Débat. «Leur internationalisme et le nôtre»

Par Paul O’Connell

Alors que l’échéance du Brexit approche [formellement le 29 mars] et qu’aucun accord n’est en vue, nous apportons cette contribution du Dr Paul O’Connell [voir note à la fin de l’Article] sur la question délicate de l’internationalisme et de l’Etat-nation. Soutenant que l’Etat «n’a pas été transcendé, mais plutôt accentué pour mieux servir les intérêts du capital» il propose une vision de l’internationalisme socialiste qui commence par l’affirmation et la restauration de la démocratie et du pouvoir ouvrier au niveau national. (Réd.)

On entend souvent dire dans certains secteurs de la gauche européenne que même si l’Union européenne (UE) est imparfaite, il est important d’y rester et de la réformer pour faire avancer la cause de l’internationalisme. Cet argument s’accompagne généralement d’un rejet sommaire d’une notion caricaturale du «socialisme dans un seul pays» et d’affirmations non critiques sur le pouvoir du capital mondialisé.

Cet argument pose problème parce qu’il indique une compréhension fondamentalement erronée de la nature de l’internationalisme socialiste et se méprend sur ce qu’un engagement à l’égard de l’internationalisme exige de nous à l’époque du Brexit et des multiples crises de l’UE. C’est une lacune que nous ne pouvons pas nous permettre. Nous devons être clairs sur ce que signifie l’internationalisme de la classe ouvrière dans la conjoncture actuelle

Retour à l’essentiel

Ce sont les intérêts matériels communs des travailleurs et travailleuse qui sont au cœur de l’internationalisme socialiste. Ce point a été bien souligné, en 1909, par James Connolly [1868-fussillé en mai 1916 dans la prison Kilmainham de Dublin en Irlande, il s’agit d’un marxiste révolutionnaire et syndicaliste irlandais qui fut et reste une référence politique], lorsqu’il notait que tout comme les intérêts de la classe capitaliste sont internationaux, les travailleurs doivent eux aussi être «intéressés par toute révolte du Travail partout dans le monde». Ce point de vue clé a fourni la base et l’impulsion pour des siècles de solidarité entre les travailleurs et les travailleuses. Elle constitue également le point de départ des engagements socialistes en faveur de l’antifascisme, de l’antiracisme et de toutes les formes de politiques de libération. Et cet internationalisme reste au cœur de toute forme de socialisme digne de ce nom.

En effet, le document fondateur du mouvement socialiste international, le Manifeste communiste, se termine par l’appel vibrant à l’union des travailleurs de tous les pays. Depuis le début, le socialisme a donc été internationaliste dans son orientation en reconnaissant que les intérêts communs des travailleurs transcendent l’horizon étroit du nationalisme. Mais même dans le Manifeste, Marx et Engels ont apprécié la complexité de ce que cet internationalisme signifiait dans la pratique.

Un engagement de principe en faveur de l’internationalisme ne peut justifier l’abandon de luttes concrètes et locales dans la pratique. Comme l’ont expliqué Marx et Engels:

«La lutte du prolétariat est – non sur le fond, mais sur la forme – d’abord une lutte nationale. Le prolétariat de chaque pays doit d’abord régler les choses avec sa propre bourgeoise.»

Cette observation met en lumière un point crucial, mais souvent négligé, de la complexité de l’internationalisme socialiste. L’internationalisme de la classe ouvrière repose précisément sur la force des mouvements et organisations de la classe ouvrière au niveau national.

Cela peut sembler contre-intuitif, mais comme le rappelle l’observation pertinente de Cyril Lionel Robert James [1901-1989, originaire de la colonie britannique de La Trinité-et-Tobago, il est un des fondateurs de l’historiographie anti-coloniale et ant-impérialiste]: «l’internationalisme authentique doit être ancré sur la scène nationale». L’internationalisme de la classe ouvrière n’a donc rien à voir avec la construction de châteaux en Espagne, ni avec le montage d’un «internationalisme flottant», sans lien organique avec les classes populaires nationales. Il implique au contraire le renforcement du pouvoir et de la solidarité des collectivités, des mouvements et des organisations ouvrières aux niveaux local, national et international.

La conscience de classe du «frequent flyer»

Contrairement à un internationalisme qui met en avant les intérêts communs de la classe ouvrière, le projet européen représente et institutionnalise les intérêts du capital. Il constitutionnalise la libre circulation des capitaux et soumet ainsi les gouvernements et les Etats aux diktats du capital. Comme le note Claus Offe [1940, sociologue marxiste ayant produit une œuvre sigificative sur l’inégalité, «l’état social, l’état: le dernier ouvrage Europe Entrapped, Cambridge, Polity Press], la liberté que les traités de l’UE accordent au capital réduit considérablement le pouvoir et les droits des gouvernements nationaux démocratiquement élus et renforce le pouvoir du capital.

Alors que l’économie politique de l’UE consacre les intérêts transnationaux du capital, l’idéologie du cosmopolitisme libéral donne un vernis moral au projet. En brandissant le drapeau de la libre circulation des personnes (une liberté qui a toujours été partielle et soumise aux intérêts du capital) et en vantant les vertus d’une constellation post-nationale, cet internationalisme tronqué naturalise et valorise le projet européen et l’internationalisation du capital.

Mais cette réalité est très loin de l’internationalisme de la classe ouvrière. Elle reflète plutôt la conscience de classe du «frequent flyer», celle des secteurs des classes moyennes nationales de toute l’Europe qui sont les mieux placées pour tirer parti des possibilités de progrès matériel offertes par le projet européen.

Dans l’UE actuelle, malgré les allusions à la solidarité et à l’Europe sociale, les traités et l’économie politique d’une intégration inégale et combinée constitutionnalisent l’inégalité entre les États centraux et périphériques, ainsi qu’au sein des pays. Cette inégalité structurelle génère des ressentiments, notamment de la part des circonscriptions du noyau central, auxquelles on répète qu’elles renflouent leurs cousins prodigues du Sud, mais aussi de la part des masses dans les PI(I)GS [acronyme dépréciatif désignant: le Portugal, l’Espagne, l’Italie et la Grèce, puis l’Irlande, d’où les deux i ; et même la Grande-Bretagne, d’où un double G à la fin] qui voient leur niveau de vie être décimé au service du capital basé dans les pays centraux.

Cette forme d’intégration ne favorise pas – et ne peut pas susciter – la solidarité, mais entraîne au contraire des divisions et des rancœurs de toutes sortes. C’est pour cette raison qu’Asbjorn Wahl [chercheur norvégien, auteur de The Rise and Fall of the Welfare State, 2011 et conseiller des syndicats norvégiens sur le thème de l’état social] affirme que le projet de l’UE représente «la plus grande menace pour l’unité de l’Europe, non pas sur une base nationale, mais sur une base sociale». Le projet politique auquel les classes dirigeantes de l’Europe sont attachées sert avant tout les intérêts du capital. Les politiques sociales et économiques qu’elles mènent pour faire avancer ce projet déciment le niveau de vie des travailleurs et fournissent un terrain fertile pour l’appel de sirènes de la politique réactionnaire, nationaliste et nativiste.

C’est le projet européen lui-même qui sape et empêche fondamentalement la progression d’un véritable internationalisme. Face à l’aggravation des crises du capitalisme mondial, le rôle principal de l’UE est d’essayer de stabiliser et de restaurer le système dans l’intérêt du capital. L’UE telle qu’elle existe réellement ne peut pas être réformée de manière significative, et telle qu’elle est actuellement constituée, elle représente une menace pour la solidarité en Europe et au-delà. Elle constituerait une entrave pour tout gouvernement national de gauche qui chercherait à rompre avec la logique du capitalisme néolibéral. En tant que tel, l’internationalisme socialiste exige aujourd’hui une rupture fondamentale avec l’UE.

Le capitalisme global et l’Etat-nation

L’un des arguments centraux de gauche pour rester dans l’UE est l’acceptation sans critique du bobard libéral selon lequel les Etats nationaux ont été transcendés par le capitalisme mondial, et que ce n’est que dans un bloc transnational tel que l’UE, que les intérêts des travailleurs ou de la gauche politique peuvent être avancés. Cette idée reflète un malentendu fondamental sur la nature du capitalisme contemporain. En effet, bien que le capitalisme soit, et ait toujours été, international, il n’a jamais, en fait, transcendé le besoin d’États-nations.

Ellen Meiksins Wood [1942-2016, auteure, entre autres, de Liberty & Property: A Social History of Western Political Thought from Renaissance to Enlightenmen ; Empire of Capital] l’a bien souligné: malgré la rhétorique des mondialistes et des idéologues néolibéraux, «l’État est plus que jamais essentiel au capital, même, ou plus particulièrement, dans sa forme globale».

Cette vérité est évidente dans les retombées de la crise financière qui a commencé en 2008: après des décennies de rhétorique étatique, ce sont les États nationaux qui ont renfloué les banques et les institutions financières, ce sont les États nationaux qui ont mis et continuent de mettre en œuvre les politiques d’austérité qui transfèrent les coûts de ces renflouements aux travailleurs, et ce sont également eux qui répriment toute opposition à ces politiques, comme par exemple la répression violente du régime Macron contre les manifestations des Gilets Jaunes.

Certes, à l’ère du capitalisme mondialisé et dirigé par la finance, le rapport de forces entre les Etats nationaux démocratiquement responsables et le capital a changé de manière décisive en faveur du capital, mais cela a été le résultat de mesures politiques adoptées par les États et des blocs commerciaux régionaux comme l’UE. L’Etat n’a donc pas été transcendé, mais plutôt renforcé pour mieux servir les intérêts du capital, et l’UE a été un acteur central dans ce processus de transformation de l’État.

«L’Etat-nation reste le lieu où se déroulent les luttes décisives qui transforment le monde.»

Une tâche centrale des socialistes est donc d’être à l’avant-garde de l’affirmation et de la restauration du pouvoir des Etats-nations démocratiques par rapport au capital transnational. Car, comme l’a noté Samir Amin, l’Etat-nation «reste le [lieu] où se déroulent les luttes décisives qui transforment le monde».

Il va sans dire qu’il ne s’agit pas d’un repli sur le nationalisme bourgeois (dont il est de plus en plus évident qu’il est mieux servi par le projet tronqué d’intégration européenne), mais plutôt de comprendre le rôle central de la construction de l’internationalisme dans le seul lieu où il peut en poser les bases : la lutte des travailleurs au niveau national.

Asbjorn Wahl l’a bien fait remarquer: «La coordination de la résistance par-delà les frontières… nécessite des mouvements forts et actifs aux niveaux local et national. Il n’y a pas de lutte globale abstraite contre la crise et le néolibéralisme. Les luttes sociales ne s’internationalisent que lorsque les mouvements locaux et nationaux prennent conscience de la nécessité d’une coordination transfrontalière afin de renforcer la lutte contre les forces réactionnaires internationales à l’offensive et bien coordonnées qui s’y opposent. Mais la coordination internationale suppose qu’il y ait quelque chose à coordonner. En d’autres termes, l’organisation de la résistance et la construction des alliances nécessaires au niveau local constituent une première étape décisive.»

L’illusion que la gauche peut, par sa seule volonté, s’emparer des leviers du pouvoir au sein de l’UE et les utiliser pour transformer l’Europe en un espace plus social, repose sur une méconnaissance fondamentale de la nature de l’UE, mais aussi sur une méconnaissance de ce qui est nécessaire pour construire un véritable internationalisme. Rompre avec le système qui constitutionnalise et privilégie les intérêts du capital ne sonne pas le glas de l’internationalisme, mais peut au contraire donner l’élan nécessaire pour reconstruire un véritable internationalisme socialiste. L’Etat-nation n’a pas été balayé de la scène de l’histoire, c’est plutôt le principal lieu où les socialistes peuvent aujourd’hui lancer une contre-offensive contre l’internationalisme du capital.

Notre internationalisme actuel

Il existe une différence fondamentale entre le cosmopolitisme libéral tronqué de l’UE et la tradition de l’internationalisme socialiste. C’est une erreur fondamentale pour la gauche d’ignorer cette différence, ou de confondre les deux. Dans le contexte des crises actuelles du capitalisme, seul l’internationalisme de la classe ouvrière peut offrir des solutions réelles à la baisse des salaires réels et du niveau de vie, et à la montée de la droite.

Tenter d’atteler une politique antiraciste et en faveur des migrant·e·s pour défendre les institutions et les forces politiques qui sont au cœur des crises actuelles serait une impasse tactique pour la gauche et céderait un terrain crucial à la droite. Dans la conjoncture actuelle, les menaces posées par la montée de l’extrême droite et les crises actuelles du capital ne peuvent être affrontées que par la construction de nouvelles formes d’internationalisme, ancrées dans les luttes des travailleurs au niveau national. (Cet article a d’abord été publié sur le site Brexitblog-rosalux.eu; traduction A l’Encontre)

Paul O’Connell est professeur de droit à la School of Oriental and African Studies (SOAS) de l’Université de Londres depuis 2013. Il s’intéresse particulièrement à la mondialisation, au droit public, aux droits de la personne (notamment les droits socio-économiques) et aux mouvements sociaux. Il est rédacteur en chef du Legal Forum, un forum pour l’analyse marxiste du droit.

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