Débat

L’hôpital public mérite mieux
qu’une «procédure d’urgence»

Nous publions ci-dessous un texte qui, malgré les différences importantes des systèmes en place en France et en Suisse, entre en écho avec des débats et des mesures pratiques (des contre-réformes, en fait) qui sont à l’ordre du jour en Suisse. La prise de position de ces «patrons» de la médecine en France pourrait susciter quelques réflexions au sein des professions médicales en Suisse. Voir à ce sujet la brochure La brèche: Le marché contre la santé. (Réd.)

Madame la ministre Roselyne Bachelot,

Vous avez pris le temps de répondre à nos «propositions pour une réforme de l’hôpital» en nous indiquant que «vous en partagiez les valeurs et les principes». En réalité nous sommes en désaccord sur la méthode et sur le fond. Sur la méthode, vous ne manquez pas de rappeler que votre loi a été précédée d’une concertation sans précédent. Cette concertation fut sans doute partielle, puisqu’elle n’a pas fait apparaître les différentes alternatives.

Une loi portant réforme de l’hôpital ne doit pas s’attacher en premier lieu à la gouvernance, elle doit définir la finalité de cette gouvernance. Cette finalité a été définie par la commission sur l’avenir des CHU, si bien qu’on se trouve en présence aujourd’hui de deux textes différents, voire contradictoires.

Nous pensons que l’hôpital a besoin d’une réforme. Cependant, celle-ci ne peut pas être noyée dans un texte dont sont exclues des questions telles que les modalités de financement de l’hôpital, la complémentarité (et non la concurrence) avec les établissements privés, le développement de la recherche dans les CHU et hors CHU. Faute d’être portée par une réelle perspective de progrès, votre loi a suscité un débat limité aux seules questions de gestion. Sur le fond, nous souhaitons reprendre certaines questions:

1) Il y a une différence entre la lutte contre les gaspillages et la rentabilité. La rentabilité est l’objectif des cliniques privées à but lucratif. Nombre d’activités peu utiles, voire inutiles, peuvent être rentables. Le devoir d’un service public hospitalier est de lutter contre les gaspillages, c’est-à-dire contre les dépenses inutiles. Vous dites qu’il n’est pas question de demander aux hôpitaux d’être rentables, mais depuis la mise en place de la T2A [tarification à l’activité qui joue un rôle clé dans le financement des hôpitaux et leur mise en concurrence; connue en Suisse sous l’acronyme anglais: Diagnosis Related Group-DRG-Groupes  homogènes de diagnostic afin de pouvoir industrialiser et tarifer les actes médicaux - Réd.], nous sommes incités en permanence à «augmenter l’activité» en gagnant des «parts de marché», c’est-à-dire en développant des activités simples et programmables, qui représentent 80% de l’activité des cliniques commerciales et seulement 20% de l’activité des hôpitaux publics. Depuis la mise en place de la T2A, l’activité codée des hôpitaux a augmenté de 3% par an, comme si une catastrophe sanitaire s’abattait chaque année sur notre pays ! Cette inflation, conséquence connue de la T2A, est limitée, dites-vous, par les contrôles. A-t-on fait le calcul du coût de la machine bureaucratique ainsi mise en place ?

Bien qu’ils développent leur activité, les hôpitaux ne peuvent pas retrouver un équilibre financier, dans la mesure où ils sont dépendants d’une enveloppe globale fermée. Vous avez répété que vous aviez augmenté cette enveloppe de 3,1%, malgré la crise. Or, la Fédération hospitalière de France, qui soutient votre loi, a calculé que si le taux de l’inflation et le coût de divers programmes de santé publique décidés par le gouvernement étaient pris en compte, le simple maintien en l’état de l’activité des hôpitaux nécessiterait une augmentation de l’enveloppe budgétaire de 4,15%. Le budget d’investissement va donc être réduit, menaçant l’avenir de l’hôpital public tandis que les cliniques commerciales poursuivent leur activité rentable pour leurs actionnaires.

2) La question des modalités de financement de l’hôpital est effet centrale. Trois modes de financement hospitalier sont possibles: le financement par un prix de journée comme cela se faisait avant 1983, le financement par un budget, et le financement à l’activité comme cela se fait depuis cinq ans. Chaque mode de financement a ses avantages et ses inconvénients. Au lieu d’adopter un modèle unique, il serait préférable d’utiliser les trois de façon conjointe, en retenant le mieux adapté à chaque type d’activité médicale: la T2A pour les activités «standard» bien codifiées, le prix de journée pour les soins palliatifs et la psychiatrie. Le financement par un budget évolutif serait mis en place pour les autres activités en définissant des critères quantitatifs et qualitatifs.

Le système actuel est opaque, dysfonctionnel. Vous-même avez reconnu que depuis cinq ans, la tarification à l’activité avait oublié de prendre en compte la précarité et la gravité des pathologies. Pourtant, en dépit de ce sous-financement, le gouvernement répète que 50% des hôpitaux, et parmi eux 29 des 31 CHU, sont en déficit. De même, personne ne nous explique comment a été calculé le taux des missions de service public réduit à 12% de l’enveloppe globale alors que dans plusieurs pays, ces missions sont valorisées à la hauteur de 50%.

3) Vous avez renoncé à réguler les dépassements d’honoraires en ville sous la pression de la Fédération de l’hospitalisation privée. Allez-vous laisser cette tâche aux assureurs privés ? Le gouvernement a accepté de reporter à 2018 la convergence public-privé prévue initialement pour 2012. Nous vous proposons d’aller plus loin: cette convergence, qui n’est qu’une concurrence inéquitable, n’a pas lieu d’être en raison même de la finalité et du fonctionnement différents des cliniques commerciales et de l’hôpital public. En effet, la clinique peut sélectionner les pathologies et organiser son activité. Elle a rarement un programme opératoire perturbé par l’arrivée d’une urgence. Elle peut fermer son activité pendant un mois d’été pour diminuer ses frais fixes. En renonçant à cette mauvaise idée, vous témoigneriez de votre attachement au service public hospitalier dont la mention même a disparu de la loi !

4) Des économies sont possibles. Nous l’avons toujours dit. Vous nous interrogez sur le fait que les personnes âgées restent indûment hospitalisées faute de place en aval dans le secteur médico-social. Nous déplorons qu’à l’Assistance publique-Hôpitaux de Paris, 1300 personnes attendent chaque jour leur départ en soins de suite. Vous nous interpellez sur les urgences hospitalières surchargées en raison de la défaillance de la permanence des soins de premier recours ou de l’apparition de déserts médicaux. Cependant vous n’évoquez pas la réduction du nombre de médecins formés, passé de 8500 à 3500 par an en raison d’un numerus clausus maintenu pendant plus de vingt ans, sans pour autant changer les conditions d’exercice professionnel. Croyez-vous que les réponses à vos questions soient entre nos mains ?

5) La question de la qualité de l’activité médicale est primordiale. Vous dites avoir choisi la T2A à 100% pour développer la qualité. Or, la T2A est un instrument quantitatif qui ne prend en compte ni la qualité, ni même la justification des soins. La définition d’indices de qualité nécessite une collaboration avec chacune des spécialités médicales. L’évaluation qualitative implique la comparaison entre des centres ayant des activités similaires. Cette comparaison, indispensable pour une évaluation médico-économique comparative, n’existe pas. C’est pourtant en son nom que, malgré vos dires, vous supprimez 1200 emplois, en majorité des soignants, à l’Assistance publique-Hôpitaux de Paris, 650 à Nancy, 400 à Caen, Nantes et Rouen, 550 au Havre, 200 à Lyon, etc. La Fédération hospitalière de France a calculé que 20'000 emplois seraient supprimés d’ici à 2012, ce qui est incompatible avec l’amélioration de la qualité des soins.

6) La question de l’attractivité financière des postes hospitaliers est incontournable, en particulier pour les personnels non médicaux. Les aides-soignantes et les infirmières des hôpitaux sont honteusement mal payées. Une loi sur l’hôpital doit traiter des nouveaux métiers de la santé, de la valorisation de l’activité des soignants, de leur promotion par le travail, et de l’amélioration de leurs conditions de vie.

En ce qui concerne les médecins, vous nous demandez de clarifier notre position sur le maintien de l’activité privée. Excellente question qui se pose d’abord à vous-même. Quelle est votre position sur le maintien de l’activité libérale à l’hôpital ? Envisagez-vous de la supprimer ? Si oui, pourquoi ne l’avez-vous pas fait dans cette loi ? Si non, votre question ressemble fort à une habileté politicienne. Cette activité libérale fut instituée lors de la création des CHU. Prévue initialement pour être transitoire, elle fut maintenue pour deux raisons: la non-prise en compte de l’indemnité hospitalière dans la retraite et des différences de revenus entre le public et le privé, allant de 2 à 5 dans certaines disciplines (chirurgie, radiologie…). Cette activité privée à l’hôpital public est encadrée par la loi. Elle ne doit pas dépasser 20% de l’activité de chaque médecin ni entraver l’égalité d’accès à des soins de qualité. Moins de 10% des médecins hospitaliers ont une activité privée. Parmi eux, 90% respectent les règles et seuls 10% ne les respectent pas et méritent d’être rappelés à l’ordre. L’avez-vous fait ? Votre interpellation sur l’activité privée à l’hôpital est d’autant plus surprenante que votre loi prévoit que des médecins hospitaliers pourront être payés à l’activité, ou même avoir une activité exclusivement libérale au sein même des établissements publics.

Revenons enfin à la préoccupation du Président de la République: «il ne doit y avoir qu’un seul patron à l’hôpital», le directeur d’hôpital. Celui-ci peut désormais venir du privé, être embauché sous contrat; il devient révocable à tout moment et sans appel par le directeur de l’Agence régionale de santé, lui-même véritable préfet sanitaire nommé en conseil des ministres. Il s’agit d’une politisation extrême de la gestion de la santé. Tout pouvoir tend naturellement à devenir un pouvoir absolu. Il est donc nécessaire de prévoir des mécanismes assurant l’équilibre. Disposés à poursuivre le débat, nous sommes convaincus que la levée de la procédure d’urgence parlementaire, donnant du temps à la concertation, permettrait de sortir de la confusion et des tensions actuelles.

Nous vous prions de croire, Madame la ministre…

Les professeurs Basdevant (Pitié-Salpêtrière), Bourgeois (Pitié-Salpêtrière), Bousser (Lariboisière), Brochard (Henri-Mondor), Dubourg (Ambroise-Paré), Fischer (Necker), Franco (Antoine-Béclère), Frydman (Antoine-Béclère), Gaudric (Lariboisière), Gluckman (Saint-Louis), Godeau (Henri-Mondor), Grimaldi (Pitié-Salpêtrière), Guillevin (Cochin), Kieffer (Pitié-Salpêtrière), Kuttenn (Pitié-Salpétrière), Lyon-Caen (Pitié-Salpêtrière), Mariette (Bichat), Menasche (Georges-Pompidou), Musset (Antoine-Béclère), Niaudet (Necker), Sahel (Quinze-Vingt), Sedel (Lariboisière), Valla (Beaujon), Varet (Necker), Vernant (Pitié-Salpêtrière).

(28 mai 2009)


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