Haïti
Imaginaire intellectuel et élection en Haïti. Wyclef Jean de A à Z
Franck Seguy *
«C’est à coup sûr une belle science que tu possèdes là, s’il est vrai que tu la possèdes, car je ne te cacherai pas ma façon de penser. Je ne croyais pas, Protagoras, qu’on pût enseigner cette science; mais puisque tu le dis, il faut bien que je te croie. Cependant, il est juste que je te dise pourquoi je pense qu’elle ne saurait être enseignée ni transmise d’homme à homme. Je suis persuadé, avec tous les autres Grecs, que les Athéniens sont sages; or je vois que, dans nos assemblées publiques, s’il s’agit de délibérer sur une construction, on fait venir les architectes pour prendre leur avis sur les bâtiments à ériger; s’il s’agit de construire des vaisseaux, on fait venir les constructeurs de navires et de même pour tout ce qu’on tient susceptible d’être appris et enseigné; mais si quelque autre se mêle de donner des conseils, sans être du métier, si beau, si riche, si noble qu’il soit, il n’en reçoit pas pour cela meilleur accueil; au contraire on le raille et on le siffle, ce donneur d’avis, jusqu’à ce qu’il se retire lui-même sous les huées ou que les archers l’entraînent et l’enlèvent sur l’ordre des prytanes: voilà comment les Athéniens se comportent dans ce qui leur paraît matières techniques. Si au contraire il faut délibérer sur le gouvernement de la cité, chacun se lève pour leur donner des avis, charpentier, forgeron, cordonnier, marchand, armateur, riche ou pauvre, noble ou roturier indifféremment, et personne ne leur reproche, comme aux précédents, de venir donner des conseils, alors qu’ils n’ont étudié nulle part et n’ont été à l’école d’aucun maître, preuve évidente qu’on ne croit pas que la politique puisse être enseignée. (Protagoras, 319 b et suivants).
A
L’extrait précédent est tiré de l’ouvrage de Platon, Le Protagoras. Il s’agit d’un dialogue entre deux grands maitres de la Grèce antique, le sophiste Protagoras, dont l’ouvrage porte le nom, et Socrate – considéré comme le père de la philosophie occidentale. La science en question ici n’est autre que l’art politique.
B
La discussion est engagée entre Socrate et Protagoras autour d’une question centrale: savoir ce qu’est la vertu (entendez par vertu ici, principalement l’art politique) et si elle peut être enseignée et transmise. A cette question, nos deux philosophes se retrouvent dos-à-dos durant tout leur face-à-face. Pour Protagoras, la réponse est nette et positive. D’ailleurs c’est là justement la science dont il fait profession: enseigner aux hommes l’art politique.
C
Socrate diverge totalement de son interlocuteur. Personne ne peut enseigner ni transmettre l’art politique à personne. Pour étayer sa thèse, Socrate présente son argumentation en trois mouvements. 1°- Les Athéniens, sages entre les sages, pensent que sur les questions techniques, seules les personnes possédant les compétences techniques nécessaires doivent se prononcer. 2°-Par contre, n’importe lequel, indépendemment de sa profession ou classe sociale, possède la vertu politique qui habilite à délibérer sur le gouvernement de la cité. Donc, 3°- l’art politique ne s’enseigne ni ne se transmet. C’est pourquoi on n’en limite pas l’usage à des érudits qui l’auraient appris au prix de longues années sur les bancs de l’école.
D
Mon but n’étant pas de dicter un cours de philosophie politique (non seulement ce n’est pas le lieu mais, je ne pense pas non plus posséder les compétences nécessaires), je me contente d’introduire et seulement d’introduire mes réflexions avec l’extrait sus-cité laissant aux lectrices et lecteurs interéssé·e·s le soin de (re)lire elles-mêmes/eux-mêmes ce chef-d’oeuvre de Platon.
Construction historico-culturelle du modèle universel occidental
F
On ne peut pas diagnostiquer le syndrome du colonisé chez le scolarisé (auto-proclamé intellectuel) haïtien sans étudier l’histoire. Pour cela, nous devrons remonter jusqu’aux origines de la présentation de l’histoire de l’Europe comme Histoire Universelle afin de découvrir et démasquer – si possible – son efficacité naturalisatrice. Nous ne pourrons pas faire l’économie de revisiter l’origine historique de ce qui est enseigné aujourd’hui comme les sciences sociales.
M
Ce chemin (probablement rocailleux pour certain·e·s) que nous venons de parcourir visait à pointer du doigt la matrice des anathèmes qui se sont abattus sur le chanteur hip hop à cause des ses prétentions d’être président d’Haïti. Car, il semble que pour l’immense majorité des scolarisé·e·s – c’est-à-dire occidentalisé·e·s – haïtien·ne·s,· il est impératif d’avoir fréquenté pendant une bonne partie de sa vie l’institution qui s’appelle l’école (et l’université) pour nourrir la prétention de diriger le pays. C’est l’une des raisons pour lesquelles une bonne majorité de nos scolarisés pensent que leurs diplômes universitaires les habilitent, ipso facto, à être président d’Haïti. Surtout quand ce scolarisé est issu de milieu ou de famille où très peu d’enfants ont accédé à l’école.
N
Le français n’étant pas un moyen de communication, mais un signe de distinction en Haïti, il est évident que quelqu’un qui vient «d’en-bas» et qui a laissé le pays vers neuf ans en direction d’un pays non-francophone, pour retourner en Haïti adulte, ne parle pas français. Or, chez nous, on doit nécessairement parler français – de préférence comme une grammaire, car le français est l’une des seules langues dans laquelle commettre une incorrection est un sacrilège. Mais ce n’est pas seulement ce qu’on reproche à M. Jean. On s’est également donner la peine de décrypter son anglais jusqu’à remarquer qu’il n’en maitrise pas les règles de la négation à l’exemple de phrases comme celle-ci: «We don’t want no war no more». Monsieur parle un anglais différent de ce qui est parlé dans l’académie, donc est un vagabond, un incompétent. Depuis quand est-ce que l’on mesure la compétence de quelqu’un sur la langue qu’il parle et la manière dont il la parle ? Et si l’on définissait un instant la compétence comme le fait de réussir dans ce que l’on choisit de faire ! Y a-t-il actuellement un seul Haïtien plus compétent que M. Wyclef Jean quand on voit l’énorme réussite de ce Monsieur sur la scène internatonale ? On peut toutefois admettre notre critère de compétence, pour, plus loin, nous objecter que M. Jean a réussi en musique, mais pas dans l’art de gouverner la cité. Dans ce cas, il faudra qu’on nous dise lequel ou laquelle de nos 19 candidats agréés a déjà réussi dans l’art de guverner la cité.
O
Il parait que l’on a aussi soulevé l’objection que M. Jean ne parle pas créole. En clair, si l’on somme ces trois objections langagières ou linguistiques (c’est selon), elles donnent un résultat égal à celui de Hegel évoqué plus haut: «Le nègre Wyclef Jean n’est pas un humain». Voyons le raisonnement: Wyclef Jean ne parle ni français, ni anglais, ni créole, donc ne parle aucune langue – puisque ce sont principalement les seules langues avec lesquelles il se serait frotté dans sa vie jusqu’ici. (Et dans les reproches qu’on lui fait, il n’est question que de ces trois langues). Or, quand on se rappelle que l’une des caractéristiques d’un être humain est le fait qu’il véhicule sa pensée à travers une langue, la conclusion se tire d’elle-même. En ce qui me concerne, Wyclef Jean est l’un des rares Haïtiens vivant dont je mentionne fièrement le nom avec mes interlocuteurs étrangers. L’autre Haïtien actuellement vivant qui fait ma fierté, à part lui, est Michel-Rolph Trouillot [anthropologue].
P
On ne peut pas laisser passer ce dernier point sur le créole. Ce n’est pas que Monsieur ne parle pas créole: c’est que son créole subit plus l’influence de l’anglais. C’est-à-dire, il ne parle pas le créole dyòl pwenti mal nommé créole francisé qui, en réalité, est du français créolisé. Par exemple, le premier porte-parole de la PNH [Police Nationale d’Haïti] sortait à l’époque des chefs-d’oeuvres de phrases comme celle-ci: «Nègre sa yo genyen zam ki detenu ilegalman». Personne ne s’arrogeait le droit de dire que ce Monsieur ne parle pas créole. Au contraire, c’était la preuve qu’il parle tellement bien le français – donc qu’il est tellement compétent... D’ailleurs c’est sûrement l’une raisons pour lesquelles il avait été choisi comme porte-parole d’une institution qui, à l’époque, se préoccupait de projeter une bonne image. Ceci m’amène au deuxième mouvement de mon hypoyhèse.
Mécanismes d’auto-domination du scolarisé haïtien
Q
Nous avions émis plus haut l’hypothèse que le syndrome du prince auto-dominé est l’un des mobiles des réactions primaires de haine et d’aversion déclenchées contre la personne de Wyclef Jean. Par syndrome du prince auto-dominé, nous entendons le complexe développé par le scolarisé haïtien qui se prend pour supérieur à tout non scolarisé ou moins scolarisé que lui. Cette illusion de supériorité nourrie dans un carcan exclusif qui frène les rêves de la majorité des jeunes, a déjà été analysée par deux respectables penseurs haïtiens: Jean Casimir et Jn Anil Louis-Juste. Nous tenterons de reprendre ici les grandes lignes de leurs pensées. Dans La culture opprimée, le sociologue Jean Casimir souligne combien, contrairement aux milieux occidentalisés dans lesquels l’instruction (transmise à l’école) est un prolongement de l’éducation (assurée notamment par la famille), en Haïti les deux «constituent deux pôles qui se nient mutuellement. Elles reflètent, au niveau de la connaissance et de la perception du monde, les contradictions et le divorce entre les classes dominantes et les classes dominées. L’école et la famille sont des ennemis jurés, des institutions prises dans des structures culturelles distinctes.» (2001, p. vi).
R
Tandis que toutes les études anthropologiques ont établi la matrice africaine de l’organisation familliale haïtienne, avec un certain vernis européen variant selon le degré de contact avec l’occidental, les enfants haïtiens sont, eux, plongés dans un système scolaire non seulement déclaqué sur l’Europe mais dont le contenu aussi est un décalque européen. Les arguments évoqués par des auto-proclamés intellectuels pour discréditer Wyclef Jean ne font que confirmer l’observation de Jean Casimir selon laquelle «L’école, c’est-à-dire, le système d’instruction publique, évolue suivant les soubresauts des courants de pensées, mondiaux peut-être, mais étrangers à notre réalité. Ce système ne veut qu’informer le jeune Haïtien ou, en d’autres termes, le dégrossir et le couvrir d’un vernis. Comme il ne peut remplir ce rôle sans transmettre les formes de vie occidentales qui sous-tendent l’information, il devient, du même coup, dans les secteurs où il faut lui reconnaitre un certain succès, un mécanisme puissant de déformation et de déculturation.». (p. vii). En clair, plus l’Haïtien est scolarisé, moins il est Haïtien. En d’autres termes, il devient un intellectuel-perroquet.
T
Il est ainsi difficile de ne pas reconnaitre avec Casimir, que: «En Haïti, l’’instruction qui nous est imposée n’est pas nécessaire» (p. ix). Ceci est tellement vrai que «la majorité de la population s’en passe» (ibid). Comment quelqu’un ose-t-il évoquer le niveau d’études comme critère pour briguer une fonction politique (non pas administrative – mais politique) dans une société où la majorité est systématiquement exclue de toute possibilité d’entreprendre des études ? Car le Plan National d’Éducation et de Formation (PNEF) élaboré au cours de la dernière décennie du siècle passé a reconnu que chaque année, 20’000 nouveaux enfants en âge de scolarisation se retrouvent derrière les barrières de l’École. Pourquoi un peuple analphabète voterait-il pour des intellectuels-perroquets qui se croient supérieurs à lui par le simple fait qu’eux ont eu la possibilité d’obtenir des diplômes que ce même peuple n’a jamais eu la possibilité de décrocher?
U
Depuis quand est-ce que l’obtention de diplômes universitaires était un pré-requis pour l’exercice du pouvoir exécutif ? Veut-on insinuer que plus le président a collecté de diplômes, plus il/elle ouvrira de nouvelles universités publiques, de nouveaux hôpitaux et centres de santé publics de qualité... ? Luis Iniacio Lula da Silva, l’actuel président du Brésil, dont l’armée contrôle le territoire haïtien, est à sa huitième année à la tête du pays. Au dernier sondage, 85% des Brésiliens lui auraient accordé un 3e mandat, si la constitution du pays avait offert cette possibilité. Or, à chaque fois qu’il est nécessaire, Lula ne rate jamais l’occasion de rappeler que dans l’histoire du