Economie

Egalité et «égalité des chances»

Alain Bihr

Dans la suite des contributions démystifiantes * sur la «novlangue» du néo-libéralisme, nous publions cet article sur l'égalité et «l'égalité des chances», cette dernière formule ayant, plus d'une fois, été reprise, aveuglément, par une certaine gauche (réd).

Depuis que la fameuse formule révolutionnaire «Liberté, égalité, fraternité» est devenue la devise de la République française, son terme central n’a cessé de poser problème. Non seulement pour toutes les composantes de la réaction contre-révolutionnaire, pour lesquelles l’idée même d’une égalité de principe entre tous les hommes est un scandale éthique et politique autant qu’une aberration ontologique, puisque pour elles l’inégalité entre les êtres est une loi naturelle voire divine inviolable. Mais il a encore rapidement divisé les différents courants qui se proposaient d’assumer l’héritage révolutionnaire.

Pour les uns, il s’agissait clairement d’en rester à l’inspiration libérale originelle de la formule et, par conséquent, en se limitant à la stricte égalité juridique et civique: à l’égalité des hommes face au droit et face à la loi, en leur double qualité de personnes privées et de citoyens. Une égalité qui est d’ailleurs exigée par le fonctionnement même de la société civile et de la démocratie politique, deux conditions et conséquences à la fois de cette économie marchande généralisée qu’est le capitalisme. Par exemple, pour qu’un contrat de travail puisse être conclu, il faut que l’employeur capitaliste et le travailleur salarié figure l’un face à l’autre comme propriétaires: l’un de moyens monétaires, l’autre d’une force de travail, qu’ils sont prêts à échanger à égalité formelle de condition et de prétention. Ou encore, pour qu’une démocratie parlementaire puisse fonctionner, il faut que la voix de l’homme le plus riche, le plus puissant ou le plus savant ne vaille ni plus ni moins que celle du plus pauvre, du plus faible et du plus ignare.

Par contre, d'autres, très tôt – dès le cours même de la Révolution française – et plus encore dans les décennies suivantes, au fur et à mesure où le mouvement ouvrier fit entendre la voix des plus démunis, dénoncèrent les limites de cette égalité juridique et civique. D’une part, ils montrèrent que cette liberté était purement formelle: elle était vidée de tout contenu par les inégalités réelles, de revenus, de patrimoine, de pouvoir, de culture, etc., liées aux différences de situations des individus dans les rapports de production, les rapports de propriété, les rapports de classes, les rapports de genres, etc. Ce n’est que formellement en leur qualité de propriétaires privés que l’employeur capitaliste et le travailleur salarié se font face: en réalité, le rapport de forces entre eux sur le marché du travail est généralement tel que le premier impose ses conditions (de rémunération et d’emploi) au second. D’autre part, et de ce fait, cette liberté formelle en devient illusoire et mensongère: elle est le masque ironique dont se pare l’oppression pour se justifier et désarmer du même coup idéologiquement les opprimé·e·s, brouiller leur conscience des rapports sociaux réels. Et les mêmes, dès lors, de réclamer que l’on passe de l’égalité formelle à l’égalité réelle: en réduisant les inégalités sociales, voire en y mettant fin, par l’éradication de leurs principes mêmes, à commencer par la propriété privée des moyens de production. Socialisme et communisme sont nés, notamment, de cette passion pour l’égalité.

On l’aura compris, la notion d’égalité pose un problème structurel à l’idéologie dominante, quelle qu’en soit l’orientation. D’une part, il lui est impossible de s’en passer, puisque l’égalité formelle (juridique et civique) fait partie des conditions mêmes de fonctionnement des rapports capitalistes de production. D’autre part, ce faisant, elle entretient elle-même un concept et un thème susceptibles en permanence de se retourner contre elle et contre l’ordre économique, juridique et politique qu’elle est censée défendre et justifier, en permettant de souligner l’écart entre les inégalités réelles et l’égalité formelle, de dénoncer les premières au nom de la seconde (et inversement) et d’exiger la réduction de cet écart, voire sa suppression pure et simple. Bref il lui faut constamment gérer cette contradiction: mobiliser la notion d’égalité tout en désamorçant le potentiel critique qui est le sien.

L’égalité contre l’égalitarisme

Dans la phase la plus récente, l’offensive néolibérale a tenté de gérer cette contradiction doublement. En premier lieu, en tentant de dissocier l’égalité formelle de la revendication de l’égalité réelle, qualifié d’égalitarisme et fustiger à ce titre. A cette fin, elle a communément recouru à trois arguments différents. Arguments aussi fallacieux que méprisables, puisqu’ils en viennent tous à justifier en définitive les inégalités réelles.

Selon le premier, poussée à bout, l'égalité serait synonyme d'uniformité: elle coulerait tous les individus dans le même moule, elle les stéréotyperait. L'inégalité est alors défendue au nom du droit à la différence. Cet argument repose en fait sur une double confusion, spontanée ou intéressée, entre égalité et identité, d'une part, entre inégalité et différence, de l'autre. Or, pas plus que l'égalité n'implique l'identité (l'uniformité), l'inégalité ne garantit la différence. Bien au contraire: les inégalités de revenus génèrent des strates ou couches sociales au sein desquelles les individus sont prisonniers d'un mode et d'un style de vie, qu'ils sont plus ou moins tenus de suivre. Quant aux inégalités de pouvoir, elles créent des hiérarchies bureaucratiques de places et de fonctions qui, du haut en bas, exigent de chaque individu qu'il normalise ses comportements, ses attitudes, ses pensées s'il veut espérer gravir les échelons. Inversement, loin d'uniformiser les individus, l'égalité des conditions sociales peut ouvrir à chacun d'eux de multiples possibilités d'action et d'existence, qui seraient éminemment plus favorables au développement de sa personnalité, et en définitive à l'affirmation des singularités individuelles.

Le second argument est que l'égalité réelle serait synonyme d'inefficacité. En garantissant à chacun une égale condition sociale, dans l'accès aux richesses matérielles, dans la participation au pouvoir politique, dans l'appropriation des biens culturels, elle démotiverait les individus, ruinerait les bases de l'émulation et de la concurrence qui constituent le facteur premier de tout progrès. L'égalité serait ainsi nécessairement contre-productive, stérilisante, tant pour l'individu que pour la communauté. Certes, reconnaissent les néolibéraux, la concurrence et le marché sont inévitablement facteurs d'inégalités. Mais, dans la mesure où celles-ci sont la rançon à payer pour l'efficacité globale de l'économie, elles profitent en définitive à tout le monde, aussi bien aux ‘perdants’ qu’aux ‘gagnants’ !

Cet argument présuppose «la guerre tous contre tous» que constitue la concurrence marchande, en présentant cette dernière comme un modèle indépassable d'efficacité économique. Or, d'une part, cette efficacité n'a pas pour seule condition la concurrence sur le marché: la forte croissance économique d'après-guerre a aussi reposé sur la réglementation de la concurrence et la prise en compte d'impératifs sociaux de réduction des inégalités, précisément. D'autre part, et surtout, la prétendue efficacité capitaliste a son prix, de plus en plus lourd: le gaspillage non seulement des ressources naturelles mais aussi des richesses sociales. Les inégalités issues du marché entraînent en effet un incroyable gâchis: elles stérilisent l'initiative, la volonté, l'imagination et l'intelligence, le désir de se réaliser dans une tâche personnelle ou socialement utile, en un mot les talents de tous ceux dont elles aliènent l'autonomie, de tous ceux dont elles font des individus condamnés à obéir, à se soumettre, à subir, ou qu'elles excluent purement et simplement de la vie sociale normale. Mesure-t-on, par exemple, ce formidable gaspillage de richesse  sociale (en même temps que la somme de désespoir individuel) que constituent le chômage et la précarité de masse? L'efficacité économique de la société ne serait-elle pas supérieure si était utilisée la force de travail des centaines de millions de personnes affectées (à l'échelle internationale) par ce processus d'exclusion de l'emploi?

Le discours inégalitariste se replie, en dernier lieu, sur son argument majeur: l'égalité réelle serait synonyme de contrainte, d'aliénation de la liberté. Liberticide, elle le serait en portant atteinte au ‘libre fonctionnement du marché’: en bridant la capacité et l'esprit d'entreprise, en déréglant les auto-régulations spontanées du marché par la réglementation administrative, en se condamnant du même coup à étendre et complexifier sans cesse cette dernière, jusqu'à enserrer l'économie et la société entière dans les rets d'une bureaucratie tentaculaire. En définitive, entre liberté politique et égalité sociale, il y aurait incompatibilité voire antagonisme, et les atteintes éventuelles que doit supporter la seconde seraient la condition en même temps que la garantie de la pérennité de la première. Inversement, dénoncer les inégalités réelles, remettre en cause leur légitimité, ce serait faire le lit d'un totalitarisme niveleur qui prend la forme fallacieuse de l'utopie révolutionnaire ou même seulement celle du réformisme généreux. Bref, l'enfer totalitaire serait pavé des meilleures intentions égalitaires.

Reprenant en partie les deux précédents, ce dernier argument ne vaut pas mieux qu'eux, tout en en redoublant le cynisme. Qui ne voit qu'en fait c'est l'inégalité qui opprime tous ceux qui la subissent ? Quelle est la liberté du chômeur de longue durée, de l'ouvrier à la chaîne, du smicard (de celui qui touche le salaire minimum), du pauvre, de l'illettré, de celui qui meurt à 30 ou 40 ans d'un accident du travail ou dont la vie est abrégée par l'usure au travail? La seule liberté que garantisse l'inégalité sociale, c'est celle d'exploiter et de dominer, c'est la faculté pour une minorité de s'arroger des privilèges matériels, institutionnels et symboliques au détriment de la majorité. C'est au contraire l'égalité de condition qui garantit la liberté, en mettant chacun à l'abri des tentatives d'abus possibles de la liberté d'autrui. Bref, pas de véritable liberté (pas plus d'ailleurs que de fraternité) sans véritable égalité[1] ?

L’égalité des chances contre l’égalité

La fragilité de cette première ligne de défense argumentative du discours néolibéral tient évidemment dans son mode de justification de l’écart entre égalité formelle et inégalités réelles. En tentant d’expliquer que les secondes sont en quelque sorte le prix inévitable à payer pour garantir la première, qui serait seule possible, elle s’expose au discrédit au regard de tous ceux qui doivent payer ce prix, craignent de devoir le payer un jour ou l’autre ou qui, sans avoir à le payer ni même craindre de devoir le payer à l’occasion, le trouvent pourtant trop élevé et injuste. D’où la mise en œuvre par le discours néolibéral d’une seconde ligne de défense, plus subtile, faisant appel à la curieuse notion d’égalité des chances.

L’idée en est simple, simpliste même… La proclamation de la seule égalité formelle étant insuffisante et le maintien d’un trop grand écart entre elle et les inégalités réelles risquant d’être jugé intolérable, il s’agit de faire accroître que notre société offre ou pourrait offrir, par des institutions ou des actions appropriées visant à concrétiser l’égalité formelle face au droit et à la loi, une égale possibilité à tous les individus, quelle que soit leur position de départ dans la course aux places le long de l’échelle sociale, d’accéder aux meilleures de ces places. Si bien que le résultat de la course ne serait dû en définitive qu’aux talents et aux efforts inégaux des individus ou aux circonstances, plus ou moins heureuses ou malheureuses,  qui ont présidé à l’expression de leurs talents et de leurs efforts. On devine immédiatement le bénéfice idéologique d’une telle représentation idyllique de la concurrence interindividuelle: une égalité des chances étant censée être garantir au départ, les inégalités à l’arrivée doivent tout aux concurrents et rien aux règles (explicites ou implicites) de la concurrence, ni aux rapports sociaux qui président à la production de ces règles… ainsi qu’aux dotations inégales des concurrents. Le concours n’étant pas truqué et tous les concurrents ayant la même chance sur la ligne de départ, ce ne peut être que les meilleurs qui gagnent ! Qui pourrait légitimement le leur reprocher ?

En fait, cette seconde ligne de défense argumentative n’est guère plus solide que la précédente. En premier lieu, la notion d’égalité des chances est une véritable contradiction dans les termes. Car là où il y a égalité, par définition il n’y a pas besoin de chance ; et là où il y a chance, il n’y a pas égalité, mais hasard, gros lot pour un petit nombre et, au mieux, lot de consolation pour quelques-uns parmi tous les autres… Autant dire qu’une loterie est affaire d’égalité sous prétexte que chacun peut participer au tirage au sort de l’heureux gagnant ! Ou qu’il en va de même dans l’épreuve de la roulette russe, sous prétexte que chacun peut presser sur la détente ! Quelle piètre idée de l’égalité on se fait ici !

On s’en rend d’ailleurs compte, en second lieu, quand on imagine ce qui se passerait si, ayant été instaurée, cette fameuse ‘égalité des chances’ en venait, miraculeusement, à transformer tous les riches en pauvres et à faire d’autant de ci-devant pauvres des riches – on peut imaginer le même type de miracle inversant les dominants en dominés et vice versa, les cultivés en ignares, etc. Evidemment, rien n’aurait fondamentalement changé au niveau de structures sociales dans leur ensemble: au niveau des rapports d’exploitation, de domination et d’aliénation. La nature des inégalités réelles, leur forme et leur contenu, leur intensité même seraient, après l’heureux miracle produit par «l’égalité des chances», ce qu’ils étaient déjà avant. Seule aurait changé l’identité de «gagnants» et des «perdants». Ce qui nous révèle en passant le présupposé individualiste de la notion d’égalité des chances: elle promet de transformer la situation de certains individus, tout en laissant inchangées les structures sociales. Et, en cherchant à faire croire au plus grand nombre que c’est possible, elle les conduit à se désolidariser les uns des autres pour tenter leur chance individuellement. En pure perte pour la quasi-totalité d’entre eux.

Car – et ce sera ma dernière objection – il n’est que trop évident que l’égalité des chances est un pur leurre. Comment peut-on imaginer créer les conditions d’une pareille égalité dans une situation où règnent, dans tous les domaines et sous tous les rapports, les inégalités entre les individus? Le lot général, c’est précisément l’inégalité des chances face à l’enseignement, l’emploi, le logement, la santé, la culture, etc. Les éventuelles institutions ou actions dont on attend les corrections nécessaires témoignent toutes de leur impuissance foncière à cet égard. Pour ne prendre qu’un exemple, des décennies de «démocratisation de l’enseignement» n’en ont rien réduit les inégalités scolaires entre enfants de catégories populaires (ouvriers, employés, agriculteurs, artisans et petits commerçants) et enfants des catégories favorisées (cadres, professions libérales, chefs d’entreprise), elles se sont contentées d’en déplacer le niveau et d’en renouveler les formes[2]. Bien au contraire, l’accès aux diplômes les plus prestigieux (ceux des écoles d’ingénieurs, des écoles supérieurs de commerce, pour ne pas parler des «grandes écoles») est plus élitique aujourd’hui qu’il ne l’était déjà aux lendemains immédiats de la  guerre ou dans les années 1970.

* Voir: «Les charges sociales» (6 septembre 2006), «Le capital humain» (6 mars 2006), «La réforme» (28 novembre 2005), «La refondation sociale», (1 novembre 2005), «Le marché» (13 mai 2005).

1. La plupart des arguments précédents ont été empruntés à Tony Andréani et Marc Feray, Discours sur l'égalité parmi les hommes, Paris, L'Harmattan, 1993 (chapitres 1 et 3 notamment).

2. Voir à ce sujet le chapitre 10 de Déchiffrer les inégalités, Editions Syros-La Découverte, 1999.


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