Suisse

La 5e révision de la Loi fédérale sur l’assurance-invalidité (LAI)

Bernard Bovay, Charles-André Udry

La 5e révision de la Loi fédérale sur l’assurance-invalidité (LAI) est en débat aux Chambres. Le Conseil national en a débattu les 20 et 21 mars 2006. Elle a été précédée de diverses modifications d’ordre réglementaire qui ont déjà des répercussions concrètes. Nous ne traiterons pas ici ce thème. De même, dans le cadre de ce premier article, nous laisserons de côté des questions telles que l’évaluation du revenu d’invalide, la réadaptation des rentes et, plus généralement, les effets de cette 5e révision envisagée dans la structure présente du marché du travail, ainsi que du statut de certaines franges d’immigré·e·s. Cette matière sera traitée dans un prochain article.

Le débat public ayant trait à la 5e révision de la Loi fédérale sur l'assurance-invalidité (LAI) a connu une de ses premières manifestations à l'occasion du séminaire organisé par Swiss Re, le 28 avril 2004.

Pour rappel, Swiss Re est la deuxième compagnie de réassurance mondiale, derrière la Münchner Rück. Le segment «Vie et Santé» – qui inclut l'invalidité – constitue le deuxième point fort de ce géant de la réassurance privée. Ce secteur s'est surtout développé au cours de la seconde moitié des années 1990 pour pallier les cycles du secteur des assurances choses.

Dans le segment «Vie et Santé», Swiss Re est leader mondial, et donc aussi helvétique. A la tête de son conseil d'administration se trouve Peter Forstmoser. Outre sa qualité d'enseignant à l'Université de Zurich, il est réputé comme expert présent dans diverses commissions ayant élaboré des lois dans le domaine des assurances. Cet expert est aussi membre du jury de la Fondation Max Schmidheiny – du nom du père fondateur du géant du ciment connu aujourd’hui sous le nom de Holcim. Cette fondation distribue des récompenses aux défenseurs, acharnés et valides, de la pensée hayekienne (Friedrich August von Hayek) actualisée. Peter Forstmoser siège également dans les conseils d'administration de l’important holding financier Hesta (Zoug), de l'entreprise Mikron (Bienne) et de la Bank Hofman (Zurich), filiale du Credit Suisse.

Une autre tête émerge dans le conseil d'administration de Swiss Re: Walter B. Kielholz. En plus de son attirance pour les arts, comme président de la Zurich Art Society, il préside au futur d'Avenir Suisse, think tank du néolibéralisme économique et du néoconservatisme politique en Suisse. Walter B. Kielholz anime aussi ladite Association de Genève, autrement dit l’International Association for the Study of Insurance Economics. Il siège de même au conseil d'administration du Credit Suisse, symbolisant de la sorte les liens étroits entre cette grande banque et Swiss Re. C'est donc dans un tel creuset qu'ont été élaborées les lignes de force de la 5e révision de l’AI.

Vie et santé de l’AI… et de Swiss Re

Pour saisir le rôle que Swiss Re a joué et joue, il est utile de préciser la fonction d'un réassureur dans le monde des assurances. Il prend en charge une partie du risque – dans le cas abordé ici, le risque d'invalidité – d'une compagnie d'assurances.

Entre cette compagnie et le réassureur un traité est conclu. Il fixe, d'une part, la prime que doit verser l'assureur au réassureur et, d'autre part, la part en cas de sinistre qui sera remboursée par le réassureur à l'assureur. Cette position stratégique permet au réassureur leader mondial d'avoir une vue beaucoup plus large qu'une compagnie d'assurances particulière car il réassure de nombreux assureurs. Le réassureur est en position de donner aux compagnies d'assurances des instructions sur la manière de traiter les cas dans lesquels le réassureur est censé intervenir. Or, en général, il s'agit des cas ayant trait aux coûts les plus importants. Les possibilités pour le réassureur de fixer le cadre dans lequel devront se mouvoir les compagnies d’assurances sont donc vastes.

Pour reprendre une formule à la mode, la définition des «conditions cadres» de la 5e révision a été dévolue par l'Etat à un secteur stratégique du monde des assurances dont le profil social n'est plus à vanter ! Ce n'est évidemment pas la première fois que les représentants des assurances participent à l'élaboration des lois. C'est une tradition qui peut être vérifiée au travers de la composition des commissions extraparlementaires qui mijotent, depuis des décennies, de très nombreux projets de loi.

Mais, ici, le caractère explicite de l'intervention traduit une sorte d'inversion: Swiss Re a reçu, en quelque sorte, un mandat pour mettre sur les rails qui conduisent à la gare qu'elle a choisie le train de la 5e révision de l'AI. Le résultat est à la hauteur du rôle que Swiss Re revendique dans le domaine baptisé «Vie et Santé».

Détection précoce ou détention précoce ?

L'élément central de cette 5e révision est le suivant: la «détection précoce de personnes en incapacité de travail» en «vue de leur réinsertion rapide». La Loi fédérale sur l'assurance-invalidité, datant de juin 1959 et entrée en vigueur en janvier 1960, reposait déjà sur le principe selon lequel la réintégration au travail primait sur la rente. Un principe qui est socialement raisonnable.

Dès lors, a priori, la «détection précoce» ne devrait pas apparaître comme une nouveauté éblouissante, sur laquelle une telle insistance est mise. Sauf si l'objet de la détection change, ainsi que son but.

Ce but est aujourd’hui clairement affirmé: réduire le nombre de rentes AI – autrement dit le volume total des rentes – et abaisser le montant d’une partie des rentes en vigueur et en supprimer. Le déficit de l'AI sert d'argument massue en la matière.

Or, depuis la seconde moitié des années 1990, l'AI a servi de «deuxième pilier» à l'assurance-chômage. Elle a permis de contenir l'explosion statistique du chômage ; une statistique à forte connotation politique.

En outre, les quinze dernières années ont été marquées par la brutalité de la réorganisation des processus productifs dans tous les secteurs. Cela s’est traduit par une mutation du type d’emploi qui a provoqué des situations d’invalidité professionnelle. Les maladies diverses liées au stress sur la place de travail – largement reconnues par diverses institutions officielles –, la précarisation des postes de travail avec l’effet anxiogène en découlant, la «pression» sur les salarié·e·s soumis aux effets de la sous-traitance en cascade, tout cela nourrit la «souffrance au travail» pour reprendre une formule de Ch. Dejours. Elle s'est aussi répercutée dans l’accroissement du  nombre d’ayants droit à une rente AI.

Pour grande partie, le déficit de l'AI n’est, en dernière analyse, que le produit de l'accroissement de la productivité physique du travail et de celle de la tension psychique qui lui est liée, avec leurs résultats invalidants. L’autre facette de ce déficit, en termes comptables, est à rechercher dans la rerépartition massive de la valeur ajoutée en faveur du Capital et en défaveur du Travail, sous la forme des profits accrus des firmes, des dividendes massifs distribués à l’actionnariat et autres bonus octroyés aux directions des firmes.

Quant à l'objet de la détection précoce, on ne peut la séparer d'une redéfinition proposée par le Conseil fédéral de l'invalidité telle qu'énoncée à l'article 7 al. 2 de la LPGA (Loi fédérale sur la  partie générale du droit des assurances sociales): «Seules les conséquences de l'atteinte à la santé doivent être prises en compte pour juger de la présence d'une incapacité de gain. De plus, il n'y a incapacité de gain que si celle-ci [atteinte à la santé] n'est pas objectivement surmontable.» Ariane Ayer et Jean-Marie Agier commentent avec pertinence cette modification: «Le Conseil fédéral veut passer d'une notion de l'invalidité bio-psycho-sociale à une notion biomédicale. La notion de bio-psycho-sociale est celle de l'OMS [Organisation mondiale de la santé], qui définit le handicap comme le résultat d'une interaction entre l'état de santé et les facteurs contextuels, au nombre desquels figurent les facteurs physique, social et attitudinal. La notion biomédicale, elle, a été promue au XIXe siècle, à la faveur des progrès dans le domaine des infections; elle repose sur le principe que dans les mêmes conditions, les mêmes causes produisent les mêmes effets. Et si elle est, comme le dit le médecin d'assurance Pierre-Alain Buchard, adaptée à certains domaines de la médecine, comme les maladies infectieuses, elle ne l'est certainement pas à d'autres domaines, comme celui des troubles musculo-squelettiques, par exemple.» (in plädoyer, N° 5, 2005, p. 52)

La notion de détection précoce est évidemment bien reçue, comme toutes les bonnes intentions... y compris celles pavant l'enfer. A qui s'applique la détection précoce? A une personne qui est absente plus de quatre semaines de son travail ; c’est en effet la durée minimale envisagée par le Message du Conseil fédéral de 2005 (voir Feuille fédérale p. 4270). L'employeur, l'assureur, le médecin traitant, etc. devrait communiquer «ce cas» au service de détection précoce de l'AI. Suivant la situation, une mesure de réadaptation sera proposée à la personne concernée. Sa collaboration sera impérative (voir plus bas). Elle le sera d'autant plus, que pour refuser, par exemple, à l’Office AI un «placement» ou une «mesure d'occupation» (article 7c nouveau, al.2, lettre f), une personne souffrant de troubles musculo-squelettiques (maladie professionnelle non reconnue en Suisse) devrait faire la preuve que cette maladie «non biomédicale» n'est pas objectivement insurmontable... pour remplir d'autres tâches. Et cela quels que soient son âge et sa situation personnelle. En effet, ces deux critères qui auraient pu être adjoints à la procédure de détection précoce – proposés par la conseillère nationale du PS zurichois Ch. Goll –  ont été rejetés par la Commission et le Conseil national.

Ainsi, la détection précoce, telle que conçue dans l’actuelle révision de l'AI, permet de faire l'impasse sur de véritables mesures préventives. Les quelques études sérieuses sur les conditions de travail en Suisse démontrent que leur détérioration est à l'origine d'une majorité des troubles de la santé.

Une détection permanente des conditions de travail péjorant la santé devrait être une priorité sociale. Mais cela nécessiterait, d'une part, l'existence d'un véritable réseau de médecins du travail, indépendants, pouvant intervenir à leur gré dans les entreprises, sur appel d'un salarié et, d'autre part, des commissions hygiène et santé sur les lieux de travail dont les membres jouiraient de droits et de protections contre les licenciements. Aussi bien les médecins du travail que les membres de ces commissions devraient se voir reconnaître la possibilité d'investigation et d'intervention que le législateur veut attribuer aux offices de l'AI vis-à-vis des assurés. Le résultat serait humainement et socialement plus «rentable» que la machine à détecter mise en place.

En fait, le système de détection, où l’employeur a un rôle clairement énoncé, accroît encore son pouvoir face aux salarié·e·s fragilisés. Une personne malade plus de quatre semaines pourra, légalement, être l’objet d’une intervention précoce aboutissant à une réadaptation… en dehors de l’entreprise ou à un changement de son poste de travail au sein de l’entreprise, cela au moment où la réorganisation quasi permanente du travail est dictée, sur le fond, par l’objectif de la réduction de «l’enveloppe salariale».

Le sujet devient l’objet des assureurs

La «détection pr