Venezuela

Les «nationalisations» de Chavez

Milton D'Leon *

Nous publions ci-dessous un article qui exprime des critiques, souvent précises, face au «processus bolivarien» et cela à partir d’une pratique militante au Venezuela. Toutefois, il nous paraît important de souligner  quelques points qui, selon nous, devraient être pris en compte. Nos remarques ne visent pas cet article, mais diverses prises de position qui se manifestent au sein de certains courants politiques de la «gauche radicale» en Amérique latine.

Tout d’abord, le processus en cours au Venezuela s’inscrit, de fait, dans la dynamique politique complexe de tout un continent; une dynamique qui ne peut être assimilée simplement à une «montée des masses populaires». Une telle appréciation unilatérale serait une erreur profonde.

L’offensive du Capital international et de ses représentants ainsi que celle l’impérialisme étatsunien se manifestent sous diverses formes: que ce soit en Colombie, au Mexique avec des gouvernements ouvertement réactionnaires et répressifs ou sous la forme de gouvernements «progressistes» – du moins tels qu’ils sont présentés en Europe – tels que ceux de Lula au Brésil, de Tabaré Vasquez en Uruguay ou de Cristina Fernandez de Kirchner en Argentine. A cela s’ajoute la «nouvelle politique» de l’administration Obama dans le cadre de l’OEA, instrument de la présence impérialiste dans l’Amérique, depuis la frontière avec le Mexique jusqu’à la Terre de Feu.

C’est précisément dans ce cadre qu’il faut situer le processus socio-économique et politique en cours au Venezuela: la «révolution bolivarienne». Sans cela, le risque est grand de se placer politiquement en dehors des affrontements réels d’ensemble en cours.

Le Venezuela de Chavez est un «obstacle» que l’impérialisme étatsunien voudrait bien voir renversé. C’est un fait d’évidence. Ne pas saisir ce point élémentaire donne à des critiques, souvent justifiées sur un point ou un autre, la tournure d’une approche politique qui s’extrait des conflits de classes et des affrontements politico-institutionnels dans le continent.

En outre, le gouvernement de Chavez et les masses populaires qui le soutiennent ont chamboulé complètement la scène politique dominée par les forces bourgeoises, représentées depuis 40 ans par l’Action démocratique («social-démocrate»), la COPEI («social-chrétien») et l’Union Républicaine. A la sortie de la dictature militaire de Marcos Pérez Jiménez, les représentants de ces forces, réunis dans la propriété (la quinta Punto Fijo) de Rafael Caldera, dirigeant de la COPEI, ont défini les règles d’un accord devant leur assurer, sur le long terme, le pouvoir et l’usage de la rente pétrolière (c’est le célèbre Pacte de Punto Fijo de 1958).

Or, un dur conflit se développe, depuis des années, sur le terrain politique. En effet, le «système de Punto Fijo» a été mis en pièces par «la révolution bolivarienne», ce qui affaiblit fortement la bourgeoisie. Cela qui ne signifie pas que cette dernière ne cherche pas, sans cesse, à se recomposer au plan politique, avec le soutien des Etats-Unis. On ne peut ignorer ou sous-estimer ce conflit politique et de classes, au nom de critiques légitimes face à la forme caudilliste de gestion politique de Chavez.

On ne peut que partager les réflexions critiques qui soulignent l’actualité de thèmes tels que: celui du rôle et du fonctionnement verticaliste du PSUV (Parti socialiste unifié du Venezuela), un parti très lié à l’appareil d’Etat et à la famille Chavez; celui de la position et surtout de l’indépendance du mouvement syndical (UNT- Union nationale des travailleurs); celui de la place «accordée» à l’intervention directe et effective des travailleurs et travailleuses dans les entreprises de production et de distribution; celui du contrôle populaire sur les décisions politiques marquées par un fort verticalisme encourageant la «délégation à l’Etat», qui, lui, tend à s’affirmer comme la «grande machine» qui va «résoudre tous les problèmes», sous la «surveillance» de Chavez; celui de cette délégation à l’Etat qui aboutit à accroître la combinaison de passivité populaire relative et de poids acquis par une micro-bureaucratie qui fleurit.

Certes de tels processus de «prise en mains» de leurs affaires par les couches populaires nécessitent du temps: une transition précisément. Toutefois, les difficultés à concrétiser un tel processus dans une formation sociale comme celle du Venezuela ne doivent pas servir à nier l’importance d’opter pour une telle direction, pour une telle voie à emprunter, pour un tel parcours à poursuivre.

Cet Etat devient aussi le lieu de la production d’une bourgeoisie qualifiée, correctement, de boli-bourgeoise, marquée par tous les traits de la corruption, en particulier ceux propres aux économies rentières (pétrole).

L’Etat peut servir, dans de tels processus «révolutionnaires», à la fois, de médiation utile à la mobilisation populaire, ouvrière et paysanne et d’instrument permettant la recomposition d’une néo-bourgeoisie qui, demain, pourrait effectuer – selon la conjoncture – des alliances, plus organiques, avec «l’ancienne bourgeoisie» et des secteurs de l’armée. Cette dualité contradictoire de la forme Etat n’est pas nouvelle dans un processus de changements dynamiques qui traversent une société.

La priorité doit donc être donnée – dans une transition qui, chaque fois, est spécifique, ce qu’indique toute l’histoire concrète des «processus révolutionnaires» – au rôle direct des «masses laborieuses». Un rôle qui, pour être amplifié, a besoin de divers soutiens d’ordre: matériel, sanitaire, éducatif, technique, y compris militaire.

Par exemple, les habitants des quartiers urbains pauvres envoyés dans la campagne pour occuper des terres, mais qui ne disposent pas de savoir-faire en  termes d’agriculture, doivent recevoir un appui technico-matériel et une formation, afin de pouvoir produire. Le statut de coopératives assistées par l’Etat, mais improductives, n’est pas exactement la traduction d’une réforme agraire effective devant assurer la «souveraineté alimentaire» et la diminution des importations de biens alimentaires qui sont énormes au Venezuela !

Le contrôle ouvrier des entreprises nationalisées est aussi décisif, ne serait-ce que pour établir les éléments possibles d’une négociation avec les propriétaires expropriés. Une négociation peut même impliquer, selon nous, une certaine indemnisation, si cette dernière permet de s’assurer la domination d’une technologie et l’assurance de transferts de biens intermédiaires, durant une période.

Mais ce «paiement» (sa forme et son volume, comme ses contreparties) – effectué pour assurer la production qui, parfois, devra être réorientée – doit être effectué sous le contrôle effectif des salariés. Ces derniers connaissent le processus de production et la situation de l’entreprise, son degré de dépendance technique, ses débouchés, etc. Leur intervention directe et indépendante doit être un élément indiscutable d’une négociation; de plus, cette dernière peut donner lieu à un vaste débat public, ce qui est un facteur éducatif de masse sur le contenu et le pourquoi du «contrôle ouvrier et populaire», avec les prolongements politiques qu’il implique.

Cela d’autant plus dans une période de crise économique mondialisée qui frappe l’ensemble des économies, certes à des degrés divers, et met la question des «nationalisations» (fictives, comme en Allemagne ou aux Etats-Unis) à l’ordre du jour. Il y a dans cette intervention des travailleurs une double dimension: une remise en question des rapports de production (expropriation vers la socialisation) et un renversement des rapports de domination lié à division sociale du travail comme au pouvoir lié à l’Etat bourgeois.

Un processus de l’importance de celui qui se déroule au Venezuela – et qui ne se limite pas aux discours et décisions de Chavez – impose soutien et réflexions critiques (au sens de volonté de comprendre au mieux), faites sans arrogance. (cau)

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Le 21 mai 2009, sur la chaîne nationale, le président vénézuélien Hugo Chavez a ordonné que plusieurs entreprises du secteur de production de fer et de l’acier (à l’ouest du pays) – Matesi, Comsigua, Orinoco Iron, Venprecar, Tavsa (tubes d’acier pour le secteur pétrolier) soient nationalisées. Il a également ordonné depuis Ciudad Guayana (ville de l’Etat de Bolivar), la nationalisation de Ceramicas Carabobo, qui produit des briques réfractaires (des briquettes de minerai de fer ou des plaques de fer) pour les industries de base.

Comme on pouvait s'y attendre, le secteur patronal local ainsi que les Chambres patronales d'Argentine (diverses firmes dont des actionnaires argentins) ont protesté devant ces «attaques de Chavez contre la propriété privée», alors que des travailleurs de certaines des entreprises, engagés depuis des mois dans un processus de lutte, ont considéré ce développement comme une victoire.

Avec ces mesures, Chavez étend son contrôle à toute la chaîne de production ferro-sidérurgique du pays. En même temps il vise à endiguer la forte combativité ouvrière et la crise syndicale qui sévit depuis des mois dans cette région industrielle.

L'achat de «souveraineté nationale»

Certaines de ces entreprises, comme Sidor, sont de taille moyenne et ne concernent pas un nombre élevé de travailleurs. Mais d'autres, à l’échelle de l’industrie du Venezuela, comme l'entreprise Orinoco Iron avec plus de 700 travailleurs, Comsigua (Complejo Siderurgico Guayana - CVG) avec 250, Matesi (Materiales Siderurgicos) avec 130, Tavsa (Tubos de Acero de Venezuela) avec 364, Venprecar (Venezolana de Prerreducidos Caroni) avec 232 et Ceramicas Carabobo avec quelque 200, emploient ensemble presque 2000 travailleurs directs (donc sans compter les sous-traitants) qui entreront dans la sphère de l'Etat.

D'ailleurs, certaines de ces entreprises sont contrôlées par le capital étranger. Ainsi Matesi est contrôlée par Ternium (Groupe Techint, argentin) à hauteur de 50,2% du capital et par Sidor pour 49,2%; Tavsa est contrôlé à hauteur de 70% de son capital par Techint (70%) et de  30% par CVG); Consigua est en mains de la transnationale japonaise Kobe Steel pour environ 60%, et le reste est réparti entre Techint, Fmo et Maruben; Orinoco Iron et Venprecar, filiales de de Sivense (avec des actions du groupe austalien-britannique BHP Billiton et des capitaux locaux), alors que Ceramicas Carabobo appartient aux «capitalistes locaux» Boulton, Grupo Cisneros et Banco Mercantil.

Ces mesures annoncées s'ajoutent à celles prises, il y a quelques mois, comme l'acquisition d'une des usines d'aliments de Cargill (une des principales firmes mondiales du secteur agroalimentaire, ayant son siège se trouve à Minneapolis, présente dans 67 pays et avec 160'000 salarié·e·s). Il faut y ajouter, il  y a un mois, la prise de contrôle par PDVSA (Petroleos de Venezuela SA) de 76 entreprises moyennes du secteur des hydrocarbures (en majorité à capitaux locaux et opérant sur le lac de Maracaibo) ainsi que l'annonce récente de l'achat de Banco de Venezuela.

Très vite, Chavez a déclaré que toutes ces firmes seraient dûment indemnisées, comme il l'avait déjà fait pour les transnationales (associées à 40%) dans la Faja del Orinoco, pour l'achat au «prix du marché» de Cantv (télécommunications), Elencar (électricité) et pour les cimenteries des transnationales Holcim (Suisse - qui a reçu une indemnisation se situant entre 570 et 600 millions de dollars, ce qui est une bonne affaire pour une entreprise qui ne faisait pas 1% du chiffre d’affaires de la firme de Thomas Schmidheiny) et Lafargue (France), ainsi que le paiement récemment de 1970 millions de dollars pour l'achat de Sidor (le groupe argentin a reçu cette somme de 1,9 milliards de dollars, ce qui dans cette période de crise de la sidérurgie tombait bien).