Libye

Au centre-ville de Misrata

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Misrata: état des lieux

 

Le reportage sur la situation à Misrata – troisième ville du pays située à quelque 200 km à l’est de Tripoli – que nous publions ci-dessous a été écrit le 4 avril 2011. Il a été publié sur le site setrouver.wordpress.com.

En date du 8 avril, le site en anglais d’Al-Jariza annonçait que «les troupes du gouvernement libyen avaient avancé sur la ville assiégée de Misrata et que les rues résonnaient des affrontements entre forces rebelles et pro-kadhafistes». Selon un porte-parole des rebelles, les affrontements semblent se concentrer dans la partie orientale de la ville.

Selon l'ONU, les morts et les blessés se comptent par centaines dans cette ville en proie à des combats continus depuis plus de 40 jours. Une aide médicale et alimentaire est arrivée par bateau le vendredi 8 avril.

Ce reportage éclaire sous un style différent ce celui de la presse officielle la réalité des affrontements et le quotidien des habitants et des insurgés. Cette information nous semble utile pour tout débat politique informé. (Rédaction)

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Alors que les journalistes occidentaux ont fui Misrata, nos amis, qui sont encore dans la ville, nous envoient le fruit de leurs recherches et constatations de ces derniers jours. Ce texte est découpé en 3 parties distinctes. L’une, à fin de contextualisation, rappelle quelques informations générales sur la Libye. La deuxième revient sur le soulèvement du 20 février à Misrata. Enfin la dernière et la plus longue partie dresse un état des lieux de la situation actuelle dans la ville. Il y est décrit le positionnement des forces en présence, puis la manière dont les insurgés s’organisent.

1. Considérations générales sur la Libye

Le texte qui suit tente un bref état des lieux du pays, du point de vue économique, historique, social. Il est largement limité par notre manque de connaissance du pays. Pourtant, ces quelques considérations permettent de saisir les événements dans une vision moins étroite que ce qui a été écrit jusque-là.

La Libye n’est pas un pays pauvre. Les richesses issues du pétrole irradient toute l’économie, des secteurs de cette industrie à ceux qui lui sont indirectement liés. Les cadres, les ingénieurs, les enseignants contribuent largement à l’insurrection. Le travail ouvrier (bâtiment, soudure, menuiserie, etc.) est principalement effectué par la population provenant de l’immigration africaine. La vie libyenne fonctionne sur le modèle de la métropole occidentale. Dans l’ensemble, les Libyens ne vivent pas de leurs propres productions et dépendent des échanges commerciaux. La quasi-totalité de ce qui est consommé relève des importations. Celles-ci ont cessé depuis le début de la guerre. Certaines ressources (médicaments, nourriture…) transitent encore par la frontière égyptienne, mais elles se font au compte-gouttes et au gré des initiatives personnelles. L’ensemble du pays vit actuellement sur ses stocks et il est difficile de savoir combien de temps ils pourront encore subvenir aux besoins. Comme nous l’a rappelé un vieil homme, cette révolution n’a pas commencé parce que les Libyens avaient faim. Selon lui, le peuple s’est soulevé pour la dignité, l’honneur. Les Libyens avaient beau être riches et bien éduqués, ils avaient l’impression de vivre comme du bétail, à savoir ne faire que «manger et pisser». Maintenant que la guerre a bouleversé certains aspects du quotidien, il est difficile de comprendre ce qu’un retour à la normal impliquerait. Ils ont déjà gagné l’honneur et la liberté dans le processus même de la guerre.

Les quarante-deux ans du régime Kadhafi ont empêché le développement d’une culture de la politique classique: absence de partis politiques, inexistence de lieux de sociabilité classiques tels que des associations, nulle émergence d’idéologie particulière. C’est sans doute une des raisons pour lesquelles on entend peu de discours sur la démocratie, à l’inverse des mouvements en Egypte ou en Tunisie. Etant donné qu’il n’y a pas l’ancrage d’une force d’opposition, même clandestine, aucun leader ne bénéficie d’un engouement particulier de la part des révolutionnaires. De la même manière, nous ne distinguons pas de hiérarchie formelle qui centraliserait l’organisation de cette guerre. Pour autant, nous commençons à entendre le nom d’Abdel Fattah Younes Al-Abidi, ancien ministre de l’Intérieur du régime de Tripoli nommé, ces derniers jours, chef d’état-major des troupes rebelles. Pour le moment, son rôle semble limité au plan logistique militaire. Même si la presse occidentale l’annonce comme le nouveau leader, il est loin de faire l’unanimité parmi les shebabs. Les seules figures auxquelles se rattache le sentiment national et patriotique sont des symboles de résistance passée comme celle d’Omar Al-Moktar. Aujourd’hui, «les Libyens libres sont tous des Omar Al-Moktar». Ce dernier, cheikh des mudjahidins de l’époque, a combattu les Italiens de 1911 à 1931, retranché dans les montagnes de l’est, s’attaquant aux chars avec des moyens de fortune, construisant des pièges et imaginant d’autres mauvais coups de génie. «La victoire ou la mort, ne jamais se rendre», tel était son mot d’ordre, qui retentit encore aujourd’hui.

En ce qui concerne le système tribal, il s’agit surtout d’un mythe que Kadhafi a beaucoup utilisé pour asseoir une gestion du pays par la division et, par conséquent, favoriser la sienne, les kadhafa. Les tribus ont une réalité historique, mais aujourd’hui elles n’ont plus d’influence dans les rapports de force. Dans les grandes villes, par exemple, plus personne ne semble se référer à une tribu d’appartenance.

Dans cette guerre, l’Islam agit comme le seul lien communautaire infaillible, là où le vide spirituel qui accompagne l’occidentalisation pourrait atomiser les partisans de la révolution. Vivre dans la bonne voie ou mourir pour une bonne raison. Qu’il s’agisse précisément de la guerre en cours ou de la vie ordinaire, nos amis libyens insistent: «une cible, un chemin». La force que donne ici la foi est déterminante dans la tenue du conflit. Quand le bateau acheminant des munitions, de la nourriture et des médicaments pour Misrata a été menacé, par un appel anonyme, d’être attaqué, le doute ne marquait aucun visage. Au son des prières et des chants, le bateau a pénétré dans le port.

2. Les débuts du soulèvement à Misrata

Le 17 février, alors que la katiba [unité militaire] de Benghazi tombe aux mains des insurgés, une petite foule de partisans kadhafistes parcourt encore tranquillement les rues de Misrata, munie de mégaphones, agitant des drapeaux verts et des portraits du «Guide». Ils s’efforcent de manifester un semblant de normalité quand, partout dans l’est, les positions du pouvoir sentent déjà le brûlé.

Mais, le 19 février, cinq cents étudiants de Misrata sortent dans les rues pour protester contre les tirs sur la foule qui ont eu lieu à Benghazi. La manifestation est attaquée dès le matin, à main nue ou à coups de gourdins par des kadhafistes. Dans l’après-midi, les esprits s’échauffent, l’armée se déploie et tire à la mitrailleuse 14.5 sur la foule. Il y a un mort du côté des manifestants. Le lendemain, environ vingt mille personnes envahissent le cimetière pour enterrer le jeune garçon. Une fois la cérémonie terminée, la foule marche sur le centre-ville, avec des bâtons en guise d’armes et attaque systématiquement tous les symboles du régime. C’est le ravage des quelques «lenjen toria», sortes de bureaux du parti «révolutionnaire» kadhafiste, et comme un peu partout en Libye, le départ précipité vers Tripoli d’une large frange des militaires – ce qui fournit, aux insurgés, leurs premières et seules armes.

Il faut savoir que Misrata était considérée comme une ville commerciale, très calme et exempte d’agitation politique, à l’inverse de Benghazi, lieu de résistance où les forces kadhafistes étaient armées en conséquence. Ici, on connaissait même très peu les potentielles caches d’armes. Ce n’est qu’il y a deux semaines, quand des explosions se faisaient encore entendre six heures après le bombardement de l’aéroport par la coalition, que les gens ont compris où elles se trouvaient concentrées.

Dès les premiers jours, le chef local des forces spéciales de Kadhafi promet à la population qu’il ne donnera pas l’ordre de tirer sur la foule. Il est arrêté et emmené à Tripoli avec sept autres personnes. La katiba et ses stocks de munitions restent aux mains du pouvoir. Si le problème de l’armement des insurgés se fait encore sentir aujourd’hui dans la guerre asymétrique qui se livre ici, ce n’est rien au regard des premières offensives «loyalistes» pour reprendre la ville. La population était alors quasiment désarmée. Ses principaux moyens de lutter contre les premiers tanks qui entraient en ville étaient largement improvisés. A plusieurs, ils couraient sur les blindés, armés de cocktails Molotov et de gélatines – grenades artisanales traditionnellement utilisées pour la pêche, dont la puissance varie en fonction de la taille de la boîte de conserve qui conditionne l’explosif. A ce moment-là, la victoire est une affaire de détermination et d’ingéniosité face aux colonnes constituées principalement de mercenaires étrangers, fortement armés mais désavantagés par leur méconnaissance du terrain.

Le plan militaire qui se déploie ici n’est pas autre chose que la fortune de Kadhafi qui achète sa vengeance. Depuis le départ, les milices sont composées de mercenaires étrangers. L’arrivage massif de ces «soldats», en provenance de divers pays, est permanent, soit parce qu’il est organisé par Kadhafi, soit parce que c’est le nouveau plan thune [argent] des tueurs professionnels: en atteste, des bureaux de recrutement au Tchad et au Mali, cet appel satellite intercepté d’un sniper serbe invitant ses potes au pays à le rejoindre ici. Pour aligner des civils dans un viseur, la rémunération peut aller jusqu’à 10’000 dinars par jour. On parle aussi des quartiers pauvres ou des villes défavorisées du sud dans lesquelles les pro-Kadhafi recrutent des Libyens, qui, au cours des premières semaines, ont grossi les effectifs des milices ou servent, maintenant, à manifester devant des caméras en agitant le drapeau vert. Les sommes d’argent et les promesses d’emplois haut placés que le clan Kadhafi est capable de proposer créent une méfiance diffuse, égale à la peur des espions. Même s’il nous est difficile de saisir toutes les tensions, cette méfiance ne semble pas produire une ambiance délétère, ni nuire aux liens entre les révolutionnaires.

Le troisième jour, la plupart des gens avaient déjà déserté leurs postes de travail. Une sorte de démobilisation générale s’est installée parce que l’Etat comme instance de gestion avait déjà disparu ou, en tout cas, il n’était plus question de le reconnaître. Des assemblées se sont formées sur la place centrale de Misrata, là où convergeait la foule. S’y est posée immédiatement, la nécessité de s’organiser pour la nourriture, l’eau, l’électricité, l’argent, autant que pour combattre. Ceux qui poussaient à la création de «conseils» pour coordonner les initiatives venaient pour une bonne partie du milieu judiciaire (avocats, juges…). Ce sont eux qui ont poussé les banques à rouvrir quelques jours la première semaine pour que soit distribué l’argent. Suite à la création de ces conseils locaux, il y a eu la volonté d’une coordination à l’échelle nationale, ce qui deviendra le Conseil National de Transition (CNT). Cette instance est donc aussi composée de délégués des conseils locaux. Par exemple, il y a deux personnes de Misrata présentes au CNT de Benghazi.

Depuis la première semaine, sur les plans politiques et existentiels, la ville est acquise à la révolution. Il faut la bêtise d’un adepte de la propagande télévisée d’Etat ou la distance d’un journaliste occidental pour se perdre encore en conjectures et croire que quelque chose puisse encore ici tourner politiquement en faveur de Kadhafi. On ne voit pas bien en quoi consisterait maintenant pour le pouvoir le fait de «reprendre Misrata», sauf à en éradiquer purement et simplement la population.

3. Notes sur la stratégie de siège de Misrata – cartographies

La disposition des forces ennemies, sur trois secteurs importants, encercle Misrata et en empêche l’accès par voie terrestre. De ces trois points et de l’occupation de Tripoli Street, des incursions sont régulièrement effectuées ou tentées plus en avant dans la ville. La stratégie des forces kadhafistes consiste en une politique de la terreur: pénétrer dans certains quartiers pour les piller, enlever des habitants ou les tuer. Elle prend aussi la forme de bombardements, de tirs tactiques ou de prises de positions pour priver la population de ses ressources: la nourriture, l’électricité, le pétrole, l’argent, le matériel médical, les moyens de communication.

A l’ouest

Depuis Zlitan, le long de la route côtière, des pièces d’artillerie lourde, des tanks et des BMB (blindés de transports de troupes) sont retranchés dans une zone forestière à une dizaine de kilomètres de Misrata. Les mouvements depuis cette zone sont à découvert. Ils tentent régulièrement des percées dans la ville afin de se réfugier dans les immeubles pour pouvoir tenir une position à l’abri des tirs de la coalition. Jusque-là, les shebabs ont toujours réussi à les faire reculer.

Au sud

Les forces kadhafistes sont concentrées depuis Tamina jusqu’aux abords de la base militaire de l’aviation, bombardée deux fois par l’OTAN. Depuis cette position, les troupes de mercenaires s’assurent le contrôle des accès sud de la ville (intersections des portes sud et de la Highway) et procèdent à des incursions. Au croisement de la Highway et de Benghazi Street, les blindés enfoncent les façades des magasins et des cafés pour se mettre hors de vue dans les bâtiments lors des passages des avions de la coalition. Leurs mouvements sur la Highway coupent la ville de toute la zone qui s’étend au-delà, concentrant la plupart des fermes de la région, et donc la majeure partie de la (faible) production agricole locale. Les forces loyalistes se sont particulièrement attachées à couper l’alimentation en électricité des exploitations et à en rendre l’accès depuis la ville particulièrement suicidaire.

A l’est

La zone qui s’étend du sud-est de Misrata jusqu’au port Quasr Hamad essuie continuellement des tirs d’artilleries, des pillages ou des tentatives d’attaques sur les entrepôts de stockages. Ce port de commerce est une immense zone industrielle devenue le nœud stratégique local dans le déroulement des hostilités puisqu’elle sert encore de grenier à la ville. L’attaque du vendredi 2 avril par un tank et un groupe de voitures, mise en échec par l’intervention largement médiatisée de la coalition, y visait des entrepôts de sucre et de farine. Les premiers ont complètement cramé. Cette opération faisait suite à de multiples tentatives au cours des semaines précédentes, toujours plus ou moins limitées par les contre-attaques des shebabs. Dans cette zone se trouvent également la dernière centrale électrique encore fonctionnelle de Misrata, ainsi que les réserves de pétrole, encore conséquentes, qui servent autant à la circulation des shebabs qu’à produire l’électricité de la ville. La seconde centrale – située à Karsas au nord-ouest – a été détruite, il y a trois semaines, privant la moitié de la ville non seulement d’électricité mais aussi d’eau puisque le pompage direct des nappes phréatiques en dépend. D’autres points du circuit électrique sont aussi régulièrement touchés comme les boîtiers électriques des quartiers.

Le centre-ville

Il y a un peu plus de deux semaines, les forces loyalistes ont réussi une incursion dans le centre de la ville. L’opération rassemblait sept cents hommes, une quarantaine de tanks et autres engins d’artillerie. Les shebabs ont été tenus en échec. Depuis, l’occupation de Tripoli Street par les forces kadhafistes paralyse la colonne vertébrale du centre-ville marchand. Les snipers ont pris position sur les plus hauts buildings. Huit blindés ont été positionnés entre le principal hôpital de la ville et les abords d’un gros supermarché et du marché à légumes qui pouvaient, il y a peu encore, pourvoir en nourriture. Les anciens locaux de la radio et ceux de la télévision locale, en retrait de la rue principale, sont endommagés et l’accès y est difficile. Leurs locaux ont été déménagés dans des endroits plus protégés et inconnus des forces kadhafistes.

S’organiser à Misrata

Pour désigner les combattants, les journaux occidentaux parlaient des «shebabs» (littéralement, «les gars»). Or, ici, tous s’appellent «shebab». Il y a ceux qui affrontent physiquement, avec ou sans armes, l’ennemi, et ceux qui s’attellent, sous plusieurs autres formes, plus ou moins chaotiques, à rendre cette guerre habitable et victorieuse. Se nourrir, circuler, communiquer, se soigner, se défendre sont devenus des pratiques offensives.

A Misrata, plus particulièrement qu’ailleurs, la guerre n’a pas pris la forme d’un front rangé contre l’ennemi et d’un arrière mobilisé dans une économie de guerre performante et organisée par une instance centralisée. A Misrata, dès le 20 février, les habitants sont sortis dans la rue, ont déserté leur travail et ont cherché à remplir le vide laissé par l’attaque des administrations du régime de Kadhafi. Des rassemblements se sont improvisés, des appels à s’organiser se sont succédé. Ces élans spontanés ont eu lieu dans chaque ville libyenne qui s’est soulevée. Très vite est venue l’idée d’un conseil national auquel participeraient deux membres de chaque ville. Celui-ci est posté à Benghazi, ville de l’est, premier endroit à prendre les armes contre le régime, le 17 février. Pour le moment, cette instance sert aux pourparlers diplomatiques avec l’Occident et participe à coordonner, nationalement, une meilleure répartition des moyens.

Localement, la seule instance qui influe sur le cours de la guerre est le conseil local. Le rôle de coordination matérielle (organiser la distribution de la farine, du fuel, chercher à répondre aux besoins des hôpitaux, etc.) que cette instance endosse intervient seulement quand les besoins ne peuvent pas être résolus directement par les habitants, soit pour une question d’échelle (les hôpitaux), soit parce que ceux-là ont dû quitter leurs quartiers. Par exemple, ici, les familles ont en grande partie quitté les zones adjacentes à Tripoli Street depuis le début de son occupation par les forces loyalistes, il y a deux semaines. Le ravitaillement des shebabs qui y tiennent position passe alors par la coordination du conseil local: ses membres s’assurent que des familles préparent de la nourriture et que des munitions soient disponibles. Pourtant, à Misrata, le conseil local est loin d’incarner l’autorité en matière de décisions et d’initiatives. Il ne peut pas prétendre remplir la béance ouverte par la destitution de l’ancien régime. D’abord, il n’y a pas l’assise d’une opposition politique qui pourrait se poser comme leader de la révolution. Ensuite, le conseil local est spontanément limité par la détermination et les savoir-faire des uns et des autres.

La majeure partie de la population a cessé d’aller travailler et, dès le 21 mars, il n’y avait plus d’activité économique dans Misrata. Les habitants se sont rendus disponibles à la révolution en revêtant de nouveaux rôles qu’ils se sont eux-mêmes attribués. Le maître de conférence qui s’attelle à gérer le point internet de la ville ; l’ancien militaire qui devient capitaine de bateau ; l’étudiant en médecine qui part combattre ; les bandes de gamins du quartier qui tiennent des check points toute la nuit ; le propriétaire d’une pelleteuse qui passe dans les rues pour former des barricades de sable.

En ce qui concerne les tâches plus amples, l’organisation repose sur l’initiative commune d’habitants d’un même coin. Pour les déchets, par exemple, ils s’organisent entre eux pour les rassembler, les incinérer à ciel ouvert ou bien s’en servir comme combustibles pour se défendre. Très rapidement aussi, ils ont compris que certains lieux devaient continuer à fonctionner pour répondre aux besoins créés par cette guerre. La panique ne semble jamais avoir emporté les foules dans la destruction et le pillage de ce qui pouvait servir à tenir dans la durée. Certains lieux stratégiques n’ont donc jamais cessé leur activité, comme les dépôts de stocks issus de l’importation et ceux contenant le fuel pour en permettre la distribution. Les centrales électriques en font aussi partie. En leur sein, le travail ne fonctionne plus comme à l’ordinaire. A défaut d’autres moyens de communication, on se tient au courant des coupures d’électricité par des messages diffusés au cours des émissions de radios locales. Les techniciens, plus ou moins improvisés, se rendent sur place, en prenant parfois beaucoup de risques, constatent les dégâts des compteurs attaqués ou des lignes sectionnées et font savoir aux habitants, toujours par la radio, le temps nécessaire aux réparations.

Les banques ont d’abord été forcées d’ouvrir trois jours par semaine pour distribuer l’argent. Les forces kadhafistes se sont alors postées devant. L’argent n’est donc plus une nécessité pour acquérir les produits: ceux qui en ont encore paient, et les autres allongent des ardoises qui n’ont plus vraiment de sens, aucune activité n’étant plus remunérée par un salaire. Très vite, les magasins ont été rouverts pour rendre accessibles les produits vitaux. Certains possèdent des petits potagers et ont encore quelques bêtes à se mettre sous la dent. D’autres risquent leur vie en traversant des grandes artères pour acheminer de la viande et des légumes depuis les fermes du sud de Misrata, afin de les redistribuer en centre-ville. C’est ainsi qu’on peut voir aux abords de certaines rues des foules faisant la queue devant une camionnette de légumes.

Les camps de réfugiés sont la face obscure de cette organisation. Ils sont plusieurs milliers à s’être rassemblés dans la zone portuaire de Qasr Ahmad. Ils répètent que cette guerre n’est pas la leur. Leur passivité dans le conflit les réduit à subir les pires conditions, sans pouvoir faire autre chose qu’attendre la nourriture, les médicaments, le bateau qui les sortira de Libye. L’arrivée prochaine d’organisations humanitaires trouvera là un misérable chaos dans lequel elle saura s’engouffrer, tandis qu’ailleurs, elle mettra sûrement fin à l’ingéniosité des habitants.

Il n’y a pas de centralisation de l’information, mais plusieurs outils pour la faire circuler. Il y a la radio qui informe localement et nationalement mais aussi l’imam du quartier qui informe du besoin de telle ou telle famille et est en mesure de trouver telle ou telle personne pour y répondre. Ces derniers outils ne fonctionnent pas seulement pour répondre à des besoins, c’est aussi un moyen de s’adresser aux ennemis. Par exemple, l’«avertissement aux mercenaires» [voir «Nouvelles de Misrata, ville assiégée» sur le site setrouver.wordpress.com] tourne en arabe, en français et en anglais a la radio. On nous raconte aussi qu’il y a une semaine, des habitants s’étaient adressés à des snipers logés dans un immeuble via le minaret de la mosquée. Le message adressé était à peu près celui-ci: «Si vous vous rendez et déposez les armes de vous-mêmes, vous ne serez pas faits prisonniers, si vous acceptez, tirez trois coups.» Au deuxième coup de feu tiré en l’air, les gens sont sortis dans la rue pensant avoir remporté la reddition des snipers, mais le troisième coup et les suivants furent pour la foule.

Les rues et les bâtiments sont aussi occupés d’une nouvelle manière. A chaque intersection, un check point a été installé. Ce sont des barrages pour contrôler l’accès dans les quartiers et pour multiplier les remparts à une possible incursion des forces kadhafistes. On peut y être contrôlé sommairement, avec ouverture de coffre et vérification des cartes de rebelles. Ces cartes ont été éditées par le CNT et distribuées aux shebabs. Elle porte la date du fameux 17 février et on peut y lire toutes sortes de fonctions improvisées. Par exemple, un jeune étudiant en médecine se retrouvera docteur. La circulation permanente des voitures aux check point permet la transmission d’informations sur la sécurité de telle ou telle zone. Certains barrages sont faits de bric et de broc, d’autres sont devenus de véritables lieux de vie. Pour s’abriter, des tentes sont montées sur les trottoirs ou bien ce sont des containers ramenés du port commercial qui sont posés sur la route, autant pour réduire les voies que pour y mettre de quoi cuisiner, quelques matelas et une télévision branchée sur Al-Jazira.

A certains check points, il y a des détails qui révèlent le plaisir que les shebabs prennent à les installer, les penser, les améliorer. Le nombre des équipes varie, c’est aussi bien des vieux que des jeunes, en général peu armés. Les équipes se relaient par tranches horaires et elles se forment à partir des habitants des rues à proximité. Il ne semble pas y avoir de coordination formelle entre les différents check points. Pourtant, le même genre de matériel se trouve partout et, toute la journée, on voit des types qui transportent du sable, remplissent des sacs avec ou le répartissent en tas sur les routes. Quant aux bâtiments, beaucoup ont été réquisitionnés et reconvertis selon les moyens et les besoins: un local de radio, trop proche de Tripoli Street, s’est improvisé dans un préfabriqué branché à une grosse antenne et couvre toute la Libye, une école s’est transformée en centre de communication internet, un magasin est devenu un dépôt de nourriture.

(8 avril 2011)

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