice spontanée du marché, serait exempte de conflits, car elle serait affranchie de toute contrainte autre que spontanée et impersonnelle. Rapports de forces, et de domination, inhérents à l’existence même d’inégalités structurelles sont de ce fait gommés.
Il s’ensuit que, selon von Hayek, la démocratie libérale est possible parce qu’elle a réduit « le nombre des sujets sur lesquels l’accord est nécessaire à un seul, qui est précisément celui sur lequel l’accord est le plus réalisable entre hommes libres »; c’est-à-dire « un système de concurrence basé sur la libre disposition de la propriété privée »13. La démocratie « comme procédé utilitaire pour sauvegarder la paix intérieure [la non-conflictualité] et la liberté individuelle »14 est jugée à la seule aune d’une liberté individuelle assimilée à la propriété individuelle.
Ainsi, l’impôt progressif, qui touche plus fortement les personnes fortunées que le simple salarié, s’oppose au principe de liberté individuelle (donc de la propriété et de sa rémunération que seul le marché peut évaluer) et dénie tendanciellement la démocratie15. Par contre, l’inégalité entre sexes, dont une des traductions est l’inexistence du droit de vote des femmes en Suisse, ne fait pas problème à von Hayek lorsqu’il écrit en 1960: « Il est utile de rappeler qu’en Suisse, pays européen où la démocratie est la plus ancienne et la plus accomplie, les femmes n’ont pas encore le droit de vote, et il semble que ce soit avec l’approbation de la plupart d’entre elles.« 16

Complexe donc intouchable

Pour terminer, un coup d’éclairage sur le thème de la « complexité » de la société, structure « la plus complexe de l’univers », dès lors inexplicable et d’autant plus extraordinaire. Cette complexité hypostasiée sert à dévaloriser tout projet stratégique de changement du capitalisme réellement existant. Le thème est largement repris aujourd’hui.
Une réflexion plus approfondie devrait être conduite. Limitons-nous à deux aspects. Premièrement, comment une structure aussi complexe peut-elle être immunisée contre des déséquilibres brusques et des crises d’ampleur? La perte de contrôle du grand coordinateur qu’est le marché ne se manifeste-t-elle pas tous les jours, au plan social comme écologique?
Deuxièmement, ne faudrait-il pas établir un lien entre, d’une part, le type de complexité de la société capitaliste et, d’autre part, la nature de la reproduction de cet ordre socio-économique qui se fonde sur l’expropriation privée des richesses produites par une large majorité de l’humanité comme des connaissances et de la maîtrise nécessaires à cette production? Pourquoi oublier la multiplication des instruments et des structures nécessaires pour imposer ce genre de fonctionnement et de reproduction de la société, historiquement spécifique? On ne peut pas appréhender la complexité en la réduisant à une multitude d’interractions individuelles, extrai-tes de toute structure.
Examiner les écrits de F. von Hayek, y répondre, doit certainement faire partie de l’effort de pensée collectif de ceux et celles qui ne peuvent accepter les servages de tout ordre qui fleurissent aujourd’hui.


1. Margaret Thatcher, Les chemins du pouvoir, Mémoires, tome 2, Albin Michel, 1995, pp. 55-56.
2. F. A. von Hayek, Hayek on Hayek, An autobiographical Dialogue, Edited by Stephen Kresge and Leif Wenar, The University of Chicago Press, 1994, p. 133.
3. Victor Monnier, William E. Rappard, Ed. Slatkine et Helbing & Lichtenhahn, 1995, p. 748.
4. Citée par Richard Cockett, Thinking the Unthinkable – Thinks-Tanks and the Economic Counter-Revolution 1931-1983, HarperCollins Publishers, 1994, p.104.
5. Ibid, p. 114.
6. F. A. von Hayek, The road of serfdom, G. Routledge, 1944, pp. 151-152.
7. F.A. von Hayek, La route de la servitude, Librairie de Médicis, 1946, p. 96.
8. F. A. von Hayek, The Fatal Conceit, The Errors of Socialism (La mortelle vanité, Les erreurs du socialisme), The Collected Work, vol. 1, Ed. Routledge, 1988, p. 99.
9. Ibid, p. 85.
10. F. A. von Hayek, « The Moral Imperative of the Market », p. 149, in Martin J. Anderson (Ed.), The Unfinished Agenda, Essays on the Political Economy of Government Policy in Honour of Arthur Seldon, Londres, 1986.
11. F.A. von Hayek, The Fatal Conceit, p. 118.
12. In Martin J. Anderson (Ed.), op. cit., p. 148.
13. F.A. von Hayek, La route de la servitude, p.56.
14. Ibid, p. 56.
15. F. A. von Hayek, The Constitution of Liberty, Routledge & Kegan, 1960.
16. Ibid (cité à partir de l’édition italienne La societa liberà, Vallecchi, 1969, p. 493).

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