Turquie. «Une tentative d’épuration culturelle islamo-nationaliste»

Manifestation devant le tribunal, en octobre 2017, contre la répression des journalistes

Par Ahmet Insel

La Turquie vit depuis plus d’un an sous un régime d’état d’exception. Le coup d’Etat militaire du 15 juillet 2016 a échoué, probablement grâce aux fuites provenant du camp des putschistes ou d’autres sources. La nuit du 15 au 16 juillet, il y a eu quelques heurts sanglants entre les putschistes et les forces loyales au gouvernement, des bombardements et des manifestations pro-gouvernementaux qui ont coûté, au total, la vie à 249 personnes. Le putsch a échoué, probablement grâce au retrait, au dernier moment, d’une partie des officiers de cette funeste initiative. Après l’écrasement de la tentative de putsch, le pouvoir a mis rapidement en place un régime de contre coup d’Etat. Ce régime d’exception continue à sévir sans relâche depuis plus d’un an et restera probablement en vigueur jusqu’aux élections présidentielles et législatives prévues pour fin 2019.

Même si la dérive autoritaire du chef de l’Etat et de son parti (l’AKP, le Parti de justice et du développement, dont Tayyip Erdogan est redevenu le président en mai 2017), au pouvoir depuis 15 ans, s’est accélérée après la tentative de putsch, elle s’inscrit dans la continuité de l’autoritarisme propre à la République de Turquie. Elle est aussi facilitée par le caractère autoritaire des institutions léguées par les auteurs du coup d’Etat de 1980 et par les penchants autoritaires, xénophobes et violents qui travaillent profondément certaines parties de la société turque contemporaine. Le pouvoir total de Tayyip Erdogan s’est consolidé, ces dernières années, parce que les politiques autoritaires et conservatrices du gouvernement répondaient à des aspirations similaires dans la société.

C’est pourquoi l’autoritarisme régnant en Turquie est non seulement populiste, mais aussi en partie populaire et s’inscrit dans une guerre culturelle qui perdure depuis plus d’un siècle. Aujourd’hui, cet autoritarisme islamo-nationaliste essaye de reproduire son hégémonie en alimentant une haine des élites et des intellectuels, notamment des universitaires, des journalistes, des écrivains et des artistes laïcs, occidentalistes, démocrates ou tout simplement de gauche.

L’état d’urgence pour écraser l’opposition et la société civile

L’état d’urgence décrété 4 jours après la tentative de coup d’Etat a permis au pouvoir de suspendre l’Etat de droit et les libertés fondamentales bien au-delà de ce qui est justifié par le besoin de réprimer les putschistes et leurs soutiens. Comme l’a dit le président de la République lui-même quelques heures après l’échec de cette tentative visant à le renverser, le coup d’Etat s’est transformé en «une grâce de Dieu» pour le parti au pouvoir et plus particulièrement pour lui. Depuis son élection comme président de la République en août 2014, Tayyip Erdogan manifestait sa volonté d’instaurer un régime hyper-présidentiel, mais ne rencontrait pas une adhésion enthousiaste à son projet dans la société, ni même dans les rangs de son propre parti. Dans la foulée de l’état d’urgence, il a réussi le tour de force d’organiser un référendum pour faire modifier la constitution dans ce sens et a pu arracher une très faible majorité de «oui» pour un «système de gouvernement de la présidence de la République», selon l’expression inventée pour cette occasion.

Les irrégularités organisées lors du dépouillement des bulletins de vote le soir du référendum jettent un voile d’ombre sur ce résultat, mais Tayyip Erdogan est désormais chef d’Etat, chef du parti majoritaire, et dispose de tous les pouvoirs pour nommer les membres de la haute hiérarchie judiciaire. Le principe de la séparation des pouvoirs a de facto disparu avant même que n’entrent en vigueur les dispositions du régime hyper-présidentialiste en 2019. Pour celui qui détient dans ses mains tous les pouvoirs, le principe de leur séparation ne serait qu’un instrument de «l’oligarchie bureaucratique» destiné à entraver les actions des élus au service du peuple. Dans le discours de Tayyip Erdogan et de ses partisans dans les médias, on retrouve à peu près tous les thèmes des populismes contemporains, notamment l’affirmation de la relation directe entre le Chef élu et son peuple, le premier incarnant le second, et l’assimilation de toutes les institutions intermédiaires à des obstacles opposés à la mise en œuvre directe de la «volonté du peuple».

L’état d’urgence a permis au chef de l’État de réaliser une épuration massive et générale de la fonction publique, de poursuivre une vaste politique répressive contre la société civile en interdisant des associations, des fondations, des journaux, des radios et des télévisions, et de bâillonner l’opposition en faisant incarcérer des députés (12 en octobre 2017), des maires élus (plus de 80), des journalistes (plus de 150), des avocats (un peu moins de 500) et des militants des droits de l’homme. Quinze mois après le coup d’État avorté, le bilan de la répression est époustouflant : 123 000 fonctionnaires limogés, environ 90’000 personnes arrêtées dont 47’000 maintenues en détention, 17 universités et plus de 1000 écoles et cours préparatoires fermés, plus de 1000 associations et fondations dissoutes, etc.

L’épuration touche également des journaux, des revues, des chaînes de télévision et des radios, des maisons d’édition, des entreprises commerciales. Le patrimoine des personnes morales qui ont été interdites ou dissoutes est soit confisqué au profit du Trésor public et de la Direction des fondations, soit transféré à un organisme public spécialisé dans la liquidation des entreprises en difficulté. Le pouvoir justifie cette répression massive et tous azimuts au nom de la nécessité de lutter contre la «terreur». Ce mot englobe aujourd’hui les actions des organisations recourant effectivement à la violence extrême, mais aussi les manifestations totalement pacifiques qui contestent les politiques gouvernementales ou marquent de la défiance envers le chef de l’Etat. Toutes les personnes et les organisations visées par le déchaînement de cette violence épuratrice sont accusées d’être membres d’une organisation terroriste armée ou de travailler en lien avec une telle organisation.

Ahmet Insel

Trois groupes sont visés par ce vaste mouvement de purges, de limogeages et d’incarcération. Le plus nombreux comprend les personnes poursuivies comme membres ou sympathisants de «l’organisation terroriste de Fethullah (FETÖ)» c’est-à-dire de la confrérie Gülen. Non seulement les putschistes, mais tous ceux qui ont travaillé dans les universités, les écoles, les journaux, les télévisions, les fondations appartenant aux réseaux de cette puissante et secrète confrérie, proche alliée de l’AKP jusqu’en 2012, sont accusés d’intelligence avec cette «organisation terroriste». Actuellement ce groupe constitue la plus grande partie des personnes chassées de l’administration et/ou incarcérées depuis le 16 juillet 2016.

Le second groupe est composé de militants et d’élus des mouvements politiques kurdes. Les députés élus du parti HDP (le Parti démocratique des peuples), qui dispose du troisième groupe parlementaire, sont critiqués pour leur relation supposée avec le PKK, organisation engagée dans la lutte armée et qui est classée comme organisation terroriste par la Turquie, mais aussi par l’Union européenne et les Etats-Unis. Le gouvernement a dessaisi de leur mandat les maires élus d’environ trois quarts des 102 municipalités dirigées par le parti pro-kurde et a nommé à leur place des administrateurs qui sont presque tous des sous-préfets. La plupart des maires dessaisis sont incarcérés ainsi que des élus des conseils municipaux, des conseils généraux et des dirigeants locaux de ce parti. On retrouve aussi dans ce groupe un nombre important de journalistes et de salariés des organes de presse pro-kurdes, et des avocats et des étudiants proches de HDP.

Enfin le troisième groupe ciblé est constitué d’enseignants, de journalistes, de syndicalistes ou d’activistes appartenant à des organisations non gouvernementales. Ils sont tous accusés d’être membres d’une organisation terroriste armée ou de faire son apologie. Dans certains cas, on leur reproche même de relayer la propagande de «plusieurs organisations terroristes» [1]. Il suffit de dénoncer la violence des forces de l’ordre, les détentions abusives, les violations des droits de l’homme, les actions illicites de responsables politiques pour être accusé de diffuser la propagande des organisations terroristes. Des membres du syndicat des enseignants Egitim-Sen, des journalistes travaillant dans des quotidiens d’opposition comme Cumhuriyet, Birgün, Evrensel, Ozgür Gündem, des responsables des organisations humanitaires comme Amnesty International, Helsinki Citizen Assembly ou d’autres sont toujours incarcérés pour le même motif:«être en lien avec une (des) organisation(s) terroriste(s) sans en être membre». Un nombre important d’universitaires se retrouvent dans ce dernier groupe du fait de leur appartenance syndicale ou de leurs prises de position publiques critiques contre les graves violations des droits de l’homme commises par des forces de l’ordre turques.

L’état d’urgence permet au pouvoir de suspendre les règles de l’Etat de droit. Ainsi, les personnes placées en détention provisoire subissent de difficiles conditions d’incarcération et l’accès de leurs avocats aux dossiers d’instruction est indûment restreint. En s’appuyant sur une interprétation abusive de la notion d’état d’urgence, le gouvernement licencie les fonctionnaires «indésirables» par décret-loi, sans procès, sans motif public et sans possibilité de faire appel.

C’est dans ce cadre que 374 universitaires parmi les 1128 signataires de la pétition «Nous ne serons pas complices de ce crime», lancée en janvier 2016, ont été chassés de leur poste à partir de septembre 2016 et se sont vu saisir leur passeport. Sous l’état d’urgence, ces décisions administratives ne peuvent être contestées devant le tribunal administratif. Les procès individuels des signataires de cette pétition vont démarrer devant plusieurs cours d’assises à partir de décembre 2017, avec comme chef d’accusation «propagande au profit d’une organisation terroriste».

De l’autonomie limitée des universités à leur soumission totale

Profitant de cette possibilité de licencier sans contrainte dans l’administration publique et de restructurer les institutions par décret-loi, le gouvernement a entrepris un remodelage de fond en comble de l’Etat et au premier chef de l’enseignement supérieur. Une des dispositions prises par le gouvernement dans le cadre de l’état d’urgence a été de fermer définitivement la porte à la désignation des présidents d’université par élection, et de réaffirmer leur nomination directe par le chef de l’Etat.

Ce système de nomination avait été instauré par la junte militaire en 1982 pour «dépolitiser les universités». Au début des années 1990, grâce à la mobilisation du monde universitaire, le vote des enseignants-chercheurs pour préclasser les candidats à la présidence d’université avait été introduit. Ce système laissait néanmoins un large pouvoir discrétionnaire au président de la République, libre de nommer la personne de son choix dans la liste de préclassement. Malgré la mobilisation permanente des universitaires et les multiples promesses des partis d’opposition avant leur arrivée au pouvoir, un vrai système d’élection des présidents et des doyens n’a jamais pu être mis en place lors des trois dernières décennies.

De la même manière, le Conseil de l’enseignement supérieur, créé par la junte militaire en 1982 pour mettre les universités sous la tutelle d’un organisme dont les membres sont nommés par le président de la République, n’a jamais été aboli, tous les partis politiques, une fois arrivés au pouvoir, ayant oublié leur promesse d’accorder l’autonomie aux universités. Il faut aussi rappeler que le puissant Conseil National de Sécurité, qui avait le statut d’un gouvernement restreint à parité avec la hiérarchie militaire jusqu’au milieu des années 2000, avait systématiquement émis un avis opposé à l’accroissement de l’autonomie des universités en prétextant du risque que se développent des «influences réactionnaires islamistes, séparatistes et terroristes». L’autoritarisme est bien ancré dans les institutions turques, y compris dans les universités, et sa permanence depuis plus d’un siècle en Turquie explique aussi la facilité avec laquelle le pouvoir conservateur-nationaliste actuel arrive à imposer des mesures outrancièrement autoritaires sans rencontrer de difficultés ni de résistances massives.

L’autoritarisme de l’AKP s’est nettement accéléré après les événements de Gezi de juin 2013 [2] qui ont suscité une réelle inquiétude au sommet de l’Etat. Une protestation portant contre un projet de construction d’un hôtel et d’un centre commercial dans le parc Gezi, mitoyen de la place Taksim à Istanbul, s’est transformée durant plusieurs semaines en un mouvement de protestation générale contre les dérives autoritaires et conservatrices du pouvoir dans tous les départements de la Turquie, à l’exception d’un seul, Bayburt. Dans certains départements d’Anatolie centrale, ce genre de manifestation était une première dans l’histoire sociale locale. Cette diffusion de la contestation dans les coins reculés de la Turquie, avec une participation prépondérante des jeunes, s’explique en grande partie par la politique poursuivie par les gouvernements AKP successifs depuis le milieu des années 2000, visant à créer au moins une université par département [3]. A la suite des protestations de Gezi, le gouvernement a ressenti le besoin de resserrer les vis du monde universitaire et Tayyip Erdogan, Premier ministre à l’époque, a commencé à multiplier les procès contre des centaines d’étudiants et d’enseignants pour leurs messages sur les réseaux sociaux qu’il jugeait injurieux ou diffamatoires à son égard.

La rupture, devenue patente en décembre 2013, de l’étroite collaboration du gouvernement AKP avec la communauté Gülen, a aussi eu des conséquences sur la politique universitaire. Pendant une décennie, les gouvernements AKP avaient utilisé les cadres bien formés de la communauté Gülen pour prendre le contrôle des universités et réprimer, notamment dans les universités de province, les enseignants affichant leur sympathie pour des partis de gauche ou engagés dans les syndicats d’opposition. Dans un grand nombre d’universités de province, avec le soutien de la direction du Conseil de l’enseignement supérieur, des enseignants-chercheurs soutenus par la communauté Gülen avaient pris le contrôle des établissements à partir du milieu des années 2000. Le même processus avait permis à la communauté Gülen de prendre le contrôle du Centre de recherche scientifique de la Turquie (TÜBITAK), d’écarter les chercheurs considérés comme non loyaux, trop laïques ou de gauche, et de rediriger les financements des équipes de recherche vers des projets nationalistes-conservateurs. La rupture de cette étroite collaboration à partir de 2012-2013 a ouvert la voie, dans les établissements d’enseignement supérieur et de recherche, au remplacement de certains chercheurs par des membres proches d’autres confréries rivales et par des personnes proches du parti d’extrême-droite nationaliste MHP (Parti du mouvement nationaliste). Elle s’est transformée après le 15 juillet 2016 en une véritable chasse aux sorcières.

L’AKP avait perdu la majorité parlementaire lors des élections de juin 2015. Mais le président de la République a pu manœuvrer pour empêcher la formation d’un gouvernement de coalition et provoquer des élections anticipées qui ont eu lieu, en novembre de la même année, dans un contexte de violence et de répression aiguës. La déclaration «Nous ne serons pas complices de ce crime!», cosignée par 1128 universitaires et rendue publique le 11 janvier 2016, protestait contre ce climat de violence et notamment contre la sanglante répression qui sévit, dans les provinces de l’est, contre les tentatives d’insurrection urbaine attribuées au PKK. La pétition a été accueillie par une riposte verbale extrêmement violente de la part du gouvernement et des médias pro-gouvernementaux. Ses signataires sont directement visés par le président de la République, qui les accuse d’être des «traîtres à la nation», les «acteurs d’une terreur académique», et les qualifie «d’intellectuels de pacotille». Par solidarité avec leurs collègues attaqués, 1000 universitaires supplémentaires signent la pétition. Une enquête est ouverte contre les signataires pour propagande terroriste. Plusieurs universitaires sont arrêtés, 4 d’entre eux détenus quelques semaines, et une vague de suspensions et de licenciements s’ensuit à l’initiative des plusieurs présidents d’université. Les dispositions exceptionnelles de l’état d’urgence décrété à la suite de la tentative de coup d’Etat de juillet 2016 vont accélérer ce mouvement de purge. Selon le recensement de l’association des Académiciens pour la paix, qui était à l’origine de cette pétition, 380 signataires ont été limogés par décret-loi et 76 licenciés par les présidents d’universités. Vingt-cinq signataires ont dû démissionner et 21 autres ont été contraints de partir en retraite. Par ailleurs, des enquêtes disciplinaires sont ouvertes contre 550 universitaires. En octobre 2017, des convocations individuelles à comparaître pour «crime de propagande terroriste» ont été envoyées par plusieurs cours d’assises d’Istanbul à un premier groupe de signataires. Voulant éviter la publicité d’un procès regroupant plus de 1000 personnes, le pouvoir semble avoir choisi de poursuivre individuellement chaque signataire de la pétition.

La réislamisation de l’espace public et de l’enseignement

Avant même les grandes purges du contre coup d’Etat, le gouvernement AKP avait commencé à réprimer les activités de la communauté Gülen, notamment les écoles, les cours préparatoires et les universités appartenant aux réseaux contrôlés par cette confrérie. Le 9 juin 2016, le Conseil de l’Enseignement supérieur avait dessaisi le conseil d’administration de la fondation à laquelle appartient l’université-phare de la confrérie, l’université Fatih, et avait nommé des administrateurs judiciaires. Après le coup d’Etat raté du 15 juillet, dans le cadre des dispositions de l’état d’urgence, 15 universités appartenant à des fondations de la confrérie sont fermées et 2800 enseignants perdent leur emploi. Les étudiants de ces universités (65 000 au total) sont inscrits d’office dans d’autres établissements. Les purges amorcées le 1er septembre 2016 ont touché, jusqu’en en automne 2017, 5247 enseignants-chercheurs dans 117 universités. Allocataires de recherche, maître de conférences, professeurs et personnel administratif, au total, 8400 personnes travaillant dans les universités ont perdu leur emploi par décret-loi, par le non-renouvellement de leur contrat ou par la fermeture de leur établissement.

Par ailleurs, le statut des 15’000 doctorants-allocataires de recherche est devenu précaire [4]. Enfin, par un décret-loi promulgué le 25 juillet 2017, le gouvernement a interdit aux universitaires d’Istanbul, d’Ankara et d’Izmir dont le limogeage aurait été annulé par la commission de recours de reprendre leur poste d’origine, ou d’exercer dans les autres établissements universitaires de ces 3 villes. Comme pour tous les fonctionnaires limogés, le passeport des enseignants renvoyés est saisi par simple décision administrative et leurs droits sociaux sont gelés. L’inscription du motif de leur limogeage dans leur fiche de sécurité sociale rend leur recrutement impossible dans la fonction publique et bien difficile dans le secteur privé.

En novembre 2017, à la veille de l’ouverture des procès contre les signataires de la pétition pour la paix, un député du parti au pouvoir faisait monter les enchères ouvertes par son chef en déclarant au parlement que «dans aucun pays on ne se contenterait d’ncarcérer l’universitaire, le politique, le journaliste qui a signé une telle pétition, on ne lui reconnaîtrait pas le droit à la vie.»

La très grande majorité des victimes de ces limogeages sont soupçonnées d’être en liaison avec la confrérie Gülen et une partie d’entre eux sont incarcérés sous l’accusation de «participation à la tentative du coup d’Etat et d’appartenance à l’organisation terroriste FETÖ». Un deuxième ensemble de personnes ciblées par ces limogeages est composé d’universitaires que le président de leur université souhaite éloigner pour des raisons politiques, syndicales, voire personnelles. Enfin un troisième groupe comprend les universitaires signataires de la pétition dite des Académiciens pour la paix. Dans certaines universités, le nombre d’enseignants limogés représente plus de 10 % des effectifs. Comme tous les fonctionnaires radiés de la fonction publique ou suspendus, tant que l’état d’urgence est en vigueur, les enseignants limogés n’ont pas le droit de saisir le tribunal administratif pour contester ces décisions. La Cour constitutionnelle turque ainsi que la Cour européenne des droits de l’homme refusent aussi d’accepter leur dossier tant que la commission de recours ad hoc ne s’est pas prononcée sur leur cas. Onze mois après sa création, en novembre 2017, cette commission n’avait encore rendu aucun verdict.

Le gouvernement profite aussi de l’état d’urgence pour accélérer sa politique conservatrice dans l’enseignement. L’extension du projet de réislamisation de l’espace public et de l’enseignement s’est d’abord traduite, à partir de 2012, par l’imposition de lieux de prière dans tous les établissements universitaires à la demande (souvent téléguidée) des étudiants. Elle s’est poursuivie par la multiplication d’activités culturelles à caractère religieux dans l’université. Le gouvernement se livre bien plus ouvertement désormais au remodelage islamo-nationaliste de l’enseignement secondaire et supérieur. Cette reprise en main conservatrice a été accompagnée par la répression de toutes les manifestations de sympathie ou de soutien au parti pro-kurde HDP et par l’abandon progressif des activités visant l’intégration à l’Union européenne au sein des établissements d’enseignement supérieur.

Le fait n’est pas totalement nouveau. Les arrestations massives visant le mouvement politique kurde en 2011 avaient aussi touché des universitaires et des étudiants. Certaines enquêtes avaient été diligentées contre des étudiants et des enseignants sous prétexte de leur participation aux manifestations de Gezi. Dans leur prolongement, les mesures répressives mises en œuvre dans le cadre de l’état d’urgence ont totalement détruit ce qui restait en Turquie des libertés académiques.

Cette répression massive contre le monde universitaire fait partie de la politique de répression tous azimuts des journalistes, des militants des droits de l’homme, des élus, des syndicalistes, des avocats. Elle est organisée par le pouvoir politique, mais appliquée par les dirigeants universitaires parfois au-delà des souhaits du pouvoir. La symbiose entre l’autoritarisme d’un régime qui prend de plus en plus une tournure autocratique, et l’autoritarisme «par le bas» que pratiquent les institutions depuis des décennies, explique la facilité avec laquelle le pouvoir réussit à poursuivre sa politique d’épuration, notamment dans le monde universitaire.

Les pratiques autoritaires traditionnelles ayant créé un terrain favorable pour la domination de l’arbitraire, celle-ci se déploie d’une manière diffuse dès lors que l’arbitraire du pouvoir l’autorise ou en fournit le prétexte. La répression qui s’abat sur le monde universitaire est en grande partie organisée et dirigée par des dirigeants universitaires proches du pouvoir, mais aussi par ceux qui agissent par peur ou par opportunisme. D’ailleurs ce ne sont pas seulement les enseignants qui sont visés par cette répression, mais, bien plus, les étudiants. A la fin de l’année 2016, selon les données du ministère de la Justice — mais ces données semblent présenter des incohérences [5] — 36’033 élèves et étudiants détenus ou condamnés étaient incarcérés en Turquie, soit 18 % du total des prisonniers [6].

Conclusion

La Turquie connaît depuis plus d’un siècle une guerre culturelle permanente entre les modernisateurs occidentalistes et les conservateurs islamistes, alors même que les deux camps partagent en grande partie la même idéologie nationaliste et les mêmes réflexes autoritaires. L’un des enjeux majeurs de cette guerre est le contrôle de l’enseignement en particulier et du monde culturel en général. L’urbanisation rapide de la société turque dans le dernier quart du XXe siècle a engendré de nouveaux conflits sociaux, mais elle a aussi créé un terrain plus favorable pour l’expression des aspirations démocratiques. La lutte pour l’hégémonie culturelle est devenue plus exacerbée.

Ayant pris le contrôle total de l’État après 15 années de pouvoir gouvernemental sans partage, l’équipe dirigeante de l’AKP exprime et alimente aujourd’hui un ressentiment haineux envers les intellectuels, les artistes, les journalistes, les étudiants et les figures de la société civile engagées pour la défense des droits de l’homme et des libertés fondamentales.

Dans sa fuite en avant autoritaire, la coalition des islamistes et des nationalistes radicaux s’en prend à tous ceux qui revendiquent la solution pacifique du conflit kurde, qui dénoncent les pratiques assimilables à une terreur d’Etat et qui expriment leur souhait de voir la Turquie retrouver le sentier de démocratisation pour bâtir une société pluriculturelle respectueuse des différences de chacun sur la base d’une égalité citoyenne. Le président de la République, qui est le chef d’orchestre de cette politique de mise au ban, affirmait, le 28 mai 2017 à Istanbul, qu’en Turquie: «des gens, des groupes étrangers à la culture et à l’histoire de leur pays et de leur nation continuent à occuper des postes d’influence dans plusieurs domaines, en droit, dans les sciences et technologies, dans les médias et le cinéma, malgré 14 années de pouvoir d l’AKP.»

On entend bien la rage alimentée par un sentiment d’échec dans ces propos. La répression qui sévit en Turquie aujourd’hui n’est pas uniquement un nouvel épisode du Kulturkampf mené par le pouvoir et qui prend la forme d’une tentative d’épuration culturelle islamo-nationaliste. Elle manifeste aussi l’échec patent de l’AKP dans sa lutte pour l’hégémonie intellectuelle. (Contribution publiée dans la Vie des idées, 22 décembre 2017, ISSN : 2105-3030)

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Ahmet Insel est né en 1955 à Istanbul. Docteur en économie de l’Université Paris1. Professeur en retraite de l’Université Galatasaray. Actuellement directeur éditorial des éditions Iletisim à Istanbul et chroniqueur dans le quotidien Cumhuriyet. Dernier ouvrage paru: La nouvelle Turquie d’Erdogan. Du rêve démocratique à la dérive autoritaire, La Découverte, 2017.

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[1] Le lendemain de l’attentat meurtrier de la gare d’Ankara en octobre 2015, Tayyip Erdogan a attribué la responsabilité de l’attaque à plusieurs organisations terroristes et inventé le concept de « cocktail de terreur ». Les arrestations qui ont eu lieu par la suite ont bien révélé que les organisateurs de cet attentat-suicide étaient tous membres de l’organisation État islamique.

[2] Voir Vincent Duclert, Occupy Gezi, un récit de résistance à Istanbul, Demopolis, 2014.

[3] Il y avait 193 universités publiques ou privées en Turquie en 2015, contre 70 en 2003.

[4] Cumhuriyet, 11 août 2017.

[5] Selon l’association de la société civile sur le système carcéral (CISST), il y a une grande différence entre les données fournies par le ministère et le rapport annuel du même ministère sur le nombre d’élèves et d’étudiants incarcérés. En attendant l’éclaircissement de cette confusion, l’association conseille d’éviter de tirer des conclusions hâtives.

[6] En mai 2013, il n’y avait que 2 277 élèves et étudiants dans les prisons turques, selon le recensement du ministère de la Justice. Ces chiffres ne comprennent pas 33,00 détenus et condamnés inscrits dans les cours par correspondance à la même date, Birgün, 11 septembre 2017.

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