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Après la journée d’action du 28 octobre

François Chesnais

Dans cet article, l’auteur explique «la force d’un mouvement que personne n’attendait et les chemins qu’il peut emprunter maintenant.» (Réd.)

Le 28 octobre 2010, une nouvelle fois, des centaines de milliers de manifestants (la CGT dit 2 millions, la police dit 600’000) ont occupé les rues. Ce jour-là des salarié·e·s assez nombreux étaient encore en grève ou s’y sont mi·se·s: dans les raffineries, des secteurs de la chimie, chez les cheminots, dans des hôpitaux et des services publics locaux comme à Marseille, des aéroports et des usines souvent petites.

La loi sur les retraites avait pourtant été, définitivement votée, la veille. Lors de l’émission C politique du dimanche 24 octobre 2010, Bernard Thibault de la CGT, avait pourtant désavoué les grévistes, notamment ceux des raffineries, en martelant – contre la volonté d’une forte majorité de salariés déclarant soutenir cette forme d’action – qu’il n’était pas question de bloquer le pays.

Le lundi 25 octobre 2010, dans l’émission Mots Croisés, Chérèque avait pourtant proposé à Laurence Parisot (présidente du MEDEF), en présence de Thibault qui n’a pas moufté, de reprendre les négociations sur l'emploi des jeunes et des «seniors».

Réponse immédiate de la présidente du Medef: «Je suis d'accord pour qu'on ouvre une délibération sociale, pour voir si on peut, sur ces sujets évoqués par François Chérèque, commencer à travailler ensemble (...) ce serait une bonne façon de passer à autre chose». Deux jours auparavant, Jean-Louis Borloo (ministre de l’Écologie, de l’Énergie, du Développement durable et de la Mer - MEEDDM) avait déclaré (au moment même où il organisait l’approvisionnement en carburant depuis les pays limitrophes): «Il y a une nécessité absolue de renouer le dialogue social», en parlant de «deux enjeux absolument vitaux: l'emploi des jeunes et celui des seniors».

La volonté de «passer à autre chose», le plus vite, mais sans trop aggraver le discrédit dont ils sont l’objet, est ce qui a guidé la conduite des appareils syndicaux emmenés par la CGT et la CFDT tout au long du combat contre la loi Woerth.

Cette dernière recule l’âge donnant droit de la retraite et surtout elle continue, dans le sillon de la loi Fillon, à en diminuer le niveau par l'allongement des cotisations nécessaires pour une retraite à taux plein. Le Parti socialiste va saisir le Conseil constitutionnel. Toutefois, il a voté l’article sur les 41,5 annuités à l'Assemblée nationale avec l’UMP, mesure dont l’effet est plus important encore que le départ à 62 ans.

La CGT et la CFDT pensaient qu’avec une journée d’action en juin et une autre deux mois plus tard en septembre le tour serait joué. Il y aurait eu des grèves et des manifestations, les salarié·e·s auraient marqué leur désaccord et les militants de base pourraient «garder la tête haute» ; d’autant plus aisément que Sarkozy aurait rappelé les syndicats pour des négociations ayant valeur de «grain à moudre», non pas réel bien sûr, mais symbolique ; ce qui n’est pas secondaire dans une société où la symbolique est devenue si importante.

Le double calcul (erroné) des dirigeants syndicaux

Du côté de leurs relations avec Sarkozy, les dirigeants syndicaux tablaient sur la poursuite sans trop d’accrocs, des rapports de collaboration instaurés avec l’Elysée et pleinement rodés depuis la grève de l’automne 2007 sur les régimes de retraites spéciaux.

Jamais, et cela à partir du jour même de l’arrivée de Nicolas Sarkozy au pouvoir, les dirigeants syndicaux n’avaient affiché de façon si publique et provocatrice les rapports de concertation permanente avec l’exécutif de la Ve République, un pouvoir pourtant incarné par un personnel politique plus haï des salarié·e·s et de beaucoup de secteurs de la jeunesse.

Certes s’agissant de la loi sur les retraites N. Sarkozy, François Fillon (Premier ministre) et Eric Woerth (Ministre du Travail, de la Solidarité et de la Fonction publique) venaient de brusquer les choses et de révéler le peu de cas qu’ils faisaient, au fond, des rythmes et des formes qu’il était nécessaire de respecter pour que les dirigeants syndicaux puissent garder, un minimum, la face.

Dans leurs rapports avec les salariés, les dirigeants syndicaux misaient sur le contexte de forte hausse du chômage dans le privé et de forte baisse du pouvoir d’achat pour tous les travailleurs et travailleuses, y compris dans la fonction publique.

Ils misaient aussi et sans doute surtout sur le poids des défaites comme celle qu’ils avaient aidé Fillon à infliger aux enseignants en 2003, ou encore Sarkozy en 2007 sur la question des régimes spéciaux des cheminots, traminots, électriciens et gaziers. De même que sur le souvenir des très fortes frustrations qu’ils avaient su créer chez les salarié·e·s début 2009 en conduisant les très grandes manifestations à l’impasse et à la démobilisation. On encore sur le souvenir de leur capacité à empêcher la jonction avec les salarié·e·s de la grève des étudiants en 2007 et de celle des enseignants-chercheurs de l’enseignement supérieur au printemps 2009.

Depuis 10 ans, il n’y avait eu qu’une seule fois, au moment du CPE (Contrat première embauche), au printemps 2006, que les dirigeants syndicaux avaient été obligés d’aller plus loin qu’ils ne l’auraient voulu dans l’accompagnement d’un mouvement dirigé directement contre le gouvernement de l’époque, dont Dominique de Villepin était le Premier ministre. Face à un mouvement massif incluant plusieurs secteurs de la jeunesse (ce qui ne s’est pas encore produit depuis l’élection de Sarkozy 2007), le gouvernement avait décidé de céder et les directions l’y avaient aidé.

Le calcul des appareils syndicaux s’est avéré faux dans un cas comme dans l’autre. Sous la contrainte des «marchés», c’est-à-dire des conglomérats financiers (il est erroné d’utiliser le terme «banque» pour désigner la BNP-Paribas, la Société générale ou la Deutsche Bank), Sarkozy a fait de la loi des retraites, sa «mère de toutes les batailles».

Préoccupés, à la suite du début de contagion de la «crise grecque» vers les autres pays de la zone Euro, de voir la dégradation des conditions de détention et de vente des titres de la dette publique qu’ils possèdent en masse, les conglomérats financiers, français comme étrangers, ont brandi, par l’intermédiaire des agences de notation spécialisées qu’ils contrôlent indirectement, la menace d’une «baisse de la notation de la France». Dès juin 2010, avant même que n’éclate l’affaire Sarkozy-Woerth-Betancourt, la décision a été prise de ne pas ménager trop les appareils. Ensuite s’est ajoutée l’obligation de faire bloc avec Eric Woerth, en attendant le moment de le lâcher une fois la réforme votée.

Quant aux salarié·e·s, sans rien attendre (ou si peu) des directions syndicales et encore moins des partis politiques, ils ont commencé à s’avancer prudemment vers le devant de la scène. Sur le plan social, mais aussi sur un plan politique dont il s’agit de cerner les traits originaux.

Depuis le 7 septembre, il y a eu au total cinq journées d’action (7 et 23 septembre, 12, 19 et 28 octobre) plus deux appels à manifester un samedi (2 et 19 octobre), avec un nouvel appel (pour clore ?) le samedi 6 novembre.

Les appareils réunis dans l’Intersyndicale, plus exactement la CGT et la CFDT qui y ont fait la loi, sont restés maîtres du calendrier pour ce qui du choix des dates. En revanche, ils ne l’ont pas été quant à la longueur du processus. Les dates ont été choisies en fonction du calendrier parlementaire avec une intention claire de mettre les travailleurs devant le fait accompli de l’avancement du vote de la loi et de faire des journées d’action de purs «barouds d’honneur». Cela a été clair dès le 23 septembre et encore plus bien sûr le 28 octobre. Mais dans leur esprit, tout allait être «plié» le 7 septembre et en tous les cas le 23 septembre.

Les traits spécifiques du mouvement et ce que les salariés se sont réapproprié

Dans un premier temps, c’est l’ampleur des manifestations qui a créé la surprise et modifié la donne en provoquant progressivement un changement dans la subjectivité collective d’une fraction des salarié·e·s, qui est allée grandissante.

Du 7 septembre au 12 octobre le nombre des manifestants a suivi une courbe croissante, suivi d’un léger déclin le 16 octobre, puis de nouveau d’un retour au niveau le plus élevé le 19 octobre.

Jusqu’au début des grèves dans les raffineries et dans les ports, surtout Marseille, la manifestation l’a emporté complètement sur la grève comme forme d’action.

Même les estimations de la police ont voisiné ou dépassé le chiffre du million à six occasions. Un nombre toujours plus grand de salarié·e·s se sont départis de la position d’attendre d’autres travailleurs «plus protégés» qu’ils fassent grève pour eux à leur place.

Dans le privé, selon des journalistes qui centralisent parfois plus d’informations que les militants, beaucoup de salarié·e·s ne pouvant pas se permettre de faire grève ont pris sur leurs droits à congés pour manifester. Même si beaucoup se sont retrouvés plusieurs fois au cours des sept journées, les manifestants n’ont pas été les mêmes d’une fois à l’autre. Y compris chez les militants organisés politiquement, une fraction seulement a «fait» les sept manifs. Les ingénieurs et les techniciens ont été très présents aux deux manifestations du samedi, de même que des salarié·e·s venus en famille avec leurs enfants.

Tout le monde a noté le caractère «bon enfant» des manifestations. Il ne convenait pas au gouvernement Sarkozy. Le ministère de l’Intérieur a donc ordonné l’organisation de démonstrations de force devant les collèges et les lycées pour créer des incidents qui puissent conduire à des lourdes condamnations et que les médias pourraient monter en épingle.

Certains secteurs de la police, au moins dans certaines villes, ont organisé des provocations majeures que même la CGT a été contrainte de dénoncer (place Bellecourt à Lyon). Il faut s’arrêter sur ce caractère «bon enfant». Dans le quotidien Libération (29 octobre 2010), Luc Peillon rapporte une observation de Lilian Mathieu, sociologue au CNRS, à savoir: «Le fait que la "pagaille sociale" soit limitée, maintenue à un niveau de basse intensité, a permis à un large public de l’intégrer.»

Ce sont les salariés eux-mêmes et pas seulement les centrales syndicales qui ont choisi d’imprimer cette «basse intensité». Elle a exprimé la volonté que la plupart d’entre eux ont eu à la fois de ne pas «se monter la tête» et de préserver certaines avancées de la mobilisation. Les unes, comme le fait de sentir sa force par le nombre, de vivre le côtoiement chaleureux de la manifestation, sont presque basiques, mais même en France on pouvait penser qu’elles étaient en voie d’oubli.

Ces aspects ont été particulièrement importants dans de petites villes, un peu vidées de leur substance sociale par la «postmodernité» du capitalisme globalisé, où les manifestations ont été très importantes en pourcentage de la population et ont permis à des salarié·e·s atomisés de se retrouver. L’arrivée des lycéens dans les manifestations dans ces villes a encore accentué ces sentiments en y apportant la révolte, mais aussi la joie de la jeunesse.

La mutation à partir de fin septembre et l’élargissement des objectifs

Dans la continuité de ces éléments, trois processus se sont développés progressivement.

• Celui de la préparation commune des journées d’action et des manifestations et celui des buts de la mobilisation. L’existence de l’Intersyndicale au plan national a permis à des militants syndicaux locaux de se retrouver et de travailler ensemble. C’est le fonctionnement de ces intersyndicales locales qui a imprimé aux journées d’action un caractère interprofessionnel. Le rôle qu’ils ont joué aux côtés des travailleurs a varié considérablement d’une région et d’une ville à l’autre. Jacques Chastaing dans ses deux chroniques sur le site de Carré rouge (www.carre-rouge.org) a décrit les acquis et les difficultés rencontrés à Mulhouse. La dynamique du travail en commun a inquiété la direction confédérale de la CFDT suffisamment pour qu’il rappelle aux militants locaux la ligne qu’ils devaient et doivent plus que jamais appliquer. La note n°51 du 22 octobre 2010 du bureau confédéral a été particulièrement claire à un moment où des militants CFDT rejoignaient les groupes de blocage des raffineries. Parallèlement dans certaines villes et dans les quartiers à Paris, les collectifs locaux du collectif national contre la réforme des retraites créé par le Fondation Copernic et Attac en avril 2010, ont réuni des militants syndicaux, politiques et associatifs et été à la fois des outils d’organisation communs et des forums de discussion.

• Le second processus a concerné la mutation des objectifs du mouvement et leur élargissement à la fois sur le plan des aspirations exprimées par une partie des salarié·e·s et des lycéens et sur celui bien plus concret de l’adjonction de revendications spécifiques par des secteurs donnés.

L’entrée progressive d’un nombre croissant de salarié·e·s dans la lutte et la reconstitution de liens communs ont permis aux forces syndicales authentiquement engagées dans le combat contre la loi Sarkozy-Woerth (Solidaires, une partie de FO, une fraction croissante de la base de la CGT), appuyés par les militants politiques, de défendre dans les manifestations le mot d’ordre de retrait de la loi et non celui de cette «modification» aux contours indéterminés voulue par la CGT, la CFDT ; et à partir d’un moment donné par le Parti socialiste.

Le même processus a conduit à l’élargissement des aspirations et des révoltes des salarié·e·s, puis de la jeunesse des lycées qui se sont exprimées autour de trois axes: en particulier, celui du travail, sa durée, sa souffrance ; celui de l’inégalité dans toutes leurs dimensions ; celui de la précarité et des perspectives bouchées pour les jeunes.

• Enfin en troisième lieu, il y a eu dans les jours précédant la journée d’action du 23 septembre et surtout dans les jours qui ont suivi, le début de grèves dures lancées par des secteurs spécifiques de salariés portant sur des revendications propres, aussi bien de garantie de la pérennité de l’emploi que de salaires ainsi que des conditions de travail. C’est le cas pour une fraction des camionneurs salariés d’entreprises de transport routier ; pour celui de certains services municipaux (cantines scolaires et éboueurs) dans de grandes villes, en particulier Marseille ; ou encore des travailleurs portuaires confrontés à de nouvelles modifications de leur métier ; enfin des salariés des raffineries qui ont été au cœur du mouvement en octobre.

La grève dans les ports et les raffineries et les blocages

C’est dans les terminaux pétroliers de Fos-Lavera, à côté de Marseille, qu’a commencé la grève qui a changé début octobre le caractère du mouvement: de combat pour le retrait pur et simple de la loi sur les retraites en un mouvement susceptible, si d’autres conditions étaient remplies, de se transformer en grève générale.

Sur ces sites, le mouvement contre le projet de loi des retraites est venu se greffer à ceux menés contre la réforme portuaire. Fin septembre 2010, une cinquantaine de bateaux pétroliers ou chimiques étaient bloqués à Fos-Lavera, terminal qui alimente six raffineries, dont quatre à l'étang de Berre et deux autres approvisionnées par pipeline à Feyzin, près de Lyon et à Reichstett dans le Bas-Rhin (représentant 40% environ des capacités françaises de raffinage). Lundi 4 octobre 2010, les travailleurs de la raffinerie de Donge, à côté de Saint-Nazaire en Bretagne, ont voté la grève en assemblée générale ; ce qui peu à peu paralysé l’approvisionnement dans tout l’Ouest de la France.

Il faut espérer que des militants et des chercheurs-militants feront vite l’histoire des grèves de l’automne 2010 dans les ports et les raffineries. Il s’est agi, ici, de grèves auxquelles on n’a jamais ajouté le mot «reconductible».

Les travailleurs des terminaux de Fos-Lavera ont fait 33 jours de grève, votant la reprise seulement le 27 octobre. A Donge, l’assemblée générale paraît avoir été souveraine, au point qu’il a fallu que les directions syndicales imposent le vote secret pour obtenir la fin de la grève le 28 octobre 2010.

L’histoire des grèves dans les raffineries devra éclairer en particulier le rôle de la CGT. Les assemblées générales n’avaient guère reçu le soutien des principales centrales. Mais avec le début de l’extension des grèves dans les raffineries, la direction de la CGT a commencé à parler du rôle nécessaire «d’assemblées générales décidant des rythmes, des formes et des modalités diverses de l’action au niveau de chaque territoire». Manière de transférer aux travailleurs la responsabilité de continuer ou non le combat contre la loi Sarkozy-Woerth et d’engager ou non des luttes d’ensemble plus larges. Vincent Présumey note (voir l’article sur le site A l'encontre) que cela a permis à la CGT de «ne jamais, surtout, dire grève générale, ni même grève partout».

En même temps, la CGT signait le 21 octobre un communiqué de l’Intersyndicale (que Sud-Solidaires et FO ont refusé de signer) qui n’avait pas un mot de soutien pour les travailleurs des raffineries ou pour les lycéens et qui parlait au contraire de «veiller au respect des biens et des personnes».

C’est cette orientation que le dirigeant CGT dans le groupe Total, Charles Foulard a appliquée lors du début de grève à la raffinerie la plus proche de Paris à Grandpuits en Seine-et-Marne. En attendant que son intervention soit analysée soigneusement, on retiendra que lors de l’ordre de réquisition avec le Préfet, il a cherché à garder le face-à-face sur le terrain purement juridique. Lorsque les CRS ont forcé l’entrée, les journalistes ont noté qu’il a tout fait pour que la résistance des piquets ne soit pas trop forte.

A Grandpuits, où la direction CGT a gardé un degré de contrôle qu’elle a perdu au moins un moment ailleurs, il y a un degré d’affrontement très différent de celui à autres sites, notamment celui de Donge où les heurts ont été violents et une forme de guérilla autour de la raffinerie et des dépôts s’est étendue sur plusieurs jours. C’est le Charles Foulard qui déclarait le 29 octobre 2009, au moment où Total annonçait qu’aucun jour de grève ne serait payé dans un site quelconque, que les syndicats avaient «gagné la bataille des idées, les argumentations des syndicats sur la possibilité d'avoir une autre réforme, notamment sur le financement, ayant été entendues».

Le rôle des blocages autour des raffineries, où des syndiqués venant d’autres secteurs et des militants anticapitalistes sont venus porter main-forte aux grévistes, a donné lieu à des interprétations différentes. Christine Poupin a défendu dans son article du 28 octobre 2010 sur le site du NPA (www.npa2009.org) la position que «les grèves et les blocages se complètent et se renforcent. Les blocages de dépôts de carburants apportent un soutien pratique et utile à la grève des raffineurs. Dans de nombreux secteurs, l’objectif d’utiliser le temps de grève pour bloquer donne un objectif et aide à convaincre. Le temps passé devant les dépôts, dans les zones industrielles, sur les carrefours et autres points vitaux de l’économie, est mis à profit pour tisser des liens entre les équipes militantes présentes. Ces lieux deviennent de vrais creusets de solidarité et de convergence inter­professionnelle à la chaleur des feux de palettes». Elle considère aussi que les blocages «ne peuvent que renforcer les différentes formes de regroupements interprofessionnels qui voient le jour: AG intersyndicales regroupant des responsables syndicaux combatifs éditant même des bulletins quotidiens, AG interpro de secteurs, ou encore regroupements plus ou moins autonomes des syndicats».

Dans sa seconde chronique (voir plus haut) Jacques Chastaing considère au contraire que même si les militants y ont participé activement, les blocages ont été utilisés par les directions syndicales «pour court-circuiter la politisation du mouvement et tenter de le contrôler en alliant le radicalisme de certains milieux militants et le fait que la grande masse des travailleurs n'est pas entrée dans la grève». Pour user le mouvement, elles ont eu recours «à la fois à des manifestations massives répétées mais usantes et sans objectif et à des actions "coup-de-poing" minoritaires coupés des autres, n'essayant pas d'entraîner les salariés dans la lutte et se contentant de revendiquer des négociations pour une autre réforme. (…) Chez nous, autour de Mulhouse et Colmar, il y a jusqu'à 5 ou 6 opérations coups de poings par jour faites dans l'ignorance les unes des autres…»

La question de la grève générale

C’est chez les militants qui se sont le plus engagés dans les journées d’action, à commencer par ceux qui ont fait grève à plusieurs reprises comme chez les cheminots, et dans des lieux tels que les piquets de blocage autour des raffineries qu’en octobre l’aspiration à une très forte généralisation du mouvement, sinon à la grève générale, a été vraiment forte.

C’est ici que des questions sérieuses, donnant nécessairement lieu à débat, se posent. En Europe, les grèves générales ont toujours eu les traits de «grève de masse» dont Rosa Luxembourg a fait la première analyse, celle qui demeure toujours la plus profonde (il faut lire, plus que jamais, Grève de masse, parti et syndicat de 1906).

Les grèves de masse sont décidées d’en bas, en marge des sommets syndicaux, sinon contre eux. En 2010, la défiance profonde des travailleurs en France à l’égard des directions syndicales donnait aux appels en direction de la CGT et de la CFDT, de lancer une grève générale prenant la forme d’une «grève interprofessionnelle reconductible» dont elles prendraient la tête, particulièrement peu de chance d’être écoutés. Même au moment des manifestations les plus fortes, le cri «grève générale» n’a été repris que par une partie des cortèges.

Mais ce n’est pas l’aspect le plus crucial de la question. Les grèves générales partent (et partent même comme une traînée de poudre) lorsque des millions de travailleurs reçoivent d’un de leurs secteurs un signal, un encouragement fort et que se répand le sentiment que c’est le moment «d’y aller».

Or, cet automne, en termes de signal et de tremplin immédiat pour la grève générale, la grève dans le port de Marseille, les terminaux pétroliers de Fos-Lavera et les sites de l’Etang de Berre, suivi ensuite du vote en AG de la grève à Donge dans le cœur de la Bretagne ouvrière radicale, envoyaient à l’ensemble des salarié·e·s travaillant en France un signal d’une intensité comparable à celui de la métallurgie d’Aubervilliers (c’est là aux usines Bloch que la première grève a éclaté) et de Billancourt en mai 1936 ou en mai 1968 des barricades du Quartier suivi immédiatement par l’occupation des usines d’aviation de Nantes et Saint-Nazaire. La paralysie créée d’emblée était bien plus forte qu’en 1968. Comme tremplin, il n’y avait pas mieux. Mais en octobre 2010 cela n’a pas suffi.

Comment expliquer qu’en 2010 la grève des ports et des raffineries n’a pas été reçu comme signal ? Un élément important de réponse est que la grève générale est un acte politique. C’est le cas partout dans le monde à l’exception de pays où les directions syndicales ont appelé tellement de fois à la grève générale qu’elle est dévalorisée.

Le caractère d’acte politique est particulièrement fort dans un pays capitaliste industriel à Etat très centralisé ayant eu une histoire politique et sociale comme la française. En 1968, la grève générale a été menée contre de Gaulle. Cela s’est fait spontanément et dans l’insouciance. Dès la très grande manifestation du 13 mai, le cri «dix ans ça suffit» a été repris par des dizaines de milliers de manifestants. Il s’agissait en effet «d’en découdre avec le pouvoir» dans un contexte où il n’y avait pas à se poser la question de savoir où cela pourrait mener.

En 1968 la spontanéité et l’insouciance venaient de beaucoup de choses, notamment des deux suivantes. Les économies capitalistes approchaient du point culminant de croissance des «trente glorieuses». Il y avait une situation de pénurie de main-d’œuvre rendant difficile toute perte d’emploi prolongée. Les accords de Grenelle ont été signés (27 mai 1968) par un gouvernement sans dette publique et un patronat qui savait qu’en deux ou trois ans l’inflation aurait réduit les hausses de salaires à une peau de chagrin.

Ensuite la jeunesse étudiante et une partie de la jeunesse ouvrière s’étaient politisées, assez fortement, non dans les livres (même si cela a eu son importance), mais dans la lutte anticoloniale (Algérie) et anti-impérialiste (Vietnam). La fraction la plus attentive et informée était au courant de ce qui se passait aux Etats-Unis, mais aussi tout près en Allemagne et à Prague.

En 2006, une composante de spontanéité et d’insouciance a encore caractérisé le combat contre le CPE. Depuis il y a eu l’élection de Sarkozy, symbole pas seulement d’un Etat ami des riches, mais d’une poussée toujours plus forte vers une forme d’Etat policier.

Il y a eu ensuite la crise dont les ouvriers d’usine d’un côté et les jeunes arrivant sur le marché du travail, même avec un diplôme, ont subi les effets fortement. Au moment de se décider à en «découdre avec le pouvoir», la plupart des salarié·e·s et des jeunes politisés au sens large ont eu conscience que la barre était placée très haute. Les plus informés savaient aussi que pour l’instant à l’exception de la Grèce pendant deux mois au printemps 2010, dans aucun pays d’Europe il n’y a eu de résistance populaire massive aux plans d’austérité.

Chez les cheminots on mesure la différence pas simplement avec 1995, où des cheminots étaient venus d’Allemagne, de Belgique, d’Italie se joindre aux manifestations, mais à des grèves plus récentes où Sud-rail a pu coordonner son action avec des fractions syndicales d’autres pays.

Consolider les avancées du mouvement sur le terrain politique

Tels sont les deux éléments sur lesquels l’accent est mis ici pour expliquer pourquoi le signal venant des ports et des raffineries n’a pas été reçu comme étant celui de la grève générale. Il faudra pourtant nécessairement plus ou moins vite en «découdre avec le pouvoir».

Dans l’immédiat, il faut consolider les lignes de partage et de confrontation politique et sociale, que l’affaire Sarkozy-Woerth-Betancourt et l’ampleur et la profondeur du mouvement contre la loi sur les retraites ont considérablement clarifiées. Les impératifs sont donc de caractère politique.

Il y aura nécessairement un prolongement d’arrêts de travail et d’actions très variées dans le sillage des blocages. L’enjeu majeur est de transformer en tremplin la réflexion politique à l’œuvre chez ces militants comme chez ceux dans les collectifs contre la «réforme des retraites» qui ont fonctionné. Le mot d’ordre de «retrait de la loi», même s’il a revendiqué une paternité avec le rejet de la loi sur le CPE, a été avant tout un mot d’ordre clivant par rapport à l’orientation de la CFDT et de la CGT de renégocier.

Le caractère clivant s’est accentué lorsque le Parti socialiste s’est joint aux appareils sur cette ligne. Très peu de militant·e·s et presque aucun des millions de manifestants n’ont cru vraiment que le retrait était possible dans la configuration politique du sarkozysme.

L’écrasante majorité mesure le chemin parcouru depuis début septembre. Elle est fière d’avoir tenu tête à Sarkozy. On a vu plus haut la manière dont les blocages et actions «coup-de-poing» ont servi aux appareils pour occuper les militants et freiner la réflexion politique. Il faut y prendre garde et pas théoriser l’activisme.

L’analogie très imparfaite, mais saisissable parce qu’encore dans beaucoup de mémoires, remonte à 2005. Il s’agirait d’associer les militants des blocages, des collectifs et des AG interprofessionnels à un processus d’assez longue haleine, dont le modèle serait celui du travail des collectifs lors de la campagne contre le Traité constitutionnel européen (TCE). Ce travail a été alors proprement politique dans le sens le plus profond du terme, tant sur le fond que sur les formes d’association souples, mais aussi au moment des débats que la campagne contre le TCE a comportés: ceux internes aux collectifs et ceux portés par les militants à l’extérieur.

Cette fois, l’enjeu serait de dégager avec les salarié·e·s et les jeunes qui se politisent, non plus ce dont ensemble on ne veut pas, mais ce qu’on veut. Pas une campagne débouchant sur un Non, sur un rejet même si le contenu était articulé clairement, mais sur un programme.

Un programme d’un type nouveau puisqu’il devra dire non pas seulement quoi, son contenu, mais aussi expliciter le comment et le qui de sa mise en œuvre.

L’exemple de l’après-victoire contre le TCE et le souvenir des deux ans entre mai 2005 et mai 2007 devront servir. Un comment et un qui dont l’alpha et l’oméga (ou au moins le moment le plus critique) seraient le bulletin de vote précédé d’une concurrence profondément destructrice entre différentes formations politiques ? Il est clair qu’il faut trouver mieux qu’en 2007, ce qui veut dire très certainement trouver tout autre chose. Question qui va au-delà du présent article.

(1er novembre 2010)

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