France

Portrait de manifestant·e·s, le 16 octobre 2010

Géraldine Delacroix et Mathieu Magnaudeix *

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Michel Dedenis, chômeur, et sa femme Joëlle

© MM

Ils essaient de venir à chaque fois aux manifs parisiennes, même s'ils habitent à Palaiseau (Essonne). Joëlle, 56 ans, travaille à temps partiel («un choix», précise-t-elle) comme secrétaire dans le BTP. Son mari Michel, 58 ans, a été licencié au début de l'année. Aucun des deux n'est syndiqué. Michel était ingénieur chez un sous-traitant automobile de Trappes, un grand groupe dont le siège est au Luxembourg. «Ils gardent que les jeunes pas cher, ils se foutent des compétences», dit-il. Avant de le licencier, son employeur lui a proposé des postes en Roumanie, en Inde, et à Marignane (près de Marseille), réduction de salaire en prime. Parce qu'il n'était pas le premier à qui ça arrivait, Michel a compris que c'était une invitation à négocier son départ. Ce qu'il a fait, «âprement», à la mesure du procédé employé par l'entreprise pour se débarrasser de lui: «Ils ne font pas de plan social, ils se contentent juste de virer neuf personnes par mois, la limite légale.» Des plus de cinquante ans pour la plupart, explique Michel. Il a ses 41 annuités, espérait partir à 60 ans. Mais comme il est né en 1952, la réforme des retraites va s'appliquer pour lui. Il devra décaler son départ en retraite de huit mois... D'ici là? Retrouver du travail? «Je n'y crois pas. On veut nous faire partir plus tard, mais il n'y a pas de boulot!» Il va donc toucher le chômage, et ne sait pas encore si une allocation lui permettra ensuite de faire la jointure jusqu'à la retraite. «Il faudra jongler, on verra.» Mardi 19 octobre, Michel et Joëlle seront là, à nouveau.

«Supermanif», superhéros-conducteur de bus

«Supermanif» s'appelle Olivier. Il a 29 ans. Quand il n'a pas les fesses à l'air, il conduit des bus de la RATP («la retape»). «Je ne suis pas comme Superman, je ne mets pas de collants, je ne peux pas, ça m'irrite.» Avec ses chaussures de confort à l'allemande et ses chaussettes rayées, il se veut «le superhéros de la France d'en bas». Il est en grève actuellement, mais déplore que les collègues suivent peu. «A la RATP, c'est un peu faible. En 2007, la réforme des régimes spéciaux nous a quand même donné un bon coup sur la tête. Ceux qui entrent aujourd'hui à la RATP n'ont pas le même statut que les anciens, ça joue sur la mobilisation.» C'est la deuxième fois qu'il manifeste contre la réforme. «J'ai l'impression que les gens sont en train de s'énerver un peu», dit-il.

Julie, étudiante

Elle est un peu timide. Dans le cortège parisien, Julie, élève assistante-sociale à Cergy de 21 ans, est venue manifester avec sa copine Cigder. C'est sa toute première fois. Elle n'est pas syndiquée, mais arbore un autocollant du syndicat étudiant Unef. «Il y a des choses qui m'échappent encore, mais depuis la rentrée je me suis un peu intéressée à cette réforme, et du coup je sais le principal: on ne pourra pas partir avant 62 ans.» Julie manifeste pour elle, mais aussi pour sa mère quinquagénaire, «déjà fatiguée» et qui fait «4 heures de transports en commun par jour». Maintenant qu'elle s'est jetée dans le bain, Julie promet de «revenir» mardi si elle le peut. «Ce n'est pas maintenant qu'il faut lâcher le morceau.»

Yasmine Boudjenah, élue

La jeune élue (40 ans) a ceint sa parka orange de l'écharpe tricolore. Yasmine Boudjenah, ancienne députée européenne, est première adjointe (PCF) au maire de Bagneux (Hauts-de-Seine). Elle se dit «assez stupéfaite de la détermination des gens, alors que vu le contexte beaucoup pourraient se résigner». Mais pour elle, le mécontentement est plus large: «C'est le révélateur d'une cocotte-minute qui bout depuis un certain temps déjà: la précarité, les bas salaires, le rejet des étrangers, les attaques contre les libertés, etc.» Elle dit que dans sa ville beaucoup ont l'impression que ceux qui sont au pouvoir «gouvernent pour une minorité», et que des électeurs de Sarkozy en 2007 qui avaient cru au «travailler plus pour gagner plus» se mordent bien les doigts désormais. Sur le bord du cortège, non loin, Jean-Luc Mélenchon, le leader du Parti de gauche et possible candidat des communistes en 2012, fait des clins d'œil à la foule et lève le bras en l'air en signe de victoire. Pourtant, l'adjointe ne croit pas que l'élection de 2012 est déjà gagnée pour la gauche, malgré l'atmosphère du moment: «Nous n'avons pas de blanc-seing, car la gauche au pouvoir n'a pas réussi à changer la société. Et puis pour les gens, 2012 ça paraît loin. La plupart ont d'abord envie de savoir ce qui se passer maintenant avec ce projet de loi qui est en train d'être voté.»

Michèle Le Tinnier, enseignante dans les Côtes-d'Armor

© G. D.

A Saint-Brieuc, Michèle Le Tinnier, enseignante en école primaire, militante Sud, manifeste avec un drapeau coloré aux couleurs de son syndicat. «Nous devons être sur tous les ponts, nous les femmes. Nous sommes beaucoup dans le cortège, car on est doublement concernées. On sait bien qu'on sera les premières à ne pas avoir nos annuités. Et en tant que mères: on a des enfants, des jeunes ... Qu'est-ce qu'on leur laisse?» Des jeunes que Michèle trouve «très conscients des enjeux pour eux».

A 45 ans, elle est de toutes les grèves, de toutes les manifs. Car il n'y a pas que les retraites: «Ils nous cassent tous nos acquis avec un mépris que je ne supporte plus.» Pourtant, «avec nos revenus, on ne peut pas partir en reconductible sur des jours et des jours. J'ai un mari qui gagne le smic, 3 enfants dont deux en études supérieures, les fins de mois sont abominables».

Dans son école, elle voit «de plus en plus d'élèves en difficulté scolaire. A cause de la misère sociale, des parents dans des situations horribles. Il y a une multiplication des cas dans le primaire, et on est tout seuls, sans Rased par exemple, c'est très dur aussi professionnellement. La coupe est pleine, il faut qu'on réagisse avant qu'il soit trop tard».

Michèle a «du mal à croire» aux propositions socialistes, qu'elle dit «bien comprendre»: «J'ai peur qu'une fois élus ils ne tiennent pas leurs promesses. J'ai peur que tous ces gens-là soient issus de la même partie de la société.» Elle viendra encore manifester: «Je crois plus dans la lutte syndicale, dans la rue, on discute, on est tous ensemble, de toutes les professions.» Sa mère aussi défile, «retraitée mais solidaire».

Christine Orain et Eric Bothorel, socialistes

Christine Orain, élue locale, a raté la manifestation du matin, pour la première fois. On la rencontre à la Fête de la rose, à Langueux, commune voisine de Saint-Brieuc, où les militants socialistes des Côtes-d'Armor sont invités à débattre des libertés en danger puis de la réforme en cours des collectivités territoriales. Elle aussi explique que «les femmes vont être encore plus pénalisées que les hommes». Elle pense aux «aides-soignantes, aux auxiliaires de vie» qui ne peuvent pas «travailler jusqu'à 67 ans». Dans ces métiers très féminisés, «à 50 ans elles n'en peuvent déjà plus. Et il n'y a pas de postes administratifs à leur proposer à la place. C'est profondément injuste».

C'est cette injustice qui fait descendre dans la rue «des gens que je ne vois pas souvent manifester, mon voisin par exemple». «Le sentiment d'injustice vient de l'effort qu'on demande toujours aux mêmes. Les classes moyennes se sentent de plus en plus asphyxiées, voient de moins en moins l'avenir, pour elles et leurs enfants.»

Eric Bothorel est secrétaire de section à Paimpol. A la fête de la rose, il tient le stand de l'association Otages du monde, où il milite aussi. Son fils, âgé de 17 ans, a manifesté le matin: «Ça me fait sourire quand j'entends parler de récupération. Ils sont bien plus adultes que ce que certains veulent nous faire croire.» Les lycéens à la manif, il est pour. «Se forger une opinion, discuter avec leurs parents, être des citoyens dans la rue...», c'est bien qu'ils s'y prennent avant d'avoir 18 ans, avant d'aller voter. Il rappelle qu'à l'UMP, «ils envoient les jeunes distribuer des tongs à la plage. Les Jeunes pop, ça commence à 16 ans».

Il en revient aux libertés: «La liberté d'expression, ce n'est pas suffisant.» Avec l'explosion du nombre de gardes à vue, avec l'assimilation étrangers-délinquance faite cet été par le gouvernement, «tous les progrès qu'on a fait depuis l'Europe sont annihilés. On n'a jamais été aussi centrés sur la France. On est moins libres.»

* Article publié sur le site français Mediapart. Un site auquel nos lectrices et lecteurs devraient s’abonner.

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