Penser le communisme, le socialisme aujourd’hui

Le texte que nous publions ci-dessous est le premier résultat d'une discussion  entre des membres des collectifs et/ou revues Carré Rouge (France), A Contre Courant (France), Emancipation sociale (France) et A l'Encontre (Suisse).

A l'occasion d'une rencontre durant laquelle ce projet de texte a été discuté – avec l'apport supplémentaire de militants en provenance d'Italie – si l'approche générale est apparue comme apte à permettre la poursuite d'une élaboration collective, des «manques» divers furent pointés. Ce qui relevait de l'évidence pour les initiateurs de ce projet.

Deux thèmes seront débattus au cours de l'automne 2006: 1° le sens, la place et les formes de la «guerre» dans cette phase du capitalisme transnational (impérialisme) et ce qui peut en découler pour les communistes; 2° la dialectique entre auto-organisation, intervention politique et élaboration programmatique dans la phase historique actuelle de l'affrontement entre Capital et Travail, à l'échelle internationale. Les documents qui seront le produit de cette nouvelle étape de discussion seront publiés sur divers sites (réd.)

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Militantes et militants des collectifs qui publient A Contre-Courant, Carré Rouge, L’Émancipation sociale, ou liés à la revue / site À l’Encontre de Suisse, nous avons décidé de mettre nos capacités en commun pour mener un travail à caractère théorique et politique sur l’actualité du communisme (ou, si certains préfèrent, du socialisme, qui lui est synonyme dans son sens fort et entier). Nous avons également décidé de nouer des contacts avec celles et ceux qui poursuivraient un objectif analogue, et de leur proposer d’engager un travail commun ou d’entretenir des échanges plus ponctuels. L’objet du présent texte est d’expliquer ce qui nous pousse à entreprendre ce travail, de souligner les immenses difficultés qu’il comporte et d’esquisser une première tentative pour en ordonner le champ.

La compréhension commune qui nous unit est l’idée que l’horizon décisif de l’engagement politique (qui vient ensuite éclairer l’activité militante sous toutes ses facettes) est celui de l’émancipation sociale, synonyme d’émancipation humaine. Comprise comme auto-émancipation collective, reposant sur l’auto-activité et l’auto-organisation sous toutes leurs formes, elle a pour objet la construction d’une société mondiale constituée de peuples qui ne connaîtraient plus de division en classes, et qui auraient démantelé ou détruit l’État – l’État que les opprimés ont dû affronter au 19e siècle, que l’on retrouve sous des formes plus terribles encore au 20e, ce même État auxquels les peuples doivent aujourd’hui s’affronter dans des conditions orwelliennes, infiniment aggravées. L’émancipation du prolétariat ne peut être qu’une auto-émancipation. Dans la mesure où elle est «l’œuvre des travailleurs eux-mêmes», elle est conquise par eux et elle crée dans le même mouvement les conditions d’une émancipation de l’ensemble de l’humanité.

Ce but de l’émancipation sociale compris ainsi a été partagé par tous les courants qui ont fondé ensemble le mouvement ouvrier au 19e siècle. Au-delà de leurs divergences puis de leurs scissions, ce but a été l’horizon commun des militant·e·s qui ont uni leurs forces pour fonder l’Association internationale des travailleurs (AIT). Puis, membres de la Deuxième internationale pour certains, et de divers regroupements libertaires pour d’autres, ils ont continué à poursuivre ce même objectif, à braquer leurs regards et à engager leurs volontés vers ce même horizon. Séparés par une interprétation antagonique d’événements cruciaux, séparation aggravée à certains moments par des affrontements politiques directs sévères, certains des héritiers des deux courants ont tenté de façon répétée de faire du fondement partagé de leur engagement la base d’un travail politique commun, notamment dans les syndicats.

Aujourd’hui, la conception de l’émancipation sociale comme constituant l’horizon de l’engagement politique, a reculé de façon dramatique dans le milieu où elle est née et qui l’a longtemps portée, à savoir le mouvement ouvrier. Elle est sous-jacente à l’engagement de beaucoup des participants aux Forums sociaux mondiaux venant de pays dans lesquels les paysans et les opprimés se sont organisés, dans des syndicats ouvriers ou à leurs côtés. Mais les aspirations à se donner l’émancipation sociale comme horizon y ont été marginalisées et frustrées. Le langage du «réalisme», c’est-à-dire de l’adaptation au capitalisme, a prévalu. Dans les pays capitalistes impérialistes, le but de l’émancipation sociale reste inscrit dans le programme politique de certaines organisations, de certains groupes politiques ou de certains collectifs appartenant aux courants fondamentaux de la pensée émancipatrice. Mais elle l’est sous des traits formels et desséchés. Or, ni l’émancipation sociale ni le communisme comme objectif ultime de l’engagement ne peuvent être momifiés ou subir des formes d’accaparement par des «avant-gardes» autoproclamées. Il faut les faire vivre, donc les nourrir en permanence, dans un processus d’interaction avec les expressions d’auto-activité des exploité·e·s qui ne cessent de se renouveler ; cette auto-activité modifie les conditions du combat et change aussi les êtres humains.

Il existe actuellement un besoin criant de démontrer la pertinence de ces objectifs et de les reformuler. L’expérience historique des tentatives concrètes dites de transition au socialisme exige d’être analysée à fond (cette analyse n’a été qu’à peine esquissée). Héritiers lointains, mais héritiers quand même, de ceux qui ont affronté la répression stalinienne et connu les poteaux d’exécution et le Goulag, nous en apprécions pleinement l’impérieuse nécessité. Mais cette exigence concerne aussi bien le présent que l’avenir. Ce qui impose ce travail, ce sont les défis nouveaux (jamais pensés et / ou négligés jusque-là par les forces révolutionnaires) lancés à l’humanité par le régime de la propriété privée des moyens de production et par l’accumulation pour le profit. Faute d’être pensées dans des termes actuels, l’idée de l’émancipation sociale et la perspective du communisme deviennent des positions relevant de convictions privées, ou même d’une croyance, dont des militants font état dans l’intimité de petits cercles plutôt que dans la sphère politique publique.

Au moment où le 21e siècle est engagé d’une façon dramatique, et où certains de ses traits catastrophiques majeurs sont discernables avec un degré assez élevé de certitude, nous voulons participer, aux côtés de tous ceux et de toutes celles dont l’engagement politique est fondé sur ce socle, à un effort collectif pour (re) penser le communisme aujourd’hui et en montrer l’actualité et la nécessité. Cet objectif mérite que l’on mette entre parenthèses (ou que l’on accepte au moins de faire passer au second plan) les divergences qui peuvent exister entre celles et ceux qui veulent s’attacher à cette tâche, pour la mener sans prétention mais avec la conscience des nécessités de la situation.

L’activité militante quotidienne, concrète, que chacun développe ne peut qu’enrichir les débats, les échanges et les élaborations. Il est cependantdevenu urgent de consacrer une partie de son temps et de son énergie à cette tâche politico-théorique, de façon à redonner à ceux et celles qui militent depuis des années la perspective indispensable du communisme, et surtout à pouvoir la transmettre aux nouvelles générations. Les luttes «quotidiennes», dès qu’elles sont un tant soit peu importantes (et elles tendent aujourd’hui à l’être toutes !) portent en elles une aspiration à une «autre société», à un «au-delà» du système capitaliste ; elles s’efforcent plus ou moins consciemment de «jeter un pont» vers cette autre société. C’est les amputer, et peut-être les désarmer, que de ne pas travailler à définir le point vers lequel doit être jeté ce «pont».

Les formes actuelles de la question «socialisme ou barbarie»

L’alternative «socialisme ou barbarie» a été formulée il y a maintenant presque un siècle. Le cri d’alarme lancé par Rosa Luxembourg et d’autres révolutionnaires traduisait une modification radicale du sens du combat pour l’émancipation sociale, qui devenait un combat pour s’opposer à de terribles périls, autant que pour matérialiser des potentialités de progrès dans l’histoire. La «construction du socialisme» et l’image d’une «humanité marchant vers le progrès», forgée par le stalinisme et ses sous-produits, ont empêché que ce cri d’alarme soit pleinement compris. D’autres se sont efforcés de dissocier la compréhension d’Auschwitz de l’histoire du capitalisme et de ses convulsions. D’autres encore se sont attachés à tenter de nous convaincre que la supériorité militaire et nucléaire des États-Unis constituait la garantie de la «liberté» et de la «démocratie». Nous devons aujourd’hui redonner tout son sens à ce cri: «socialisme ou barbarie», qui est plus que jamais fondé alors qu’après des décennies de crise chronique de l’économie et de la société capitalistes à l’échelle internationale, les menaces s’accélèrent et se diversifient.

Le capital est parvenu à créer les conditions d’une terrible concurrence, des pays les uns contre les autres, mais aussi, au sein de chaque économie nationale, entre les prolétaires d’un même pays, pour «l’emploi», pour la vente de leur force de travail. Cette concurrence est le vecteur d’une véritable pandémie mortifère qui s’abat sur les prolétaires, sur «le monde du travail» comme on l’a longtemps nommé, et qui s’étend à toux ceux qui sont frappés par la paupérisation et la désaffiliation sociale pour satisfaire la soif inextinguible de valorisation sans limites du capital. «L’union des travailleurs» à tous les niveaux est devenue l’enjeu absolument central de l’activité militante. Il n’y a que l’union qui puisse faire reculer les périls, puis leur trouver des solutions plus durables ; et l’on pressent que cette union pourrait être construite sur la convergence de l’auto-activité que les dépossédés et les exploités déploient tous dans chacun de leurs pays, en réalité souvent dans chacun de leurs villages, de leurs villes, de leurs quartiers ou de leurs régions.

La coupure entre les sommets des classes possédantes et dominantes ainsi que des «élites politiques» qu’elles produisent, et la majorité de la population est redevenue incommensurable. Les dimensions parasitaires du capital financier trouvent l’une de leurs expressions dans les formes et les contenus de l’hyper-privatisation, en voie d’extension rapide, de la richesse produite par le travail, mais aussi des ressources «naturelles» de toutes sortes. Les nouvelles configurations de la ville («sectorisation», ségrégations spatiales, phénomènes «d’entre soi», constitution de ghettos réservés aux différentes strates de la population) en sont une manifestation. Cette coupure va de pair avec cette sorte de véritable déni dont souffre la situation de la majorité de la population de la planète, avec, littéralement, l’oubli de populations entières (celles de l’Afrique, par exemple). La séparation des paysans producteurs du droit qu’ils ont jusqu’à présent eu d’utiliser leurs semences pour une nouvelle récolte, par le biais des OGM et de la propriété des brevets, est emblématique du contenu pratique, existentiel, de la séparation des producteurs de leurs moyens de production et de vie. Elle est caractéristique de mécanismes é