Le complexe militaro-industriel français aujourd’hui (III)

Le ministre français de la Défense, Jean-Yves Le Drian
Le ministre français de la Défense, Jean-Yves Le Drian

Par Robert Rollinat

Nous publions ici la dernière partie de l’article de Robert Rollinat, dont la première – Géopolitique et économie de la guerre et du terrorisme (I) – a été publiée sur ce site le 15 mai et la deuxième – Le capitalisme, les crises, la guerre (II) – le 23 mai.

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Dans cette dernière partie, nous tenterons brièvement de mettre en évidence les tendances récentes d’évolution du complexe militaro-industriel « à la française ». Elles s’inscrivent dans la problématique théorique générale développée tout au long de ce texte mais avec certaines spécificités. Au cours des dernières années, la France s’est peu à peu imposée comme « chef de file » de l’engagement militaire européen en Afrique et au Moyen-Orient. Mais, dans le même temps, comme l’ont dramatiquement illustré les attentats de 2015 à Paris, elle aussi été une cible du terrorisme international.

Devenue un des principaux exportateurs d’armes au monde, assez loin cependant derrière les Etats-Unis et la Russie, la France n’a pas manqué pas d’affirmer ses ambitions militaires en soulignant son rôle essentiel dans le maintien de l’ordre politique international. Ministre socialiste de la Défense, Jean-Yves Le Drian l’a affirmé lors des débats parlementaires : « L’armée française sera la première d’Europe à la fin de la loi de programmation militaire en 2020 ». Mais la France désindustrialisée d’aujourd’hui, avec une productivité inférieure à ses principaux concurrents européens est-elle en mesure de relever ce défi ?

A/ LA PRIVATISATION DU MILITAIRE ET SES ENJEUX

Pour apprécier la position particulière de la France dans la « mondialisation armée », il n’est pas inutile de se référer à l’exemple déjà abordé des Etats-Unis de l’après 11 septembre 2001. Dans un ouvrage pionnier publié en 2003, l’américain Peter SINGER de la Brooking’s Institution, avait anticipé les trois phénomènes marquants qui, selon lui, caractériseraient les guerres à venir et les « nouvelles conflictualités » : l’enrôlement accru des « enfants-soldats », la robotisation du champ de bataille, la montée de l’industrie militaire privée[1]. Il y décrivait pour les Etats-Unis, de nouvelles formes d’intervention militaire, celles effectuées notamment par de nouvelles « sociétés militaires privées » (SMP). Les activités de ces sociétés se sont jusqu’ici surtout concentrées « à la périphérie » de l’intervention militaire proprement dite : fourniture d’armes et de matériels, opérations de « consulting », d’information et de renseignement, opérations de « support » aux armées régulières (transports de troupes, « pacification » de territoires, etc. Outre le recrutement de « soldats-mercenaires », ces sociétés se sont aussi engagées dans la fourniture d’armes individuelles, d’équipements électroniques légers, toutes les prestations liées aux activités de guerre (surveillance, communications, etc.).

Leurs clients ? Les armées « officielles » elles-mêmes grâce à des contrats spécifiques de sous-traitance, les organisations non gouvernementales, l’ONU, des personnalités, officielles ou non, à protéger dans les pays en guerre, etc. Les SMP ont été largement utilisées dans certains pays, dont l’Afghanistan et l’Irak, mais elles ont été présentes, sous une forme ou sous une autre, dans tous les conflits depuis le milieu des années 1990.

Cette nouvelle forme de mercenariat a mis au premier plan des sociétés de « services » qui ont connu un fort développement après 2001 aux Etats-Unis. Le mercenariat a certes toujours existé mais il s’agissait jusque-là d’un mercenariat individuel, mobilisé pour des opérations ponctuelles. Il s’agit désormais d’un mercenariat collectif et organisé, institutionnalisé, soumis aux lois de la rentabilité et financé par de nouveaux « profiteurs » de guerre : sociétés d’armement, banques, fonds de pension.

Ce « modèle » est jusqu’à présent resté limité en France mais il est en débat depuis déjà quelque temps[2] et la question de certaines formes de « privatisation » du militaire a resurgi au moment du vote de la dernière Loi de Programmation Militaire en 2014. En effet, les contraintes budgétaires liées à l’austérité de crise poussent aujourd’hui certains experts à proposer des formules transitoires : par exemple, externaliser toutes les activités annexes au combat « sans privatiser la guerre » elle-même, l’Etat, en Europe comme aux Etats-Unis, restant en principe « seul détenteur de la violence légitime ». On pourrait aussi selon d’autres experts imaginer des formes d’association « privé-public » qui contraindraient les parties à mettre en place une régulation « éthique » pour respecter les lois de la guerre[3]. Ce serait l’Etat qui assurerait la garantie financière du « partenariat » mais le secteur privé qui en tirerait bénéfice.

Un autre moyen pour résoudre en partie l’écart entre les énormes besoins du financement des armées et les limites du budget de l’Etat a consisté à envisager des mesures pour « externaliser » un certain nombre de dépenses du Budget de la Défense. En effet, il n’y a pas seulement la hausse des coûts de fonctionnement de l’armée (notamment celui déjà évoqué des Opérations avec l’extérieur, OPEX), il y a aussi les programmes d’investissement en cours dont 3,5 milliards ne sont pas encore financés. Compte tenu du coût élevé des matériels militaires, une solution consisterait à pouvoir en louer certains sous une forme de leasing. Des Sociétés de Projet (SDP) seraient mises en place dont une part du capital viendrait de cessions de titres aujourd’hui possédés par l’Etat dans des sociétés d’armement ou de fournitures de guerre. Une autre part du capital pourrait être souscrite par des capitaux privés provenant d’industriels de l’armement ou autre. Pour se procurer des ressources, l’Etat achèterait des matériels que les SDP pourraient louer aussitôt aux armées. Ce « leasing militaire d’Etat » permettrait en fait, via une forme nouvelle de partenariat public-privé, d’éviter une rupture des paiements du Ministère de la Défense. On comblerait à court terme le déficit du budget militaire mais au détriment de son coût global à long terme. Mais, jusqu’à présent, ni les parlementaires, ni le Ministère du Budget n’accepteraient ce « montage », les premiers parce que mettant en question la souveraineté militaire du pays, le second parce que se traduisant, au bout du compte, par une augmentation pure et simple de la dette publique.

La France considère également qu’au niveau européen, le coût élevé du renforcement de son arsenal antiterroriste et de ses opérations militaires à l’extérieur, devrait lui permettre de déduire ses dépenses militaires de son déficit public, notamment pour respecter les critères de la Commission européenne de ne pas dépasser 3% du PIB, objectif non satisfait en 2015. Ses engagements militaires, beaucoup plus importants que ceux de ses voisins, lui font réclamer un « financement européen mutualisé » ou une diminution de sa participation au Budget de l’Union afin de contraindre des pays comme l’Allemagne ou l’Angleterre à contribuer davantage aux dépenses de guerre. Mais cela supposerait une « Europe militaire » intégrée qui n’existe pas que l’état actuel de l’Europe politique empêche de mettre en place.

Comme la plupart des pays européens, la France n’a pas échappé, depuis le début des années 2000, à la tendance générale à la baisse des effectifs militaires[4] et, jusqu’à récemment, à la contraction des budgets militaires. Il s’est en fait opéré une massive substitution travail-capital, une baisse des effectifs en hommes (les soldats) d’une part, une forte augmentation de la valeur des matériels et des équipements utilisés par le pays ou exportés, d’autre part. Se trouve ici confirmée l’analyse faite plus haut de la hausse de la composition organique du capital du secteur de l’armement (plus simplement moins de « main-d’œuvre » militaire pour mettre en œuvre davantage de matériels de plus en plus coûteux et sophistiqués ce qui a pu se traduire concrètement par une hausse importante de la productivité globale du secteur).

Comment s’est opérée cette mutation ? Du point de vue de l’organisation militaire, beaucoup de casernes et de garnisons ont été fermées, conduisant de nombreux territoires à une forme de « désertification militaire » impactant souvent fortement les économies locales. Dans le même temps se développait une professionnalisation du métier de soldat avec le développement de missions extérieures de plus en plus spécialisées. Ce sont surtout les crédits d’équipement militaire qui ont progressé prenant une part essentielle dans les investissements de l’Etat[5].

Le porte-avions Charles-de-Gaulle, dans le golfe Persique, le 17 mars 2015
Le porte-avions Charles-de-Gaulle, dans le golfe Persique,
le 17 mars 2015

La « frugalité » globale des budgets militaires, notamment quant aux effectifs et à l’entretien des troupes, a été plusieurs fois condamnée par certains responsables des Etats-majors. Cette sous-budgétisation est en effet apparue contradictoire avec les impératifs de la « guerre contre le terrorisme » où la France est maintenant largement impliquée. L’armée déjà considérée, selon les experts, comme sur-engagée sur le plan extérieur (9000 soldats ont été envoyés en renfort début 2015 pour la sécurité à l’étranger, 2000 récemment sur le porte-avions Charles-de-Gaulle à destination de la Syrie) doit maintenant, sur le plan intérieur, satisfaire aux exigences du plan Vigipirate (10 500 soldats engagés, le maximum prévu). Cette « militarisation » d’opérations de sécurité intérieure pose d’ailleurs la question des libertés publiques et rencontre des oppositions, y compris au sein même de la hiérarchie militaire. L’exigence « sécuritaire » accroît en effet les besoins en hommes et pas seulement sur le terrain des opérations militaires (voir en particulier tout ce qui touche au renseignement)[6].

Concernant les opérations militaires, les choix budgétaires de la France, de plus en plus orientés vers le « tout-technologique militaire » questionnent directement le « modèle » d’armée susceptible de faire échec aux nouvelles formes du terrorisme mondial. Suite aux revers de l’armée américaine en Afghanistan et en Irak, certains experts et militaires de haut rang considèrent désormais que « le lieu de la guerre a changé » et que c’est « dans le milieu terrestre que se nouent et se dénouent les crises »[7]. Cette stratégie supposerait donc un recours accru aux « hommes-soldats » avec toutes ses conséquences sociales et politiques. Se trouve alors posé le sens de l’engagement « tous azimuts » de la France dans le conflit actuel, en particulier par rapport aux autres pays européens et le décalage patent entre la situation économique du pays et ses ambitions militaires.

L’évolution « technologiste » de l’armée française suscite un certain nombre de contradictions au sein même de l’armée. Elle tend à réduire le rôle décisionnel des « professionnels » du métier des armes, en particulier des Etats-majors de la Défense au profit d’experts issus pour la plupart des firmes privées d’armement et de hauts fonctionnaires[8]. Les impératifs de gestion et de rationalité budgétaire tendent à l’emporter sur les préoccupations stratégiques.

Plusieurs décrets, en 2005 et 2009, devaient favoriser « l’interarmisation », cherchant pour une bonne préparation et conduite des opérations, à dépasser les spécificités de chaque arme : Terre, Marine, Air en donnant au chef d’état-major des armées un rôle déterminant lors des engagements militaires à l’extérieur. Cela semble remis en question aujourd’hui dans la mesure où, au sein du Ministère de la Défense, le délégué général à l’armement, maître d’œuvre en matière technologique et le secrétaire général à l’administration, maître de la gestion et de la finance, sont désormais amenés à jouer un rôle prépondérant. La D.G.A. (Délégation Générale à l’Armement) est devenue l’instance essentielle dans l’évaluation et la validation des contrats d’armement et donc décisionnelle en matière de financement. Mettre en œuvre tel ou tel programme de défense engage les finances de l’Etat pour une longue période avec des coûts considérables[9].

Dans la mise en œuvre de l’innovation technologique militaire, le rôle des « experts » est essentiel. Ces experts, cadres et ingénieurs de haut niveau sont souvent dépendants des firmes d’armement dont ils sont salariés. Sur des segments de marché très spécifiques, avec une position de domination technique que, ni les concurrents, ni les fonctionnaires de la D.G.A. ne pourront leur contester, il leur sera bien difficile de ne pas faire prévaloir l’intérêt de leurs sociétés au détriment de celui des citoyens et de l’Etat[10].

Il faut constater que la non-exécution des programmes, leur retard ou leur ajournement se fait toujours au détriment de l’Etat qui a contribué à leur financement. C’est en effet le budget de la Défense qui assumera non seulement le coût des matériels inutilisés ou invendus, mais aussi leur stockage et leur entretien. Beaucoup de programmes engagés ne sont jamais allés à leur terme parce qu’invendables ou devenus obsolètes avant même leur utilisation (exemple bien connu du char Leclerc dans sa version initiale). L’opération n’aura été bénéfique que pour les firmes vendeuses selon le principe bien connu de la privatisation des bénéfices mais de la « socialisation » des pertes[11].

Se trouvent ici illustrés les mécanismes de dévalorisation évoqués plus haut. La dévalorisation continue des équipements n’empêche pas les sociétés privées de réaliser des bénéfices. Evidemment, si les matériels restent invendus, les ventes à venir seront affectées, hypothéquant les bénéfices. Il faut donc leur trouver un « débouché » et la logique veut que ce soit la guerre, celle que l’on peut mener soi-même ou celle que l’on pourra pour alimenter à l’extérieur en fournissant à des pays alliés les matériels nécessaires.

B/ L’ARMEMENT : UN « BONUS » EXPORTATEUR ?

Si désormais, comme l’a affirmé le Président de la République fin novembre 2015, « le pacte de sécurité l’emporte sur le pacte de stabilité », le Budget de la Défense doit être non seulement « sanctuarisé » mais augmenté. Déjà, fin janvier 2016, 800 millions d’euros supplémentaires ont été alloués aux forces de sécurité et de justice. Cela signifie aussi que l’austérité devra concerner d’autres postes de dépense dans un contexte social déjà dramatique.

Un des moyens de pas encore accroître le déficit budgétaire serait de trouver des débouchés à l’exportation pour les matériels et les équipements militaires. Les exportations d’armes ont toujours été soumises à certaines contraintes, d’abord des contraintes de certification, mais aussi et surtout l’obligation de ne pas livrer d’armes à certains pays pour des raisons politiques ou éthiques, qu’il s’agisse de certaines dictatures ou de régimes mis au ban de la communauté internationale. Pour les pays occidentaux « producteurs », il existe un cadre général d’interdiction, celui de l’ONU, mais chaque pays possède sa propre réglementation en fonction de la conjoncture politique et des alliances passées entre les différents pays. De manière générale, la mondialisation croissante, la tendance à la globalisation des marchés a rendu plus difficile le contrôle de ces réglementations [Krishnan, op.cit., p. 171] et il faut aussi considérer que les « services d’armement » (brevets, contrats de maintenance, assistance technique) sont plus facilement exportables que les matériels proprement dits.

En France, il apparaît que le système s’est libéralisé dans la mesure où, depuis une réforme de 2014, les CNR (certificats de non-réexportation) ont été remplacés par un système de licence déclaratif ne demandant plus d’agrément préalable, le contrôle s’effectuant a posteriori. Mais il existe également, y compris pour des Etats souverains, différents moyens de ne pas respecter les réglementations à l’export : recours à des intermédiaires (autres pays ou sociétés offshore spécialisées, usage de rétrocommissions ou plus simplement de contrebande). L’exportation d’armes et d’équipements militaires qui confronte intérêts publics et privés est aussi souvent tributaire de la raison d’Etat. Un certain nombre de scandales militaro-commerciaux (dont la fameuse affaire des frégates de Taïwan) ont illustré ces situations particulièrement propices à la corruption et aux passe-droits. Il existe bien une forme de parasitisme inhérente à l’économie d’armement[12].

Il n’est pas ici question de présenter ici un bilan, même partiel, des exportations françaises d’armement. Nous verrons simplement, à partir de l’exemple de l’avion de combat « Rafale », comment la France a pu, dans la dernière période, prétendre à devenir le 3e exportateur mondial d’armement[13].

L’exemple du programme « Rafale » est emblématique car il est à l’origine un échec technique et commercial. Lancé en 1988, il entre en service en 2006 avec dix ans de retard. Le programme avait été au départ estimé à 40 milliards (40 ans pour fabriquer 286 avions). Les seuls débouchés ont été pendant longtemps les achats de l’armée française. Faute de contrats à l’exportation et afin de ne pas interrompre la chaîne de production, sous la pression des groupes d’armement (dont la firme Dassault, concernée au premier chef), l’Etat s’engagera au début des années 2000 à acheter 11 appareils par an. Dans la loi de programmation militaire 2014-2019, 26 nouveaux appareils sont destinés à la France pour 66 devant être fabriqués sur la période. Il faudra donc vendre les 40 autres à l’export sinon l’Etat devra acheter le total. Jusqu’à présent, c’est essentiellement le contribuable qui a contribué à assurer le financement du programme.

EGYPT-FRANCE-AEROSPACE-DEFENCE-CONTRACTDébut 2015, le contrat de vente signé par la France avec l’Egypte de 24 avions de combat Rafale a fait grand bruit car, pour la première fois, la France était en mesure de réaliser une vente significative à un pays étranger (5,2 milliards d’euros) [14]. Parmi les atouts de l’avion français, il apparaît la fiabilité des nouveaux matériels, leur efficacité opérationnelle soit essentielle. Or ces qualités ne peuvent être testées que sur le terrain (« combat proven » selon la terminologie des spécialistes). L’engagement du Rafale en Afghanistan dès 2007, puis en Libye en 2011, au Mali en janvier 2013, en Irak en Septembre, puis maintenant en Syrie et contre l’Etat islamique a confirmé la fiabilité du « produit ». Mais on pourrait aussi penser que la lutte pour les marchés des avions de combat constitue une forte incitation, pour les protagonistes, à l’entrée en guerre, puis à son escalade[15]. Posséder des armes, c’est évidemment être tenté de s’en servir.

Depuis lors, de nouvelles perspectives semblent s’être ouvertes pour les avions de combat français. Avec la Malaisie, avec l’Inde, traditionnels « clients » mais aussi et surtout avec certains pays du Golfe, notamment l’Arabie saoudite et le Qatar. Avec ce dernier pays, un accord de vente de matériels de guerre a été conclu en mai 2015. L’Inde envisage, pour le futur, un achat d’avions Rafale mais, une part importante serait, grâce à des « joint-ventures », produite en Inde même, avec « des compensations industrielles » [16]. Dans ce domaine, les intentions ne suffisent pas, rien ne peut être fait sans engagements formels et financements. Cependant, par anticipation de contrats à venir, le groupe Dassault Aviation a décidé, en octobre 2015, de tripler sa production de Rafale.

Le PDG de Dassault Aviation, Eric Trappier
Le PDG de Dassault Aviation, Eric Trappier

Vendre un avion de combat, c’est avant tout un acte politique qui s’accompagne d’une série d’annexes au contrat : délais de livraison (5 ans pour les 24 Rafale), programme de formation pour les pilotes et techniciens, transfert éventuel de technologies. La vente d’avions peut même être subordonnée, comme pour le Qatar, à l’attribution, dans le pays vendeur, de créneaux d’atterrissage pour la flotte aérienne du pays acheteur. Les conditions de financement sont essentielles. Pour l’Egypte, un emprunt à taux privilégié sera consenti par un pool de banques françaises et garanti à 100% par la Coface, c’est-à-dire l’Etat français.

En apparente contradiction avec des principes du libéralisme « éclairé », l’Etat est donc essentiel dans la mise en œuvre de la politique d’exportation d’armes[17]. Des chefs d’Etat, accompagnés d’hommes d’affaires, faisant office de commis-voyageurs, signant eux-mêmes les contrats, voilà une illustration concrète du complexe militaro-industriel « à la française ».

Une certaine forme de « mondialisation armée » semblait, notamment depuis les guerres d’Irak et d’Afghanistan, s’être mise en place, en particulier à partir des intérêts des grandes sociétés multinationales productrices d’armes. Ces sociétés ont incontestablement élargi leur champ d’action mais elles ont besoin du pouvoir politique, celui qui décide de la guerre et de son financement, pour réaliser leurs objectifs. Elles tendent donc de « phagocyter » les instances de décision pour faire prévaloir leurs intérêts. C’est cette confusion entre intérêts privés et publics qui explique que le secteur de l’armement, notamment au plan commercial, soit particulièrement propice au développement de la corruption et des « réseaux ».

En France, le conflit latent entre « l’étatisation » du militaire et son « internationalisation » est peut-être plus marqué qu’ailleurs compte tenu de l’héritage historique du gaullisme. En tout cas, jusqu’à présent, l’intégration européenne de l’industrie d’armement reste limitée, ce qui la rend évidemment beaucoup plus vulnérable confronté à la concurrence internationale des grandes firmes mondiales, notamment américaines.

Si l’on voulait caractériser, sans complaisance, le comportement économique des sociétés d’armement et leur rapport à l’Etat on pourrait considérer qu’elles constituent une économie « quasi planifiée » du gaspillage prenant appui sur une habile captation des budgets publics pour permettre de verser les dividendes à leurs actionnaires.

CONCLUSION

Jamais peut-être depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, le monde n’a semblé aussi désorganisé et chaotique. Dans un contexte de crise économique et sociale sans précédent, à dimension mondiale, se sont développés conflits armés et « interventions guerrières » avec leur contingent de morts et de blessés, avec la destruction de régions et de villes entières, avec des millions d’exilés et de migrants chassés par les conflits.

Cela oblige à questionner à nouveau la fonction économique et politique de la guerre et de l’industrie des armes. Les guerres ne relèvent pas simplement pas d’une fatalité qui serait due aux rivalités ethniques, religieuses, socio-culturelles entre les peuples, même si elles peuvent avoir leur rôle, elles mettent en cause la nature même du système économique global, du capitalisme dans son ensemble. Les spécificités de la guerre contre le terrorisme, les nouvelles formes du combat militaire n’invalident pas cette évidence.

La montée de la militarisation des économies, la poussée du « tout sécuritaire » auxquels nous assistons aujourd’hui ne sont évidemment pas sans rapport avec la crise mondiale du capitalisme, la « rupture » de 2007-2008 et son évolution depuis maintenant plus de sept ans. Alors qu’était périodiquement annoncée l’imminence de la reprise de l’économie mondiale, la relance productive n’a pas eu lieu. Malgré le renflouement massif des banques par les Etats et la création ex-nihilo d’énormes masses de liquidités aujourd’hui en quête d’investissements rentables, la croissance mondiale est restée reste en panne. Les espoirs mis dans les nouveaux pays émergents comme « relais de croissance » n’ont pas été tenus. Victimes de la chute mondiale du prix des matières premières, minés par leur endettement et la forte dévaluation de leurs monnaies, ils sont à leur tour entrés dans le tourbillon de la crise. La Chine qui, pour beaucoup, aurait dû conforter son rôle de premier atelier du monde et d’exportateur de produits de consommation de masse voit aujourd’hui ses exportations se réduire et ses entreprises, surendettées, s’effondrer en bourse. Le nouveau modèle productif censé sortir l’économie mondiale du marasme est lui aussi menacé.

Nous pensons l’avoir montré dans ce texte, le problème du capitalisme, c’est de continuer à valoriser les capitaux disponibles pour en tirer profit mais aussi de se reproduire comme système. De ce point de vue, la production de guerre n’est pas seulement là, en période de crise, pour corriger le marasme des affaires, elle obéit aussi à des impératifs d’ordre idéologique et politique, elle révèle les rapports de puissance entre les Etats, elle exacerbe les nationalismes. Certains ont pensé que la mondialisation économique aurait pu atténuer les conflits mais l’expérience politique a montré que l’internationalisation du capital peut parfaitement s’accommoder d’un « nationalisme militaire » à vocation impérialiste. Le renforcement du « complexe militaro-industriel » évoqué plus haut, son autonomisation vis-à-vis de la société civile, vont dans ce sens.

La concurrence entre Etats va logiquement de pair avec la concurrence économique. Si les peuples n’interviennent pas, elle a sa propre logique, celle de l’escalade politique qui conduit à l’escalade militaire et à la guerre généralisée. L’Histoire nous l’a appris : les longues périodes d’incertitude morale et de dépression économique et sociale ont souvent conduit aux pires catastrophes. Peut-être est-il encore temps de les éviter.

« L’enfer est vide, les diables sont avec nous »
William Shakespeare

Paris, 18 mars 2016
E-mail : rrollinat@wanadoo.fr

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ANNEXE : LE COMPLEXE MILITARO-INDUSTRIEL A LA FRANÇAISE

Il est possible de décrire sommairement les structures, très concentrées, de l’industrie d’armement en France, les firmes concernées et leur rapport à l’Etat, principal donneur d’ordre. Le secteur de l’armement est aujourd’hui largement dominé par le secteur privé. En matière militaire, ce secteur est ordonné autour de certaines filières clés.

  • DASSAULT AVIATION (11 700 salariés). Avions militaires, notamment Mirage 2000 et surtout le « fleuron » des avions de combat à l’exportation : le Rafale. Actionnaire principal: Groupe Industriel Marcel Dassault (56% du capital), Airbus Group (23%)
  • DASSAULT SYSTÈMES (13.300 salariés). Leader mondial du développement et de la commercialisation des logiciels de gestion de cycle de vie des produits (88% de l’activité), Services de Conseil technologique. Actionnaire principal : Groupe Industriel M. Dassault (41 % du capital).

Ces deux sociétés sont donc contrôlées par la même structure : le Groupe Industriel Marcel Dassault, holding de sociétés appartenant à la même famille et présentes dans l’aéronautique, civile et militaire, les logiciels, l’immobilier, la presse (groupe « Le Figaro »), les services de l’eau (6% de Véolia). Le groupe Marcel Dassault, partiellement nationalisé en 1981, a depuis lors totalement retrouvé l’économie de marché et est bien représentatif de ce « capitalisme familial » à la française, étroitement lié au pouvoir politique.

  • THALES (61 700 employés), spécialisation Défense et pour 50% dans les systèmes de défense et sécurité. Détenu à 26% par l’Etat, 25% par Dassault Aviation, à 46% par d’autres actionnaires privés. Seulement 26% du chiffre d’affaires réalisé en France.
  • SAFRAN (69 000 employés). Se présente comme « groupe international de haute technologie, équipementier de premier rang en matière d’aérospatial, de défense et de sécurité ». Un capital très dispersé, l’Etat, plus gros actionnaire, ne disposant que de 18% du capital, FPCE 8%.
  • DNCS (Direction des Constructions Navales et de Services). 13 000 salariés dans 10 pays. Fabrication de navires militaires, de frégates, de porte-avions, de sous-marins et de torpilles, équipements navals de défense. C’est peut-être ce secteur, héritier des anciennes bases navales militaires « d’Etat », avec des personnels « à statut » qui a le plus évolué vers des statuts de droit privé. THALES détient 35% de DNCS.
  • NEXTER Group. Se définit comme « acteur majeur de l’industrie de défense terrestre » avec trois pôles : pôle systèmes, pôle munitions, pôle équipement. Fabrication de chars et de canons (AMX et dérivés, rénovation du char Leclerc et programme Scorpion de modernisation « des forces de contact » de l’armée de terre, canon Caesar). Jusqu’à récemment NEXTER était détenu à 100% par GIAT Industries, société publique mais l’article 47 de la loi Macron a autorisé la privatisation de Nexter et de ses filiales. En juillet 2015, Nexter Systems s’est allié avec la firme privée allemande KMW pour la fabrication d’un char européen avec comme direction, Kant, société holding de droit néerlandais.

Source : site « Boursorama Bourse » pour la composition, fin 2015, du capital des principaux groupes d’armement français.

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[1] SINGER Peter [2003] : « Corporate Warriors. The Rise of Private Military Industry », Cornell University Press.

[2] MALIS Ch.; DANET D. (dir.) [2011] : « Frères d’armes ? Soldats d’Etat et soldats privés ». Economica. Paris

[3] CHAPLEAU Ph. [2011] : « Les nouveaux entrepreneurs de la guerre. Des mercenaires aux sociétés militaires privées », Vuibert, Paris. ROSI J.D. [2009] : « Privatisation de la violence. Des mercenaires aux sociétés militaires et de sécurité privées ». L’Harmattan , Paris.

[4] Depuis 2009, la Défense a perdu 82000 postes de militaires et de civils (soit 25% des effectifs). A la fin de la Loi de Programmation 2014-2019, 34000 autres postes devraient avoir encore disparu. Au budget 2015, 7500 postes ont été supprimés. 7500 étaient encore prévus en 2016. La Défense continuait cependant à recruter, conservant sa place de « premier employeur de France » (15.000 jeunes par an pour la seule armée de terre).

[5] Selon le Directeur « Sécurité » de l’Institut français des relations internationales (IFRI), avant même l’adoption de la Loi de Programmation Militaire de 2014, ces crédits d’équipement militaire représentaient plus de 70% des investissements de l’Etat. Les grandes industries bénéficiaires totalisaient alors 165.000 emplois directs et autant d’indirects, pour un chiffre d’affaires cumulé de 15 milliards d’euros. E. de DURAND : « Ne réduisons pas le budget de la Défense. Il faut éviter tout décrochage stratégique » . Le MONDE, 2 mars 2013.

[6] Après les attentats du 7 janvier 2015 à Paris, le chef de l’Etat a promis de « sanctuariser » le budget de la Défense et en particulier de revenir sur le rythme programmé de suppression des effectifs militaires sur les trois prochaines années sans que pourtant l’objectif global de réduction soit remis en cause. La « sanctuarisation » promise des dépenses militaires 2016 pour 31,4 milliards d’euros (au niveau du budget 2015) reste cependant liée à la nécessité de dégager 2,3 milliards de recettes exceptionnelles qui restent à trouver.

[7] Dans un récent ouvrage, le Général Desportes estime ainsi que « si la guerre probable commencera souvent à distance depuis la mer ou les airs, elle se terminera toujours sur terre, dans la durée, avec une imbrication au sein des populations et une confrontation directe avec les parties adverses ». En matière militaire, il met en garde contre la « dérive technologiste » et les effets pervers des nouvelles technologies de l’information. Il estime que « la puissance exigera un lourd investissement en hommes ».

DESPORTES V. [2015] « La guerre probable. Penser autrement », Economica, Paris, pp. 61, 179.

[8] Point de vue d’un ancien chef d’état-major des armées : « En clair, les généraux ou amiraux seraient des techniciens du combat, peu aptes à gérer des hommes, des finances, des relations internationales, voire des services logistiques ». « Métier des armes : une porte se ferme ». Le Figaro, 13 Septembre 2013.

[9] La D.G.A. se définit comme « maître d’ouvrage des programmes d’armement, responsable de la conception, de l’acquisition et de l’évaluation des systèmes qui équipent les forces armées ». En 2014, elle conduisait 80 programmes d’armement et avait versé à l’industrie 11,3 Milliards d’euros. Elle employait 4800 personnes en 2015 dont 51% d’ingénieurs et cadres.

[10] Depuis son arrivée, en mai 2012 au Ministère de la Défense, le nouveau ministre socialiste, J.Y. Le Drian a réorganisé l’Administration de son ministère pour adopter certains « modes de gouvernance » des grands groupes du secteur privé avec en particulier le rôle accru d’un Comité exécutif « Défense ». Certains syndicalistes ont affublé le Ministère du surnom « Défense S.A. », Défense Société Anonyme, pour illustrer cette évolution.

[11] En 2013, un ouvrage de journaliste, fondé sur des enquêtes, dénonçait, de manière polémique, le gaspillage de certains programmes. Il mériterait certainement d’être actualisé. STEFANOVITCH Y. [2013] : « Défense française. Le devoir d’inventaire » . Editions du Moment.

[12] GUISNEL J. [2011] : « Armes de corruption massive. Secrets et combines des marchands de canons », La Découverte. Paris.

[13] Les données, recueillies entre 2010 à 2014 par l’Institut international de recherche sur la paix de Stockholm (SIPRI), ont montré que les États-Unis ont pris une large avance en tant que plus grand exportateur d’armes du monde, représentant 31 % du volume mondial, suivis par la Russie avec 27 %. La Chine serait à la 3ème place avec 5%, au même niveau que la France. Depuis lors, avec ses nouveaux contrats, la France pourrait avoir dépassé la Chine.

[14] En fait, cinq contrats : trois majeurs avec Dassault Aviation, un avec DCNS, constructeur de frégates, un avec MBDA, producteur de missiles (voir Annexe). Les appareils vendus intègrent, selon les experts, un concentré de technologies de pointe : systèmes intégrés d’armement air-sol modulaire, bombes guidées au laser, missiles. Un avion considéré comme « ultra-polyvalent », apte à tout faire.

[15] Les considérations diplomatiques et le jeu des alliances comptent pour beaucoup. Dans le cas égyptien, c’est d’abord contre l’ancien allié américain que les militaires au pouvoir ont voulu s’affirmer en signant avec la France. Voir H. SALLON, C.AYAD [2015] : « La claque de l’Egypte à son allié américain ». Le Monde, Economie et Entreprise, 14 Février.

[16] Dans ce cas, les retombées sur l’emploi en France seraient différentes. Selon le CIDEF (Conseil des industries de défense), 40.000 emplois seraient en France concernés par les ventes d’armes à l’exportation sans compter les 10000 emplois indirects chez les fournisseurs. 7000 emplois dépendraient du programme Rafale avec 500 PME sous-traitantes.

[17] Y compris parfois certaines institutions internationales comme le FMI ou la Banque Mondiale, sinon comment expliquer que des pays au bord de la faillite, socialement ravagés, comme la Grèce ou le Venezuela puissent s’être endettés pour acheter des armes ?

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