Débat. «Les politiques de décroissance ne peuvent éviter la crise climatique. Nous avons besoin d’un Green New Deal»

Entretien avec Robert Pollin conduit par C.J. Polychroniou

Le Green New Deal est le moyen le plus audacieux et très probablement le plus efficace de lutter contre l’urgence climatique. Selon ses défenseurs, le Green New Deal sauvera la planète tout en stimulant la croissance économique et en générant dans la foulée des millions de nouveaux emplois bien rémunérés. Cependant, un nombre croissant d’économistes écologistes affirment que le sauvetage de l’environnement passe par la «décroissance».

Dans la mesure où une forte réduction de l’activité économique est un objectif positif, la «décroissance» exige de bouleverser l’ordre mondial actuel. Mais avons-nous le luxe d’attendre un nouvel ordre mondial alors que les effets catastrophiques du réchauffement climatique sont déjà là et s’aggravent au fil des décennies?

Robert Pollin, économiste progressiste de renommée mondiale, professeur émérite d’économie et codirecteur de l’Institut de recherche en économie politique de l’Université du Massachusetts-Amherst, est l’un des principaux partisans d’un Green New Deal mondial. Dans cet entretien il aborde le débat entre décroissance et Green New Deal, en examinant comment les économies peuvent croître tout en poursuivant un projet viable de stabilisation du climat, à condition que le processus de croissance soit absolument découplé de la consommation de combustibles fossiles.

C.J. Polychroniou: Depuis que l’idée d’un Green New Deal a occupé une place dans la conscience publique, le débat sur l’urgence climatique se polarise de plus en plus entre les partisans de la «croissance verte» et ceux de la «décroissance». Que signifie exactement la «décroissance»? Et s’agit-il, en fin de compte, d’un débat économique ou idéologique?

Robert Pollin: Permettez-moi tout d’abord de dire que je ne pense pas que le débat sur l’urgence climatique entre les partisans de la décroissance et ceux du Green New Deal soit de plus en plus polarisé, en tout cas pas de manière générale. En tant que partisan du Green New Deal et critique de la décroissance, je dirais plutôt qu’il y a de grandes plages d’accord et quelques différences significatives. Par exemple, je suis d’accord pour dire qu’une croissance économique incontrôlée entraîne de graves dommages environnementaux ainsi qu’une augmentation de l’offre de biens et de services que les ménages, les entreprises et les gouvernements consomment.

Je suis également d’accord sur le fait qu’une part importante de ce qui est produit et consommé dans l’économie capitaliste mondiale actuelle est du gaspillage, en particulier une grande partie, sinon la majorité, de ce que les personnes à hauts revenus du monde entier consomment. Il est également évident que la croissance en soi, en tant que catégorie économique, ne fait pas référence à la répartition des coûts et des bénéfices d’une économie en expansion. Je pense qu’il est bon de garder à l’esprit aussi bien les points d’accord que les différences. Mais qu’en est-il des définitions? Qu’entendons-nous réellement par «Green New Deal» et «décroissance»?

Commençons par le Green New Deal: le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) estime que pour que l’économie mondiale s’engage sur la voie d’une stabilisation viable du climat, les émissions mondiales de dioxyde de carbone (CO2) devront diminuer d’environ 45% jusqu’en 2030 et atteindre des émissions nettes nulles d’ici à 2050. En tant que tel, selon ma définition, le cœur du Green New Deal mondial est de faire avancer un projet mondial pour atteindre ces objectifs du GIEC. Et de mettre en œuvre cela d’une manière qui développe également des opportunités d’emplois décents et augmente le niveau de vie des travailleurs et des pauvres à travers le monde.

Le projet le plus important du Green New Deal consiste à éliminer progressivement la consommation de pétrole, de charbon et de gaz naturel pour produire de l’énergie, car la combustion de combustibles fossiles est responsable d’environ 70 à 75% de toutes les émissions mondiales de CO2.

Nous devons ensuite construire une infrastructure énergétique mondiale entièrement nouvelle, dont les pièces maîtresses sont des sources d’énergie renouvelables propres et à haut rendement, principalement l’énergie solaire et éolienne. Les investissements nécessaires à l’augmentation spectaculaire des normes d’efficacité énergétique et à l’expansion tout aussi spectaculaire de l’offre mondiale de sources d’énergie propres constitueront également une énorme source de création d’emplois, dans toutes les régions du monde. Tels sont les principes de base du Green New Deal, tel que je le conçois. Il s’agit d’un concept simple, qui propose également des moyens spécifiques pour atteindre ses objectifs généraux.

Venons-en maintenant à la décroissance. Comme je n’en suis pas un partisan, il serait injuste que ce soit moi qui explique ce qu’elle signifie. Voici donc comment certains des principaux partisans de la décroissance décrivent eux-mêmes le concept et le mouvement. Par exemple, dans un volume édité en 2015 intitulé Degrowth: A Vocabulary for a New Era, les éditeurs du volume, Giacomo D’Alisa, Federico Demaria et Giorgos Kallis, écrivent que «les thèses fondamentales de la décroissance sont que la croissance est anti-économique et injuste, qu’elle est écologiquement non durable et qu’elle ne sera jamais suffisante». Plus récemment, dans un article publié en 2021 par Riccardo Mastini, Giorgos Kallis et Jason Hickel, intitulé «A Green New Deal without Growth» (Ecological Economics, volume 179, January 2021), on peut lire que «les économistes écologistes ont défini la décroissance comme une réduction équitable de la production, accompagnée d’une amélioration du bien-être».

Il est instructif de constater que, dans ce document de 2021, Mastini, Kallis et Hickel reconnaissent également que la décroissance n’a pas progressé vers le développement d’un ensemble spécifique de programmes économiques, en écrivant que «la décroissance n’est pas une plate-forme politique, mais plutôt un “concept parapluie” qui rassemble une grande variété d’idées et de luttes sociales». Cette reconnaissance reflète, à mon avis, une faiblesse majeure de la littérature sur la décroissance. En se préoccupant principalement de thèmes très amples, elle n’accorde en fait presque aucune attention détaillée au développement d’un projet efficace de stabilisation du climat, ou de tout autre projet écologique spécifique. Cette lacune s’est d’ailleurs reflétée dans un entretien réalisé en 2017 avec l’éminent économiste écologiste Herman Daly lui-même, sans conteste un des principaux producteurs intellectuels du mouvement de la décroissance. Herman Daly déclare dans l’interview qu’il est «favorable» à la décroissance, mais hésite néanmoins car il «attend toujours qu’ils dépassent le slogan et développent quelque chose d’un peu plus concret».

Ce manque de spécificité chez les partisans de la décroissance entraîne d’autres problèmes. Par exemple, les partisans de la décroissance, comme Mastini et al. dans leur article de 2021, sont clairs sur le fait qu’ils soutiennent la transformation du système énergétique mondial selon les lignes que j’ai décrites ci-dessus. Cela en passant de notre système actuel dominé par les combustibles fossiles à un système dont les caractéristiques principales sont une haute efficacité et des sources d’énergie renouvelables propres. Pourtant, en réalité, la mise en place de ce nouveau système énergétique nécessitera évidemment une croissance massive du système énergétique propre mondial, tout comme elle nécessitera l’élimination progressive – ou la décroissance, si vous préférez – du système énergétique mondial fondé sur les combustibles fossiles.

A mon avis, il est plus utile de préciser quels secteurs de l’économie mondiale devront certainement se développer – par exemple, le système d’énergie propre – tandis que d’autres, comme les combustibles fossiles, se contracteront, plutôt que d’invoquer des généralités sur la décroissance.

Nous pouvons développer ce point. Par exemple, je suis sûr que les partisans de la décroissance seraient favorables à une expansion majeure de l’accès à l’éducation publique, aux soins de santé universels, aux logements abordables de haute qualité, à l’agriculture régénératrice et à la part de la surface de la Terre couverte par les forêts.

En me concentrant sur certaines spécificités critiques, j’ajouterais également qu’il est impossible qu’un projet général de décroissance puisse mettre l’économie mondiale sur une voie viable de stabilisation du climat. Avec la récession suite au Covid-19, l’économie mondiale vient de vivre une expérience naturelle puissante pour démontrer ce point. En effet, pendant la pandémie de 2020, l’économie mondiale s’est contractée de 3,5%, ce que le Fonds monétaire international (FMI) a décrit comme un «effondrement sévère […] qui a eu de graves répercussions sur les femmes, les jeunes, les pauvres, les travailleurs informels et ceux qui travaillent dans des secteurs à forte intensité de contacts».

En d’autres termes, la pandémie a entraîné une période intense de «décroissance» mondiale. Cette récession a également entraîné une baisse des émissions, car des pans entiers de l’économie mondiale ont été mis en veilleuse. Mais la baisse des émissions n’a été que de 6,4% en 2020. N’oublions pas que, selon le GIEC, nous devons réduire les émissions de 45% jusqu’en 2030 et parvenir à des émissions nulles d’ici à 2050. Si la récession du covid n’aboutit qu’à une réduction des émissions de 6,4% malgré les énormes souffrances économiques infligées, il est clair que la «décroissance» ne peut pas, à elle seule, permettre de réduire les émissions de 45% d’ici à 2030, et encore moins de parvenir à une économie mondiale sans émissions d’ici à 2050.

Ceux qui considèrent le Green New Deal non seulement comme la stratégie la plus efficace pour lutter contre le réchauffement climatique mais aussi comme un moteur de croissance, comme vous, s’appuient sur le concept de «découplage», par lequel on entend le découplage absolu de la croissance économique et des émissions de carbone. Cependant, les partisans de la décroissance semblent affirmer qu’il n’existe aucune preuve empirique d’un «découplage» absolu. Et qu’il est hautement improbable qu’il se produise un jour. Comment répondre à de telles affirmations?

Reconnaissons, pour commencer, que les gens auront toujours besoin de consommer de l’énergie pour éclairer, chauffer et refroidir les bâtiments, pour alimenter les voitures, les bus, les trains et les avions, et pour faire fonctionner les ordinateurs et les machines industrielles, entre autres. A titre d’exemple, dans les économies à faible revenu, la fourniture d’un approvisionnement adéquat en électricité à un prix abordable transforme la vie des gens, en leur permettant, par exemple, d’éclairer correctement leur maison la nuit plutôt que de dépendre de lanternes au kérosène.

En tant que tel, notre objectif devrait être d’étendre considérablement l’accès à l’électricité aux communautés à faibles revenus dans le monde entier, tout en réduisant à zéro les émissions de CO2. La solution consiste à découpler totalement la consommation d’énergie et, plus généralement, l’activité économique de la production d’émissions de CO2. En d’autres termes, la consommation d’énergie provenant de combustibles fossiles devra diminuer de manière constante et spectaculaire en termes absolus, même si les gens pourront toujours consommer des ressources énergétiques pour répondre à leurs diverses demandes.

L’objectif plus modeste d’un découplage relatif – par lequel la consommation d’énergie fossile et les émissions de CO2 continuent d’augmenter, mais à un rythme plus lent que l’activité économique globale – n’est donc pas une solution. Les économies peuvent continuer à croître tout en faisant avancer un projet viable de stabilisation du climat, à condition que le processus de croissance soit absolument découplé de la consommation de combustibles fossiles.

Le découplage absolu est-il impossible à réaliser dans le contexte de la croissance économique? Jusqu’à présent, nous avons observé quelques preuves modestes – et j’insiste sur le fait que ces preuves sont modestes – d’un découplage absolu. Par exemple, entre 2000 et 2014, 21 pays, dont les Etats-Unis, l’Allemagne, le Royaume-Uni, l’Espagne et la Suède, ont tous réussi à découpler totalement la croissance du PIB des émissions de CO2, c’est-à-dire que le PIB de ces pays a augmenté au cours de cette période de 14 ans tandis que les émissions de CO2 ont diminué. C’est une évolution positive, mais ce n’est qu’un petit pas dans la bonne direction.

Pour parvenir à un découplage absolu beaucoup plus rapide, il faut bien sûr développer l’économie mondiale des énergies propres, et ce rapidement. C’est un projet réalisable. Selon mes propres estimations, il faut que l’économie mondiale consacre environ 2,5% du PIB mondial par an à des investissements dans l’efficacité énergétique et l’approvisionnement en énergies renouvelables propres, alors que l’économie mondiale croît à un taux moyen d’environ 3% par an d’ici à 2050.

L’Agence internationale pour les énergies renouvelables et l’Agence internationale de l’énergie ont récemment publié des études qui aboutissent à des résultats similaires pour l’économie mondiale. En ce qui concerne l’économie américaine, les économistes de l’énergie Jim Williams et Ryan Jones sont également parvenus à un résultat similaire, dans le cadre du projet Zero Carbon Action Plan.

A partir de ces éléments et d’autres preuves connexes, je conclus que le découplage absolu est certainement un projet réalisable, même s’il représente évidemment un énorme défi. Mais nous ne pouvons pas nous contenter d’en parler, pour ou contre. Nous devons réaliser les investissements nécessaires, à hauteur de 2,5% du PIB mondial par an environ, chaque année, jusqu’en 2050, pour construire l’économie mondiale des énergies propres. Si nous faisons cela, un découplage absolu se produira. Si nous ne faisons pas ces investissements, le découplage absolu devient bien sûr impossible.

Divers militants écologistes affirment également que le Green New Deal repose sur l’utilisation de ressources énergétiques massives, y compris l’utilisation extensive de l’industrie sidérurgique, afin d’effectuer la transition vers une économie propre, renouvelable et à émissions nettes nulles, et que ce qu’il faut vraiment, c’est une révolution verte dans les esprits, moyennant quoi le mode de vie à énergie zéro devient le but ultime. Ma question est la suivante: le Green New Deal peut-il fournir une énergie 100% propre?

Il existe plusieurs industries dans lesquelles l’énergie est consommée de manière intensive. Il s’agit notamment de l’acier, du ciment et du papier, ainsi que, évidemment, de toutes les formes de transport. Mais notez que ces industries sont à forte intensité énergétique. Elles ne sont pas nécessairement intensives en énergie fossile.

Si nous parvenons, grâce au Green New Deal, à accroître l’efficacité avec laquelle ces industries consomment de l’énergie et si nous fournissons également des quantités abondantes d’énergie renouvelable propre, alors les problèmes liés aux industries à forte intensité énergétique pourront être résolus. Il est vrai que certains secteurs spécifiques présenteront des défis plus difficiles à relever. Par exemple, certaines parties de la production d’acier reposent sur des fours qui fonctionnent à des températures très élevées. A ce jour, il est difficile d’atteindre ces températures élevées en recourant à l’électricité plutôt qu’en brûlant du charbon dans un four. Ce problème devra être résolu avec le temps. Une solution probable pourrait être de s’appuyer sur la technologie laser, qui permet d’atteindre les hautes températures requises à l’aide d’électricité, cette dernière étant à son tour produite à partir d’énergies renouvelables.

Un autre domaine plus difficile est celui de l’aviation à longue distance. A ce jour, nous ne pouvons pas compter sur des batteries électriques pour faire voler des avions à travers l’océan Atlantique, par exemple, comme nous le faisons pour conduire des voitures de New York à la Californie. Une solution probable consistera à alimenter les moteurs des avions avec de la bioénergie liquide à faibles émissions, comme l’éthanol produit à partir de déchets agricoles comme matière première. Les capacités de stockage des batteries sont également susceptibles de s’améliorer considérablement, car de plus en plus de personnes se concentrent sur la résolution de ce problème.

Rappelons que les coûts de production d’électricité à partir de panneaux solaires photovoltaïques ont chuté de plus de 80% au cours des neuf dernières années et que le département étatsunien de l’Energie prévoit lui-même de nouvelles baisses importantes au cours des cinq prochaines années. En outre, l’Agence internationale pour les énergies renouvelables a récemment indiqué que, pour la première fois, 62% de toutes les sources d’énergie renouvelables ont produit de l’énergie à des coûts inférieurs à ceux des sources d’énergie fossile les moins chères.

Tout cela me fait dire que le découplage absolu est un projet réalisable dans le cadre d’un Green New Deal mondial. Le Green New Deal, à son tour, est, à mon avis, le seul moyen par lequel la stabilisation du climat peut devenir pleinement cohérente avec l’expansion des opportunités de travail décent, l’augmentation du niveau de vie des masses populaires et la lutte contre la pauvreté dans toutes les régions du monde. (Entretien publié sur le site Truthout, le 3 juillet 2021; traduction rédaction A l’Encontre)

C.J. Polychroniou est un économiste qui a enseigné et travaillé dans de nombreuses universités et centres de recherche en Europe et aux Etats-Unis. Parmi ses publications on peut mentionner un ouvrage qui vient d’être publié: Climate Crisis and the Global Green New Deal: The Political Economy of Saving the Planet (avec Noam Chomsky et Robert Pollin comme auteurs principaux), Haymarket Books.

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