Etats-Unis

Un réaliste radical. A propos des approches de la politique internationale des Etats-Unis

Peter Gowan *

L’époque de la longue défaite au Vietnam a produit aux Etats-Unis un âge brillant de la littérature savante sur la nature et les racines de la politique étrangère de Washington. Aujourd’hui, les impasses de l’assaut que mène l’administration Bush à l’intérieur du monde islamique suscitent une seconde vague d’études érudites à propos des mêmes questions. Le nouveau livre de Christopher Layne, The Peace of Illusions (La paix des illusions) [1], signale remarquablement le renouvellement de cette recherche intellectuelle des racines de la «grande stratégie» des Etats-Unis.

À première vue, la floraison de ces études dans les années 1960-1970 et cette renaissance actuelle ne pourraient guère paraître plus différentes l’une de l’autre. Les analyses les plus percutantes de l’époque de la guerre du Vietnam émanaient de la gauche et souvent de la tradition marxiste: des travaux comme Tragedy of American Diplomacy de William Appleman Williams [2] ou Politics of War de Gabriel Kolko [3]. A l’époque, le travail de Kolko fut marginalisé et Williams étiqueté quasi-communiste et calomnié. Et pourtant, ils ont exercé une profonde influence sur l’historiographie subséquente de la politique étrangère des Etats-Unis, surtout Williams. Même le directeur de Diplomatic History,  une revue plutôt conformiste, a écrit que la conception explicative de la politique étrangère des Etats-Unis de Williams et de l’école qu’il a inspirée «représente peut-être la contribution la plus créative pour notre domaine d’étude durant le siècle écoulé et la seule qui construise une grande narration de l’histoire diplomatique des Etats-Unis».

Par contre, aujourd’hui, les travaux les plus intéressants  se rattachent à la tradition de la théorie des relations internationales dite réaliste, associée étroitement pour ce qui est de l’Europe en tout cas, et malgré les travaux de E.H.Carr, à la politique de puissance de l’entre-deux-guerres. Les pères fondateurs de l’école réaliste aux Etats-Unis après 1945, des hommes comme George Kennan [4] et Hans Morgenthau [5], se rattachaient directement aux traditions plus anciennes de la réflexion réaliste de la droite européenne, qu’elle formulait par des mots clés comme Machtpolitik, Weltpolitik ou encore Geopolitik. Morgenthau reconnaissait ouvertement sa dette envers Carl Schmitt [6], tandis que Kennan s’était nourri des traditions d’un conservatisme allemand qu’il admirait beaucoup. Mais dans les universités des Etats-Unis, l’évolution de l’école réaliste a été différente. Bien qu’on y introduise tous les étudiants en relations internationales à «un grand débat» entre «réalisme» et «libéralisme» dans la politique étrangère effective des Etats-Unis les réalistes ont eu tendance à devenir plus critiques alors que le soi-disant camp libéral a été largement approprié par des impérialistes agressifs.

Le Vietnam, l’implosion du «bloc soviétique» et le discours réaliste

En fait, la configuration actuelle du discours réaliste a été façonnée de manière décisive à l’époque de la guerre du Vietnam: la première génération des réalistes aux Etats-Unis, tout conservateurs qu’ils étaient, se sont dans l’ensemble opposés à la guerre du Vietnam parce qu’elle leur paraissait une diversion par rapport à une démarche précisément ciblée de défense des intérêts vitaux de sécurité  des Etats-Unis. La génération suivante a repris à partir de là pour argumenter que la tâche d’une grande stratégie des Etats-Unis était d’assurer la sécurité territoriale de l’Etat américain et de son peuple.

Dans cette perspective, il suffit de jeter un coup d’œil à une carte de géographie pour voir que durant le siècle écoulé les Etats-Unis ont eu vraiment peu, voire aucun, problème de sécurité sérieux: aucun défi de pouvoir du tout de la part de leur hémisphère occidental et aucune menace territoriale directe d’aucun autre Etat. L’acuité critique des travaux de l’école réaliste a été aiguisée par la réaction des Etats-Unis à l’effondrement du bloc soviétique. Alors que beaucoup avaient vu l’expansion des Etats-Unis en Eurasie comme une stratégie classique de contre-hégémonie qui avait été nécessaire pour contrer le défi lancé par l’Union soviétique, le réalisme traditionnel ne réussissait pas à expliquer pourquoi l’effondrement soviétique n’avait pas conduit à un redimensionnement à la baisse de la puissance des Etats-Unis. Beaucoup de réalistes pouvaient encore moins approuver l’expansionnisme mis en route par les Defence Policy Guidelines de George Bush père, que les administrations Clinton et Bush fils allaient encore accentuer beaucoup plus.

En conséquence, un groupe significatif de ces réalistes critiques a aujourd’hui radicalisé leur analyse. Mais à la différence des contestataires intellectuels de l’époque du Vietnam, les principaux opposants à l’orthodoxie sont aujourd’hui des figures de l’establishment, originaires des départements de relations internationales des universités d’élite: Stephen Walt de Harvard, John Mearsheimer de Chicago et Barry Posen du MIT. Un ouvrage paradigmatique de ce basculement est celui écrit par un général à quatre étoiles, American Empire de Andrew Bacevich [7]. Ce dernier rejette le consensus réaliste traditionnel qui voyait la politique de Guerre froide des Etats-Unis comme une réaction à la puissance soviétique et l’exercice d’une politique d’équilibre de la puissance. Au contraire, Bacevich reprit la perspective d’analyse restée associée aux travaux d’érudits comme Williams, qui interprétaient l’expansion durant les années 1940 des Etats-Unis en Eurasie comme une offensive visant à une hégémonie globale et un empire mondial. Walt et Mearsheimer comptent parmi les critiques les plus incisifs des aventures sanglantes de l’actuelle administration Bush au Moyen-Orient: selon eux, c’est le pouvoir du lobby israélien aux Etats-Unis qui a détourné la politique étrangère de Washington d’un cours plus rationnel.

The Peace of Illusions de Christopher Layne est une importante contribution à cette nouvelle tendance. Layne lui-même est un jeune chercheur de la Bush School of Government au Texas. C’est un libertaire de droite non-conformiste et occasionnel électeur républicain qui a des liens avec le Cato Institute, un fameux institut d’études pour le libre marché. Il est l’auteur, souvent en collaboration avec Benjamin Schwarz de la revue Atlantic Monthly, d’une série d’articles plaidant avec véhémence pour un retrait des Etats-Unis afin de revenir à une politique d’ «équilibre outre-mer» [8] et critiquant le cosmopolitisme libéral [”Kant or Cant”/ Kant ou l’hypocrisie ; un jeu de mot intraduisible en français ayant trait à l’invocation, très à la mode, du philosophe du 18e siècle, NdT].

Nous allons voir que les conclusions du livre de Layne vont bien au-delà des paramètres conventionnels du réalisme américain. Il est néanmoins profondément enraciné dans le langage et les concepts de cette tradition. Layne prend très au sérieux la tradition de cette école de pensée et attend de ses lecteurs qu’ils en fassent autant. Certains pourront trouver éreintante la visite guidée dans laquelle il les entraîne à travers tous les tours et détours des débats au sein de cette école durant le dernier quart de siècle. Et pourtant, le lecteur qui aura eu la persévérance, après deux cents pages de texte, de le suivre à travers quatre-vingts excellentes pages de notes, aura reçu une bonne éducation au sujet de l’évolution de ce mouvement large et influent de réflexion sur la politique internationale. Emballés dans un jargon qui parle de néo-réalisme contre réalisme néo-classique, de réalisme offensif et de réalisme défensif, de grandes stratégies anti-hégémoniques et d’hégémonie extra-régionale, on trouve des débats hautement significatifs à propos de vrais problèmes du monde réel.

Layne consacre son livre à sauver le réalisme non seulement de l’assaut culturel qu’il a subi dans les années 1990 de la part du libéralisme cosmopolite et du néo-conservatisme, mais également des contradictions intellectuelles de la formulation prédominante qu’il avait depuis les années 1970, à savoir le «néo-réalisme» de Kenneth Waltz. Celui-ci écrivait quand la théorie des systèmes était la dernière mode. Waltz expliquait la dynamique de la politique internationale en accordant la priorité causale à la logique du système des relations entre Etats. Selon lui, ce système est organisé comme une anarchie qui voit chaque Etat menacé d’extinction par d’autres plus puissants et donc obligé pour survivre de donner la priorité à sa sécurité extérieure. Cela les oblige donc à analyser la distribution changeante des ressources de la puissance, avant tout les capacités militaires, afin d’être sûrs de pouvoir faire contrepoids dans le système à toute puissance qui viendrait à être en mesure de les menacer. Aucun Etat ne peut jamais remplacer l’anarchie entre Etats par une hiérarchie, c’est-à-dire un empire global, parce que la tentative sera bloquée par la politique d’équilibre des autres Etats. Waltz décrivait la Guerre froide comme exactement un tel jeu d’équilibre des puissances. De cette façon, les réalistes pouvaient prétendre que la grande stratégie des Etats-Unis dans l’après Seconde guerre mondiale était mue par des motivations défensives: empêcher le bloc soviétique d’étendre son hégémonie à travers toute l’Eurasie et de réunir par là une concentration de puissance qui aurait mortellement menacé les Etats-Unis. Cette grande stratégie “ contre hégémonique” des Etats-Unis peut être vue comme s’ajustant à la notion plus large de “jeu d’équilibre outre-mer”:  En tant que puissance navale, comme la Grande-Bretagne au 19e siècle, les Etats-Unis pouvaient se consacrer à la tâche essentiellement négative de veiller à un équilibre de la puissance sur le continent eurasien, en mettant leur poids sur un des deux plateaux de la balance afin d’empêcher qu’une puissance (en l’occurrence l’URSS) y établisse une hégémonie continentale.

         La théorie waltzienne de la Guerre froide posait toutes sortes de problèmes: C’était de la mauvaise histoire et une mauvaise analyse de la répartition de la puissance. Mais elle a utilement permis aux réalistes d’acquérir une grande influence parmi les intellectuels qui élaborent la politique à appliquer. Avec l’effondrement soviétique de 1991, la théorie est tombée en crise parce qu’elle prédisait que Washington, en tant que puissance vouée à un jeu d’équilibre outre-mer, allait forcément se retirer d’Europe, de l’Extrême-Orient et du Moyen-Orient une fois que le défi soviétique avait disparu. Bien sûr les Etats-Unis n’ont rien fait de tel. Mearsheimer, qui prenait la relève comme chef de file de l’école réaliste, a essayé de prétendre dans un premier temps que c’était par simple inertie que les Etats-Unis ne s’étaient pas retirés. Mais comme fait remarquer Layne, cela n’est guère satisfaisant. L’inertie n’est pas vraiment le terme adéquat pour désigner l’activisme intensif avec lequel les administrations Bush père et Clinton ont élargi l’Otan, ou la remilitarisation de l’alliance avec le Japon par Clinton, ou encore pour qualifier la détermination avec laquelle l’administration Bush fils a foncé