Economie politique

Extrême pauvreté, guerres, environnement:
l’irrationalité du capitalisme au cœur
de la crise de civilisation planétaire

François Chesnais *

Un mot d’avertissement liminaire car le titre peut tromper. Le lecteur ne trouvera pas ici de présentation ou d’analyse de données relatives à ces trois champs, tout au plus une tentative provisoire de classification des formes contemporaines de la guerre. Le but poursuivi est de proposer un cadre analytique susceptible d’être nourri de données par d’autres comme par moi-même, et ce faisant d’en faire évoluer la configuration.

Partons d’une idée qui gagne du terrain. Elle est un soupçon lancinant chez les uns, une hypothèse de travail angoissante mais scientifique chez les autres. Loin d’être le système rationnel que ses apologistes décrivent, la société fondée sur «le marché» serait marquée par une irrationalité profonde, si profonde même qu’elle porterait en soi son autodestruction. «Il peut sembler impossible qu’une société technologiquement avancée puisse choisir de s’autodétruire. C’est pourtant ce que nous sommes en train de faire». C’est par ces mots par exemple que Elizabeth Kolbert, l’une des principaux journalistes états-uniens en matière d’environnement, conclut un livre sur les changements climatiques[1]. Beaucoup diront que le type d’autodestruction évoquée par l’auteur mérite discussion, que rien ne prouve qu’on marche aussi loin, ni aussi clairement dans la direction des «écolo-pessimistes». Tout dépend de quoi on parle. Une société peut avoir détruit sa «civilisation», entendue les fondements de son «vivre-ensemble», longtemps avant que le processus d’autodestruction ait touché les conditions de reproduction de la vie au sommet de la société structurée en classes, notamment à un moment où les écarts entre l’oligarchie et les exploités se creusent de plus en plus. Or c’est bien la voie dans laquelle «nous», la société capitaliste mondiale contemporaine, sommes engagés.

La ghettoïsation des cités des villes de la banlieue parisienne et des couronnes des villes de province en voie de désindustrialisation, l’avenir qu’on ferme radicalement à la majorité de celles et de ceux qui y naissent et les réflexes de peur face à leurs réactions effectivement parfois violentes de la part de jeunes qui nous sont devenus «étrangers» sont les expressions «locales» de processus mondiaux. Le mot anglais le plus usité pour désigner le motif pour lequel une entreprise est habilitée à des salarié·e·s au chômage, est le fait qu’ils sont «redundant», dont la traduction exacte est superflue. Ce mot dit bien la réalité du capitalisme contemporain. Il n’y a plus aucune partie du monde où les salarié·e·s peuvent se considérer à l’abri des processus qui les rendent superflues. Dans certaines parties du monde, les choses sont infiniment plus graves. Ce sont celles où les dominé·e·s sont confrontés à la combinaison de mécanismes caractérisés comme «économiques» et de phénomènes dits «écologiques» relevant notamment des changements climatiques. Leur jeu combiné a pour effet d’interdire, chaque jour un peu plus, l’accès aux conditions élémentaires de vie à des millions d’enfants, de femmes et d’hommes, de les exproprier du peu qui leur reste dans certaines parties du globe et ailleurs de détruire le milieu physique dans lequel leur processus de reproduction sociale collective se faisait. C’est ici qu’on rejoint la question des rapports entre le capitalisme contemporain et les guerres contemporaines. Les processus combinés de rapine impérialiste et d’attrition des conditions élémentaires de la survie (dans le cas d’un continent comme l’Afrique, elles sont même étroitement enchevêtrés, sont le terreau de certaines des formes de ces états de «guerre permanente», de guerres menées «sans retenue» avant tout contre les populations civiles.  Face à la crise écologique mondiale et à ses impacts sociaux, donc politiques, des stratégies de défense de «l’ordre mondial» ont été d’ores et déjà mises au point.

L’incapacité du capitalisme à «s’autolimiter»

La réapparition de l’hypothèse que l’humanité serait engagée dans une course à l’abîme sous l’effet d’un processus d’autodestruction a resurgi dans la pensée depuis quelque temps déjà Elle représente un thème central des philosophes – peu nombreux – qui se situent toujours (ou faut-il dire encore) sur le terrain d’une critique de la société capitaliste et qui cherchent à en dégager les fondements. Ainsi dans l’un de ses derniers entretiens, Castoriadis caractérisait «la société capitaliste (comme) une société qui court à l’abîme, à tout point de vue, car elle ne sait pas s’autolimiter». Et d’enchaîner, «Or une société vraiment libre, une société autonome doit savoir s’autolimiter, savoir qu’il y a des choses qu’on ne peut pas faire ou qu’on ne doit pas faire ou qu’il ne faut même pas essayer de faire ou qu’il ne faut pas désirer»[2]. Laissons de côté la question du «désir» qu’on retrouvera dans un article ultérieur où l’on abordera le rôle central que joue le fétichisme de la marchandise et de l’argent tant comme soutien boiteux de la valorisation du capital que comme moyen de domination idéologique et politique. Retenons en revanche cette idée du refus de la «société capitaliste», (synonyme du capitalisme) de se donner des limites, même lorsque la nécessité en devient criante.

Le thème du mouvement d’autodestruction d’un système qui, pour des raisons tenant à ses fondements mêmes, ne peut pas se donner de limites, est également central au travail des philosophes allemands du groupe Krisis, Robert Kurtz et Anselm Jappe. Ce travail est important. Très contestable sur certains points, sur d’autres il renouvelle profondément la lecture de Marx, notamment par la place que ces auteurs donnent à la théorie du fétichisme. Leur plus grande faiblesse tient à leur choix théorique et politique d’aborder la catégorie du capital sous le seul angle de la marchandise et de l’argent, sans le comprendre aussi comme un rapport de production antagonique qui met le capital aux prises avec les prolétaires (ceux qui sont contraints de vendre leur force de travail). L’argent devient capital uniquement en s’emparant du travail vivant. Méconnaître ce fait fondamental les conduit à lier le mouvement d’autodestruction de la production capitaliste aux seules déterminations contradictoires de la marchandise. D’où par exemple le titre du livre de Jappe, Les aventures de la marchandise (Ed. Denoël 2003) et une théorisation où le terme capital est exclu. Il en est ainsi du passage où Jappe dit que «la société basée sur la production de marchandises avec son universalité extériorisée et abstraite est nécessairement sans limites, destructrice et autodestructrice»[3]. L’absence consubstantielle de capacité à l’autolimitation est juste. Cependant la société capitaliste n’est pas fondée simplement sur la production de marchandises. Elle est fondée au moins autant sur un antagonisme essentiel, un antagonisme fondateur. Il est celui du capital, des propriétaires des moyens de production et des possesseurs de richesses accumulées sous forme financière, à l’égard du «travail», terme désignant l’ensemble de celles et de ceux dont le capital et l’Etat ont brisé à un moment donné le lien direct avec les conditions de production, et qui se trouvent donc placés dans le statut d’individus dont le capital commande le sort. On verra dans un instant la portée de la contradiction antagonique centrale qui voit notamment les entreprises considérer les salarié(e)s qu’elles emploient et dont elles approprient un surtravail et dans elles dépendent comme acheteurs des marchandises produites, surtout comme une source de «coûts».

La catégorie fondamentale dont il faut partir, est le capital comme tel. Son mouvement d’auto-valorisation qui ne peut effectivement pas avoir de fin, exige en effet un passage par la transformation en marchandise. Mais c’est lui dont il faut saisir la nature. Pour cela, il faut commencer par faire abstraction de ses configurations concrètes du moment, celle des groupes industriels[4] et des groupes de la grande distribution transnationaux (les sociétés transnationales ou STN) ainsi que celle de plus en plus décisive aujourd’hui des investisseurs institutionnels (les grandes banques, les sociétés d’assurance et les fonds de placement financier). Il faut faire l’effort de saisir le capital sous la forme de ce qu’on nomme en philosophie une «abstraction concrète»[5]. Au niveau le plus élémentaire, mais aussi le plus fondamental, le capital est constitué de sommes de valeurs dont l’objectif exclusif est l’auto-valorisation, la reproduction avec une augmentation, un profit, un surplus, une plus-value. Ces sommes de valeurs se présentent sous forme d’argent, de monnaie dans l’une des variantes de celle-ci. D’où ces passages clefs où Marx explique que c’est du capital en tant qu’argent cherchant à croître sans fin que naît l’absence de limites. Ainsi, «le capital, en tant qu’il représente la forme générale de la richesse – l’argent –, a la tendance, effrénée et illimitée de dépasser ses propres bornes. Sinon il cesserait d’être du capital, c’est-à-dire de l’argent qui se produit lui-même»[6]. Derrière le «développement des forces productives», il y a toujours eu coexistence entre les dimensions «héroïques» de la compréhension et de la domination du monde en tant que «Nature», comme de celles plus troubles de conquête et de soumission des sociétés non-capitalistes, avec le fait que le «principal moteur de la production capitaliste» est «‘faire de l’argent’» et d’en faire sans limites.

Aux yeux de ceux qui possèdent ou qui centralisent l’argent «oisif» et qui cherchent à le mettre en valeur, «le procès de production capitaliste apparaît seulement comme un intermédiaire inévitable, un mal nécessaire pour faire de l’argent»[7]. La compréhension de ceci est capitale. Le développement des forces productives, et en particulier celui de la technologie, n’a jamais été ni le ressort, ni la finalité de la production capitaliste. Il en a été un sous-produit, enfanté par la concurrence capitaliste et par la lutte contre la tendance à la baisse du taux de profit. Il en est de même pour ce qui est de ce qu’on désigne aujourd’hui en parlant de «l’emploi». S’engager dans le processus compliqué consistant à mettre des gens au travail pour les faire produire un surtravail approprié sous forme de marchandises qu’il faut ensuite vendre, n’a jamais été pour les possesseurs d’argent à valoriser que ce «mal nécessaire pour faire de l’argent», d’autres fractions de la bourgeoisie voyant dans la construction de l’industrie un impératif politique, l’un des fondements du pouvoir de l’Etat.

Aujourd’hui en raison du processus engagé depuis trente ans, de centralisation d’une masse immense d’argent «oisif» à la recherche de façons de se reproduire en grossissant de période en période, dans les vieux pays industriels, à commencer par les Etats-Unis, le pouvoir capitaliste décisif est passé aux mains de la nouvelle forme de propriété concentrée dans les fonds de pension et de placement financier (les Mutual Funds). La forme de capital à laquelle la libéralisation et la déréglementation ont ouvert l’espace planétaire de la mondialisation contemporaine, porte ainsi plus que tout autre avant elle, des attributs associés à la «valeur en procès», à cette force impersonnelle tournée exclusivement vers son auto-valorisation et son auto-re