La théorie des ondes longues et la technologie contemporaine (II)

Robert Gordon

Par François Chesnais

Les technologies porteuses de la seconde révolution industrielle

Sans prendre position sur la théorie de Schumpeter, l’économiste historien Robert Gordon a travaillé dans son sillon. Il a étudié dans le cas des Etats-Unis les technologies qui sont nées dans la phase déclinante de la seconde onde du tableau de Louça avant de se déployer tout au long de la troisième. Il a d’abord publié une étude retentissante pour le National Bureau of Economic Research sur le fléchissement de l’innovation étatsunienne,[27] avant d’en faire un livre[28]. Il a ensuite synthétisé les conclusions de ses recherches dans une nouvelle étude de réponse aux critiques qu’il a reçues.[29] Elle contient une partie sur la seconde révolution industrielle et une autre sur la troisième, celle actuellement en cours des technologies de l’informatique et de la communication (TIC). Avec des décalages temporels et des spécificités nationales son analyse vaut pour les pays d’Europe occidentale.

Pour Gordon «les trois “technologies à usage général” les plus fondamentales de la seconde révolution industrielle qui ont fait naître des dizaines d’inventions qui ont changé la vie» ont été l’électricité, le moteur à combustion interne et le téléphone sans fil. Edison produisait la première ampoule électrique en 1879 et distribuait l’électricité à des clients dans le Bas Manhattan en 1882, une révolution qui rendait possible les ascenseurs, les bâtiments de grande hauteur, les outils électriques fixes et portables, les appareils ménagers, mais aussi la climatisation qui ont transformé la vie et le travail des Américains. Karl Benz produisait le premier moteur à combustion interne fiable en Allemagne, son premier brevet datant de 1886, la première usine étatsunienne Oldsmobile ouvrant en 1896. Enfin le téléphone sans fil inventé en 1879 par un Anglais du nom de Hughes, mais breveté par Marconi à partir de 1897 permit les Etats-Unis d’être relié à l’Europe en 1901.

Aux Etats-Unis l’électricité a eu peu d’impact avant 1900, sauf dans les grands magasins. Mais après 1900, l’utilisation de l’électricité a décollé à une telle vitesse qu’en 1929, pratiquement toutes les habitations urbaines étaient connectées à l’électricité. Le premier gratte-ciel (Woolworth) a été terminé en 1913 et la majeure partie de Manhattan était devenue verticale en 1929. Entre 1890 et 1930, les ménages américains ont bénéficié progressivement de l’électricité, du gaz, du téléphone, de l’eau courante et des conduites d’égout. L’eau courante et les égouts ont contribué à la première phase de la libération des femmes, mais ont également permis la baisse de la mortalité infantile dans la première moitié du XXe siècle. Dans le cas de l’automobile, il y a eu une période de gestation le temps que des inventions permettent de combiner la puissance du moteur à combustion interne avec la structure initiale fragile inspirée des voitures tirées par cheval en développant les transmissions, les freins et d’autres composants essentiels. Partant de zéro en 1900, en 1929 le rapport des véhicules automobiles au nombre de ménages américains avait atteint 89 pour cent. La même année 93% des agriculteurs de l’Iowa possédaient un véhicule à moteur. Il ne faut pas oublier le rôle de la Seconde Guerre mondiale, Gordon souligne les effets «d’apprentissage à haute intensité par la pratique» des dépenses militaires. La Seconde Guerre mondiale a donné aux Etats-Unis leur premier avion à réaction (le Bell P-59), la pénicilline produite industriellement et l’énergie nucléaire. Plus important encore, des usines comme les chantiers navals d’Henry Kaiser ont appris aux managers et aux ouvriers comment accélérer radicalement la production.

Selon Gordon trois aspects de la deuxième révolution industrielle sont à souligner. Le premier est sa nature multidimensionnelle. Contrairement dit-il au caractère unidimensionnel de la révolution des TIC (examinée plus loin), les innovations de la deuxième révolution industrielle se sont ajoutées les unes aux autres: l’électricité et ses retombées; l’eau courante et les égouts; les véhicules automobiles et leurs inventions complémentaires telles que les autoroutes, les déplacements personnels et les supermarchés; les divertissements du phonographe à la radio, à la télévision et au cinéma; la santé publique et réduction de la mortalité; et une révolution dans les conditions de travail qui a éliminé le travail des enfants et changé la vie au travail de travail de quelque chose de brutal et court à quelque chose de moins physiquement exigeant, au moins dans la forme. Le deuxième aspect notable est que tout s’est passé tout à la fois. Lorsque toutes ces transformations sont superposées les unes sur les autres, elles existaient à peine en 1880 mais étaient presque terminées en Amérique urbaine en 1929. Le troisième aspect est que jusqu’en 1972 le progrès économique a consisté principalement dans la consolidation des aspects incomplets de la deuxième révolution industrielle au moyen de nombreuses inventions subsidiaires et complémentaires: diffusion d’appareils ménagers dans les années 1950, invention de la télévision pour compléter la radio et le cinéma, extension de la climatisation du cadre commercial au cadre résidentiel, construction du réseau routier inter-États entre 1958-72, et enfin développement du transport aérien civil de son aire initiale minuscule en 1940 à son usage professionnel et personnel se terminant par le plein équipement en avions à réaction de l’aviation civile que Gordon place en 1972.

Les révolutions technologiques dans Le troisième âge du capitalisme

L’association étroite des ondes longues avec les changements technologiques majeurs dans le cadre théorique marxiste est le fait de Mandel. Il endogènise à l’instar de Trotsky leur phase de contraction et ajoute dans les facteurs de reprise et d’expansion les changements scientifiques et technologiques. Dans leur postface au Troisième âge, Jésus Albarracin et Pedro Montes ont écrit que son travail sur les ondes longues peut être considéré comme le «principal apport de Mandel au marxisme contemporain».[30] On trouve chez Engels et plus tard les grands théoriciens révolutionnaires des années 1910-1925, le constat de changements de période ou de phase: celle des années 1880-1890 commentée par Engels avec le rôle majeur joué par les communications dans l’extension du marché mondial; celle du passage du capitalisme de libre concurrence à celui des monopoles dont Lénine a formulé les traits dans L’impérialisme, stade suprême du capitalisme. Selon Albarracin et Montes l’apport de Mandel tient à ce qu’il offre une solution au problème théorique suivant:

«dans la littérature marxiste traditionnelle, la dynamique du capitalisme se trouvait définie par deux mouvements différents. D’un côté, le cycle vital en tant que régime social, déterminé par les lois de développement du mode de production (croissance de la composition organique du capital, formation de l’armée de réserve industrielle, chute tendancielle du taux de profit, progrès technologique). De l’autre, les mouvements à court terme, déterminés par les crises périodiques. Pour Marx, les deux mouvements n’étaient pas indépendants et, surtout, ne pouvaient se concevoir comme des phénomènes mécaniques. À long terme, la chute du taux de profit était inévitable, mais une série de facteurs (l’augmentation du taux d’exploitation, l’impérialisme, l’augmentation de la vitesse de rotation du capital, etc.) pouvait contrecarrer cette chute pendant un certain laps de temps, de sorte que les lois de développement capitaliste ne pouvaient être utilisées telle une “pierre philosophale” pour comprendre le capitalisme à chaque période historique. (….) Il n’était donc pas possible de formuler une “théorie générale des crises industrielles périodiques” servant aussi bien pour le capitalisme de la première moitié du XIXe siècle, par exemple, que pour celui postérieur à la Seconde Guerre mondiale».[31]

Comme chez Schumpeter, l’analyse de Mandel part du cycle décennal avec ses crises assez régulières attribuées par Marx pour partie à la durée de vie moyenne des machines. Le degré de sévérité de ces crises va dépendre de la phase dans laquelle elles se produisent du mouvement plus long, celui de longues ondes dont la phase d’expansion se présente comme «une période d’accumulation du capital brusquement accélérée» qui suit «une période d’innovation technique radicale».[32] Ainsi «l’histoire du capitalisme apparaît non seulement comme une succession de cycles industriels de 7-10 ans, mais aussi de périodes plus longues de cinquante ans» dont la chronologie est montrée dans le tableau de Louça. Elles correspondent chacune à une «révolution technologique»: la révolution industrielle marquée par le remplacement de l’énergie hydraulique par la machine à vapeur; la révolution technologique du moteur à vapeur produit mécaniquement (les machines-outils); la révolution technologique de la chimie, de l’électricité et du moteur à explosion; enfin la révolution technologique en cours au moment où Mandel écrit (qu’il nomme la troisième) de «la commande généralisée au moyen de machines à appareillage électronique».[33]

A chaque période, la révolution technologique qui commence va provoquer une «hausse soudaine du taux de profit due à quatre causes dans diverses combinaisons: baisse soudaine de la composition organique moyenne du capital; élévation soudaine du taux de plus-value suite à une défaite radicale de la classe ouvrière; baisse soudaine du prix de certains éléments du capital constant; raccourcissement soudain du cycle de renouvellement du capital constant».[34] Le passage de la phase d’expansion à la phase de contraction se fait au moment où la hausse de la composition organique du capital conduit à la baisse du taux de profit moyen, puis de l’investissement. Le «sous-investissement» qui suit a pour conséquence «la mise en jachère du capital» auquel il sera fait appel lorsque la révolution technologique suivante commence. Mandel n’envisage pas que le capital en jachère soit capté par les banques et que l’accumulation financière se dresse bientôt contre l’accumulation réelle. Il ne mesure pas les conséquences de l’endettement du Tiers monde à partir de 1978. Il faut attendre la postface d’Albarracin et Montes dans l’édition de 1997 du Troisième âge du capitalisme pour qu’il soit question de «l’hypertrophie financière».[35]

En revanche consacrer dès 1972 un chapitre entier à la pénétration dans la production de «la commande généralisée au moyen de machines à appareillage électronique», de «procès de production actionnés sans l’intervention de la main de l’homme»[36], soit l’automation dans ses formes initiales, était le fait de quelqu’un qui suivait l’évolution des technologies de très près. Analysant les traits de la «troisième révolution technologique», Mandel montre que les processus informatisés ont leur origine dans le secteur militaire, d’une part le nucléaire où «ils prennent la forme d’une nécessité physiologique absolue», de l’autre la défense aérienne qui exige l’accumulation de données pour en tirer des conclusions quasi instantanées».[37] Aux Etats-Unis puis ensuite en Europe et au Japon l’application industrielle du «traitement électronique des données» a été introduite dans l’industrie chimique puis dans un nombre croissant d’industries dans lesquelles la réduction des coûts salariaux directs par «élimination radicale du travail vivant du procès de production est devenue pour le capital un objectif central». Ainsi General Motors a commencé à utiliser des robots dans ses usines dès 1961.

Il n’est pas possible de parler ici de l’ensemble des traits et conséquences de la troisième révolution technologique identifiés par Mandel. Je suis obligé de renvoyer les lecteurs au livre. Mais il y a une dimension qui lui semble d’une telle importance qu’il en parle en 1981 dans sa préface à l’édition anglaise du livre III du Capital: «l’extension de l’automatisation au-delà d’un seuil donné conduit, inévitablement, d’abord à une baisse du volume total de la valeur produite, puis à une baisse du volume total de la plus-value produite.» Il en tire des conclusions extrêmement pessimistes: «La barbarie, comme résultat possible de l’effondrement du système, est aujourd’hui une perspective beaucoup plus concrète et précise qu’elle ne l’était dans les années vingt et trente. Même les horreurs d’Auschwitz et d’Hiroshima apparaîtront légères par rapport aux horreurs avec lesquelles une dégradation continue du système confrontera l’humanité. Dans ces circonstances, la lutte pour une issue socialiste prend l’importance d’une lutte pour la survie même de la civilisation humaine et de la race humaine.»[38]

Les ondes longues du capitalisme: informatisation, automatisation, croissance et profit

Dans le livre de 1995 (qui paraît en français en 2015) Mandel poursuit l’analyse des effets de l’informatisation et de l’automatisation (qu’il nomme le robotisme) en posant les questions de façon moins dramatique. Il se demande si «malgré le déclin historique du système capitaliste, celui-ci peut-il encore répéter son “miracle” de 1940(48) et, après une longue période de “nettoyage” au long des années 1970, 1980 et 1990, ouvrir une nouvelle période d’expansion accélérée comparable à celle de la période 1893-1913, si ce n’est celle de la période 1948-1968?» Ou au contraire «l’explosion violente (que Mandel situe lors de la crise en deux temps des années 1970) des contradictions internes du mode de production capitaliste après une longue période au cours de laquelle elles ont été réprimées implique que la nouvelle longue vague de stagnation relative ou de faible croissance est-elle là pour rester pour une période indéterminée».[39] La réponse est oui: les chiffres étatsuniens dont la fiabilité est supérieure à tous les autres, montrent que c’est bien le cas. La phase descendante de la quatrième onde du tableau 1 commence en 1978. La baisse du rythme de l’accumulation exprimée approximativement par le taux de croissance est d’abord contrecarrée par les mesures coordonnées par Paul Volker en 1980-1982 avant qu’un rythme de 5% ne s’installe, malgré les effets d’entraînement des investissements directs à l’étranger des groupes industriels et commerciaux étatsuniens en Chine, malgré les investissements liés à la «nouvelle économie», et malgré le recours massif à l’endettement qui a permis de repousser la crise jusqu’en 2007-2008. Dix ans après la fin de la Great Recession, telle que la comptabilité nationale étatsunienne la définit le taux croissance dépasse tout juste les 4%. 

 

Figure 2 Taux de croissance du PIB des Etats-Unis 1930-2017

Source: https://www.multpl.com/us-gdp-growth-rate

 

Dans le récapitulatif théorique placé au début du livre de 1995, Mandel écrit qu’une «véritable révolution technologique implique une refonte radicale des techniques de base dans tous les domaines de la production et de la distribution capitalistes, y compris les transports et les télécommunications».[40] Comme on l’a vu plus haut cette refonte a commencé dès les années 1940. Ce qui débute en 1995 est «un nouveau bond en avant qualitatif dans l’automatisation (c.-à-d., une transition massive de semi-automatisation à l’automatisation)» ajoutant que «de même les techniques de génie génétique peuvent conduire à des innovations radicales dans l’agriculture, la pharmacie, l’équipement scientifique, et une vingtaine d’autres branches de l’industrie.» Son hypothèse est la suivante:

«une substitution radicale des machines pour les hommes (la nouvelle vague d’automatisation peut être qualifiée de «robotisme») impliquerait presque inévitablement une réduction massive de l’emploi productif total. Une telle réduction radicale du travail productif impliquerait très probablement une forte baisse de la masse de la plus-value, même si une nouvelle progression de la productivité du travail et une tendance à la stagnation ou même à la baisse des salaires réels devraient fortement augmenter le montant de la plus-value relative (la fraction de la semaine de travail totale au cours de laquelle les travailleurs produisent l’équivalent des biens qu’ils achètent avec leur salaire). Dans de telles conditions, une augmentation du taux de la plus-value ne peut être que relative, en aucun cas proportionnelle aux nouvelles dépenses énormes nécessaires au financement du robotisme. Le taux de profit ne subirait pas une forte augmentation», mais pour les travailleurs «le résultat global d’un bond qualitatif en avant dans l’automatisation (en fait, la transition de semi-automatisation à l’automatisation) serait une augmentation radicale du chômage permanent, (…) l’application généralisée des micro-processeurs serait la suppression radicale des emplois dans le travail de bureau, l’administration, les télécommunications, et même l’enseignement. Des professions entières comme celles des comptables, des concepteurs techniques et des employés de banque seraient dévastées sinon complètement supprimées».[41]

Voyons ce qu’il en a été d’abord de la progression de l’automatisation et de la destruction d’emplois et ensuite de l’évolution du taux de profit. L’une des premières études menée par deux chercheurs de l’université d’Oxford en 2013[42] estimait que 47% des métiers aux États-Unis pourraient être exercés par des machines automatisées. Cette étude a été suivie de nombreuses autres. Les conclusions diffèrent un peu de l’une à l’autre mais vont toutes dans le même sens. Le rythme en est plus lent qu’un «bond en avant qualitatif». L’étude publiée en 2017 par McKinsey estime que 55% des emplois japonais, 46% des emplois étatsuniens et 46% des emplois des cinq plus grandes économies européennes disparaîtront en raison de l’informatisation du travail d’ici à 2030.[43] La plus récente et la plus conservatrice est celle publiée par l’OCDE en avril 2019, où l’informatisation et la robotisation feraient disparaître 14% des emplois d’ici à vingt ans. L’OCDE définit les emplois à « haut risque d’automatisation » (en jaune dans la figure 4) comme ceux qui ont au moins 70% de chances d’être robotisés. Les emplois encourant un risque de « changement significatif » sont ceux qui ont entre 50 et 70% de chances d’être automatisés. Les principaux secteurs d’emploi concernés sont ceux que l’OCDE définit comme « moyennement qualifiés« , « dont la nature routinière rend assez facile la codification en une série d’instructions qu’une machine peut accomplir« . Autrement dit, les ouvriers qualifiés, opérateurs de machines, travailleurs sur des chaînes d’assemblage, ou encore les salariés remplissant des tâches de secrétariat.

 

Figure 3: Effets de l’automatisation des emplois dans les pays de l’OCDE

 

L’étude de l’OCDE comprend aussi la figure suivante sur la production (ce qui signifie aussi l’utilisation) de robots industriels. La croissance en a été très lente avant de s’accélérer d’abord en 2011 et surtout à partir de 2014.

 

Figure 4: Nombre de robots industriels produits annuellement, en milliers d’unités (2000-2017)

La question du rythme du mouvement de robotisation est abordée par Moody.[44] Je la développe plus pleinement: la décision d’une entreprise de recourir aux robots dans ses usines, ou dans les secteurs de services d’introduire des techniques informatisées très performantes et donc de réduire le nombre de ses salariés dépend d’un ensemble de facteurs: le niveau des salaires, l’intensité de la concurrence, la profitabilité escomptée de l’investissement. Ces facteurs sont façonnés par la mondialisation du capital. Ainsi il peut être plus avantageux pour une entreprise de délocaliser une usine vers un pays à bas salaire plutôt que d’y investir en robots. De même l’accentuation de la précarisation du travail avec ses effets sur les salaires est de nature à ralentir l’informatisation de certains emplois de service.

Les effets sur le taux de profit du recours déjà fait aux processus informatisés et automatisés sont de nature à ralentir la progression de leur adoption. En revenant au schéma théorique de Mandel, la progression de l’informatisation et de l’automation donne en tendance 1) une hausse de la composition organique moyenne du capital; 2) une hausse effective du taux de plus-value suite à la mondialisation de l’armée de réserve industrielle suite à la mondialisation et déréglementation du capital; 3) une baisse du prix d’éléments du capital constant et 4) un raccourcissement du cycle de son renouvellement. Il se peut que les derniers ne contrecarrent pas à eux trois les effets de la hausse de la composition organique.

Husson a sa propre façon de mesurer le taux de profit et de conclure à sa hausse.[45] Ici comme dans Finance Capital Today je me rangerai du côté des économistes anglophones, dont Michael Roberts (jugé sévèrement par Wilmo dans l’article de 2015) à qui est empruntée la figure suivante.

 

Figure 5: Mouvement du taux de profit aux Etats-Unis (ensemble de l’économie 1949-2015)

 

Pour reprendre le commentaire de Roberts sur cette figure, «le taux de profit correspond à la formule de Marx s/c+v, soit la plus-value rapportée au capital constant et au capital variable, le capital constant étant mesuré aux prix historiques et aux prix courants. La période comporte quatre phases: l’âge d’or de l’après seconde guerre mondiale qui atteint son zénith en 1965; la crise de profitabilité des années 1970 qui atteint son point le plus bas en 1980-1982; puis la période néolibérale de récupération et de stabilisation de la profitabilité; enfin la période encore en cours de volatilité et légère baisse». Le grand inconvénient du taux de profit moyen est de cacher l’écart qui s’est creusé entre la profitabilité des entreprises prises dans leur ensemble et celle des groupes cotés en bourse au Standard & Poor 500, qui bénéficient d’être à la fois en position de commandement dans les chaînes de valeur mondiales et en mesure de placer les profits non-réinvestis avantageusement sur les marchés financiers. Ces groupes sont eux-mêmes hiérarchisés. Ainsi en 1975 les cent premiers groupes cotés au Standard & Poor 500 distribuaient 50,1% du total des dividendes et en 2015 68,7%.[46]

Roberts est le seul à proposer une estimation du mouvement de la composition organique du capital. Dans la figure 6 ce sont les estimations pour les deux dernières sous-périodes qu’il faut comparer. Les estimations tendent à corroborer la position de Mandel à laquelle Roberts ne fait pas référence.

 

Figure 6: Mouvement de la composition organique aux Etats-Unis (1946-2015)

(OCC = composition organique du capital, ROSV = taux de plus-value, ROP = taux de profit)

 

La «troisième révolution industrielle» et la productivité

Il est crucial de bien distinguer la profondeur de la pénétration de l’informatique sous la forme du recours à des logiciels de plus en plus performants et l’effet qu’elle a sur la reproduction élargie et la croissance mondiales. Sous le titre «maîtres du monde», l’édition du 5 octobre 2019 de l’hebdomadaire de la City The Economist s’inquiète du rôle qui sera bientôt prépondérant des logiciels dans les décisions de placement financier sur un nombre croissant de marchés. Mais en même temps le taux de croissance du PIB est atone. A la fin des années 1980, l’économiste américain très connu Robert Solow a déclaré qu’on «voit des ordinateurs partout, sauf dans les indicateurs de productivité», remarque connue ensuite du nom de «paradoxe de Solow». L’accélération de la croissance lors de la «nouvelle économie» de la seconde moitié des années 1990 lui a apporté un démenti provisoire, mais ensuite les chiffres lui ont donné raison. La figure 7 portant sur cinq pays montre comment la croissance cesse aux alentours de 2004 sauf pour la Corée du Sud. Deux plateaux se succèdent, le premier jusqu’en 2007 pour les quatre «vieux pays industriels», le second situé plus bas que le premier après 2008 pour tous les pays y compris la Corée.

 

Figure 7: Un moteur de croissance crachotant

Source: Noah Smith https://www.bloomberg.com/opinion/articles/2018-12-04/maybe-we-have-the-economic-growth-equation-backward

 

Patrick Artus a exprimé la perplexité partagée par beaucoup: «On ne comprend pas bien pourquoi, malgré le développement du digital, l’effort de recherche et d’innovation, les gains de productivité diminuent et la croissance de long terme devient donc faible, bref on ne sait plus analyser la situation à long terme des économies».[47] Précisons que le taux de productivité dépend du montant de travail employé, du montant investi en machines et en équipements informatiques ainsi que d’un facteur dit «résiduel» résultant de l’efficacité avec laquelle travail et capital physique combinés sont employés. On doit encore une fois à Roberts une figure qui montre cette décomposition pour différentes sous-périodes aux Etats-Unis, dont la dernière qui voit une chute spectaculaire de la productivité.

 

Figure 8: Etats-Unis, contribution à la production hors agriculture des trois composantes

 

Dans son analyse de «la troisième révolution industrielle» Gordon en donne pour les Etats-Unis une explication que je résume ici.[48] La croissance de la productivité de la seconde moitié des années 1990 a été une parenthèse due à une baisse sans précédent et jamais répétée du coût de la vitesse et de la capacité de mémoire des ordinateurs, ainsi qu’à une augmentation jamais égalée de la part du PIB consacrée à l’investissement dans les TIC. Celle-ci a diminué avec le krach boursier de 2000-2002, mais la croissance de la productivité a continué à être forte jusqu’en 2004 en raison du décalage entre la production et l’achat d’équipements informatiques et la courbe d’apprentissage permettant de les utiliser de manière efficace et productive.[49] L’effet Internet des années 1996-2004 n’a donc donné qu’un coup de pouce temporaire à la croissance de la productivité. La crise de 2007 ouvre la période de forte baisse calculée par Roberts. Les technologies introduites – depuis le bond en avant de la miniaturisation (micropresseur) et des volumes de calcul et de transfert de données –  au cours des années 1980 du Troisième âge intègrent 1) l’ordinateur personnel avec ses multiples possibilités, 2) la numérisation de codes-barres, 3) les guichets automatiques bancaires, 4) la télévision par câble et par satellite, 5) l’Internet, le courrier électronique, la communication sur le Web, 6) le e-commerce (avec ses effets sur de multiples systèmes de distribution), les divers réseaux sociaux, 7) les téléphones mobiles, les téléphones intelligents, 8) les divers systèmes de réservation en ligne, de gestion des chaînes d’approvisionnement, les multiples plateformes de mise en relation (du taxi à la livraison de repas en passant par des pans de l’administration dite publique, y compris les catalogues numérisés des bibliothèques).

Autant de technologies dont les effets macroéconomiques être difficiles à dépasser. Les controverses sur l’impact des nouvelles avancées portent sur les petits robots, l’intelligence artificielle, l’impression 3D et les véhicules sans conducteur. La mise sur le marché aux Etats-Unis d’un petit robot bon marché $25,000 (le Baxter) a fait grand bruit. La position de Gordon sur les robots est la même que celle des études citées plus haut. Ce sera un processus long et graduel avant que les robots, en dehors de secteurs manufacturiers (le lien entre l’automatisation de la génomique et la pharma ne doit pas exclue de ce secteur au sens large) et les entrepôts de groupes comme Amazon, remplacent l’emploi dans les secteurs des services ou de la construction.

L’impression 3D est innovation qui vaut pour des opérations ponctuelles, telles que la production d’une couronne dans un cabinet dentaire au lieu d’avoir à envoyer un moule à un spécialiste externe. L’impression 3D relève de la production personnalisée plutôt que la production de masse. Elle peut accroître la productivité dans les laboratoires de conception qui créent des modèles de nouveaux produits, mais elle n’aura pas d’incidence macroéconomique. Pour ce qui est du Big Data la plupart des usages sont des jeux à somme nulle. La quantité de données électroniques augmente de façon exponentielle depuis des décennies. Mais le net ralentissement de la croissance de la productivité américaine a coïncidé avec l’introduction des smartphones et des iPads qui traitent d’énormes quantités de données.

La voiture sans conducteur offre des avantages vraiment mineurs par rapport à l’invention de la voiture elle-même, ou aux améliorations de la sécurité qui ont réduit par trois les décès par véhicule-mile depuis 1950. On peut distinguer entre les voitures et les camions. Les gens sont dans leur voiture pour aller de A à B. Par rapport aux possibilités déjà offertes en téléphonie, Internet et musique, on pourra regarder un écran d’ordinateur et faire son e-mail. Les camions sans conducteur pourraient accroître la productivité par rapport à la toute petite catégorie d’emplois aux États-Unis des camionneurs (quelque 3,5 millions). Cependant, conduire d’un endroit à l’autre n’est que la moitié du travail des camionneurs. Les chauffeurs d’UPS sautent du camion, trouvent les colis et les livrent aux entreprises et aux résidences, sachant s’il faut placer les paquets sur le porche avant ou une cachette de porche arrière. Les camions de gros arrivent dans les supermarchés et s’arrêtent aux arrière-quais de déchargement. Les chauffeurs sont responsables de charger leurs palettes. Et Gordon de terminer en notant que nonobstant la révolution informatique le rangement des produits sur les étagères est fait par des humains et non par des robots.

Pour conclure

En ce qui me concerne la réponse à la question de Mandel est qu’une «nouvelle longue vague de stagnation relative ou de faible croissance» s’est définitivement installée. Roberts est plus circonspect: «La phase descendante du cycle capitaliste mondial est toujours en cours. Donc, il peut y avoir une vie pour le capitalisme mondial, même s’il est en “régime bas” en ce moment».[50]  Wilno concluait son article de 2015 en disant qu’un vaste programme de recherche était potentiellement ouvert. Il faudrait y inclure la tentative de dessiner la configuration technique, économique et géopolitique de la production de l’informatique mais aussi mais aussi de son utilisation à des fins de contrôle social. La collecte et le traitement de données en masse fournissent au capital et aux Etats une capacité sans précédent de contrôle politique, le parti communiste chinois semblant largement en tête. Aujourd’hui enfin ce n’est pas de la baisse du volume total de la plus-value produite que vient la menace de barbarie qui hantait Mandel. C’est au plan du changement climatique et de l’épuisement de ressources naturelles vitales que «la lutte pour une issue socialiste prend l’importance d’une lutte pour la survie même de la civilisation humaine et de la race humaine».[51] Celle-ci commence par le combat théorique principiel continu contre les forces politiques, fussent-elles bien intentionnées, qui brouillent les lignes quant au fondement capitaliste de l’anthropocène, donc au caractère nécessairement radicalement anticapitaliste de la lutte sur le terrain des conditions éco-sphériques de la reproduction sociale. (Fin)

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[27] Robert J. Gordon “Is U. S. Economic Growth Over?  Faltering Innovation Confronts the Six Headwinds,” NBER Working Paper 18315, August 2012.

[28] Robert J. Gordon, The Rise and Fall of American Growth: The U.S. Standard of Living Since the Civil War. Princeton University Press. 2016.

[29] Robert J Gordon, The Demise of U.S. Economic Growth: Restatement, Rebuttal, and Reflections, NBER Working Paper No. 19895, February 2014. https://www.nber.org/papers/w19895.pdf

[30] Jésus Albarracin et Pedro Montes, Postface de 1996, p .519.

[31] Albarracin et Montes, Postface, p .516

[32] Le troisième âge du capitalisme, p .95.

[33] Le troisième âge du capitalisme, p .100.

[34] Le troisième âge du capitalisme, p .96.

[35] Albarracin et Montes, Postface, p.529.

[36] Le troisième âge du capitalisme, p.155.

[37] Ibid.

[38] Mandel, Introduction au livre III du Capital, Penguin, Londres, 1981, pp. 87-89.

[39] Long Waves of Capitalist Development, A Marxist Interpretation, p.83. Toutes les citations sont traduites de l’édition anglaise disponible en PDF. https://libcom.org/files/ernest-mandel-long-waves-of-capitalist-development-a-marxist-interpretation.pdf

[40] Long Waves of Capitalist Development, A Marxist Interpretation, p.19.

[41] Long Waves of Capitalist Development, A Marxist Interpretation, p.83-85

[42] https://www.oxfordmartin.ox.ac.uk/downloads/academic/The_Future_of_Employment.pdf

[43] https://www.mckinsey.com/~/media/mckinsey/featured%20insights/Digital%20Disruption/Harnessing%20automation%20for%20a%20future%20that%20works/MGI-A-future-that-works-Executive-summary.ashx

[44] Voir Kim Moody, High Tech, Low Growth,

[45] Voir son article de 2010 dans Inprécor http://hussonet.free.fr/debaprof.pdf ainsi que que sa recension de Finance Capital Today https://www.contretemps.eu/husson-chesnais-capital-financier-limites-capitalisme/

[46] Voir l’article intéressant et peu cité de Kathleen Kahle and René Stulz , Is the US Public Corporation in Trouble? Journal of Economic Perspectives, Vol.31, N°3, 2017 //pubs.aeaweb.org/doi/pdfplus/10.1257/jep.31.3.67

[47] Cité par Michel Husson dans son article de mars 2018 (http://alencontre.org/economie/economie-politique-penser-et-mesurer-la-stagnation-seculaire.html)

[48] Gordon, The Demise of U.S. Economic Growth, 2014 op.cit.

[49] Erik Brynjolfsson and Andrew McAfee, The Second Machine Age, New York, Norton, 2014.

[50] https://thenextrecession.wordpress.com/2016/02/14/robert-j-gordon-and-the-rise-and-fall-of-american-capitalism/

[51] Mandel, Introduction à l’édition anglaise du livre III du Capital, op.cit.

 

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