Egypte

 

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Le point d’ébullition

Echange entre Ahmed Shawki et Mostafa Omar

Sous l’impact de la crise économique, le chômage est fortement monté en Egypte depuis 2008. Il se situe entre 20 et 30 %, sans compter un sous-emploi massif. Selon diverses statistiques 44% des Egyptiens vivent avec moins de 2 dollars par jour. Deux millions de personnes ne peuvent avoir accès à une alimentation élémentaire, étant donné leur «revenu». Depuis 1984, le salaire minimum est stagnant: il se situe à 6.17 dollars par mois !

Pas étonnant dès lors que, durant l’année 2009 seulement, selon l’Egyptian Center for Economic and Social Rights, 478 actions revendicatives ont éclaté. Cela inclut des grèves (123), des sit-ins (184), des manifestations (79), etc. Les travailleurs du textile en 2006 et 2007 se sont mobilisés massivement. Tout cela a contribué à accroître la confiance des salarié·e·s dans leur propre force. La police a pu briser une grève ou une manifestation, mais elle n’a pas pu écraser le mécontentement, la combativité et ses expressions diverses.

Si le pouvoir tente actuellement d’effrayer «la classe moyenne», en mobilisant police et armée – et y compris en utilisant des bandes pour opérer des pillages – pour l’heure il a échoué. La jonction avec les couches paupérisées de la population se fait dans divers endroits, semble-t-il. Toutefois, ces mouvements dans des plus petites villes que Le Caire sont moins visibles. Avec la révolution tunisienne, le «mur de la peur» est tombé en Egypte.

L’armée va-t-elle protéger Moubarak, ou protéger le régime ? Ce n’est pas exactement la même chose. Une confluence entre le mouvement pour la démocratie et les diverses expressions du mouvement des salarié·e·s changerait une partie de la configuration politique. Sans même mentionner la possible division au sein des rangs de l’armée, ce qu’une mobilisation ascendante pourrait provoquer.

Nous publions ci-dessous l’échange entre deux militants d’origine égyptienne sur la situation en Egypte, échange effectué le 26 janvier 2011, échange publié sur le site de l’ISO (Socialist Worker).

*****

Quel impact a eu en Egypte le soulèvement en Tunisie ?

Ahmed: Tout le monde en Egypte parle de la Tunisie. Le soulèvement qui a eu lieu là-bas a mis en évidence en Egypte les questions en suspens depuis longtemps à propos du manque de démocratie, ainsi que les questions économiques.

Ce que vous avez, c’est une accumulation de doléances à tous les niveaux de la société à propos des besoins de la vie quotidienne. Les prix des aliments augmentent et vont continuer d’augmenter. Et puis, il y a le taux de chômage élevé, le nombre de gens sans logis et un manque de possibilités de futur pour les jeunes. Les mêmes questions sont au centre de la lutte en Tunisie et les gens ont été inspirés par ce qui s’y est passé.

Mostafa: Beaucoup de protestataires tunisiens sur Facebook donnaient des conseils de tactique aux protestataires égyptiens.

Par exemple, la plupart des manifestations organisées ces dernières années par le mouvement démocratique réunissaient entre 300 et 400 personnes. Habituellement, la police les dispersait ou arrêtait un grand nombre de personnes.

Cette fois, les choses ne se sont pas passées comme ça. Il y a une direction un peu unifiée et elle a réalisé un certain travail préparatoire en prévision des manifestations. Suivant les conseils des Tunisiens, les organisateurs au Caire ont décidé qu’ils ne se réuniraient pas en un endroit. Ils se sont réunis en différents points pour converger sur différents bâtiments du gouvernement, devant lesquels ils se rejoignaient. C’est ainsi qu’ils ont défait la police.

Par le passé, la police tolérait parfois les manifestations pour les réprimer ensuite violemment et avec des arrestations. Cette fois elle a échoué. Certains manifestants ont convergé autour du palais du Parlement et ont essayé de le prendre d’assaut. D’autres sont apparus au quartier général de la Radio-TV et ont essayé d’entrer. La plus grande manifestation au Caire a eu lieu Place Tahrir au centre de la ville.

Le deuxième problème pour la police, c’est qu’elle ne s’attendait pas à ce nombre de manifestants. Elle pensait que la manifestation du Caire réunirait quelques milliers, mais il y a eu au moins 10'000 manifestants Place Tahir et plus encore en d’autres endroits.

Qu’en est-il des manifestations ailleurs qu’au Caire ?

Ahmed: A Alexandrie, la police a été très agressive et a utilisé des balles en caoutchouc pour essayer de disperser la foule. Mais les gens ont tenu bon. Et cela malgré le fait que la police, comme d’habitude, arrête les militants décisifs et harcèle leurs familles.

Mostafa: La police a attaqué à plusieurs endroits les manifestations avec des balles en caoutchouc et des canons à eau. Ils ont laissé se tenir les manifestations puis les ont attaquées. Mais cela n’a pas marché. C’est en fait les gens qui ont attaqué les forces de sécurité. Plusieurs cas ont été rapportés de gens tabassant les forces de sécurité et une vidéo fascinante montre des manifestants pourchassant la police.

La dimension et l’échelle des manifestations en dehors du Caire est le plus grand problème du gouvernement. A Suez, les gens ont refusé de se disperser et ont fait une espèce de guérilla contre la police. A Alexandrie, il y a eu une manifestation massive de plusieurs dizaines de milliers de personnes suivie de rendez-vous sur les places du centre-ville. Il y a eu des scènes fascinantes: les gens apportaient des affiches géantes du visage de Moubarak et les brûlaient dans la rue. Ailleurs, dans plusieurs villes du delta du Nil – une région très industrialisée – les manifestations furent également très militantes. C’était presque comme une insurrection nationale.

Au Caire, plusieurs personnalités de l’opposition ont participé. La principale, c’est l’ancien candidat à la présidence, Ayman Nour, qui était au milieu des manifestants qui ont occupé, assis par terre, la place Tahrir.

La dimension des manifestations a-t-elle des précédents ? Qui les dirige ?

Mostafa: Cela ne s’était plus produit depuis 1977 quand la Place Tahrir avait été occupée pour protester contre les hausses de prix ordonnées par le Fonds Monétaire International.

La direction de l’opposition unifiée vient des élections parlementaires de décembre. Comme elles ont été complètement truquées afin de donner au régime Moubarak une majorité écrasante, entre 80 et 90 députés sortants ont constitué un parlement fantôme et y ont fait entrer plusieurs partis d’opposition. Ces gens ont plus ou moins coordonné la convocation des manifestations.

Certains jeunes ont tenu plusieurs ateliers pour débattre comme préparer la tactique de l’action. Les Frères Musulmans – le plus grand mouvement d’opposition en Egypte – n’a pas officiellement soutenu les manifestations, mais a autorisé ses membres à participer sur une base individuelle.

La manifestation a été organisée en dix jours environ. Les organisateurs ont choisi la Journée de la police, le 25 janvier, qui commémore ce jour de 1951 quand la police s’est battue contre l’occupant britannique. Les organisateurs ont voulu déshonorer la police le jour où elle célébrait sa fête soi-disant patriotique. L’intention, en partie, était de mettre en évidence la brutalité policière. La date est aussi proche de l’anniversaire du soulèvement de 1977 contre le FMI et le néolibéralisme.

Mais les organisateurs savaient que cette fois ce serait différent. Un indice en était les nombreux suicides et tentatives de suicides ces derniers jours quand les gens suivaient l’exemple du martyr de Tunisie – Mohamed Bouazizi, le titulaire d’un diplôme universitaire qui s’est immolé par le feu après que la police eut supprimé son stand de vente de fruits.

En fait, le New York Times a sous-estimé le nombre de suicides et de tentatives de suicide en Egypte. Certains se sont jetés des ponts, d’autres du haut de bâtiments, et plusieurs se sont ouvert les veines devant le bâtiment du Parlement. C’est ainsi que les organisateurs de la manifestation savaient que les choses bouillaient.

Quelle est la tendance politique de l’opposition ?

Ahmed: Les Frères Musulmans ont fait un geste d’assentiment nominal à la mobilisation mais ils ne vont pas vraiment appuyer les manifestations. Mais il existe cependant un large soutien en faveur des manifestations qui traverse toutes les classes sociales.

Même ce secteur de la bourgeoisie qui pourrait être en faveur de réprimer les manifestations juge assez sévèrement le projet que Gamal Moubarak, le fils du président, soit son successeur. Il y a une vaste couche de la classe politique qui ne permettra pas que le fonctionnement de l’Etat soit une affaire de famille.

Les manifestations ont donc maintenant fait monter les enchères autour de la question de savoir si Moubarak va se représenter à la présidence. Et le boycott des élections parlementaires a fait encore plus que d’habitude du Parlement une chambre d’enregistrement.

Mostafa: L’opposition de gauche s’est battue pour la levée des lois d’exception, pour des élections démocratiques et pour couper la vente de gaz naturel à Israël. Elle n’avait pu au mieux mobiliser à manifester que 1000 à 2000 personnes. C’est pourquoi les médias ont dit que les manifestations du 25 janvier étaient sans précédent.

Mais en fait si vous prenez en considération le nombre de travailleurs qui ont été impliqués dans des grèves et des manifestations syndicales ces dernières années, vous remarquez que cela totalise environ un million de personnes. Le mouvement ouvrier s’est renforcé depuis plusieurs années, prenant de l’élan et arrachant des concessions au gouvernement. Le gouvernement ne s’en est pas toujours bien tiré. Les travailleurs gagnaient leurs grèves, sur le papier tout au moins, et leur confiance en eux-mêmes se renforçait.

Tout ça s’est renforcé avant la Tunisie. Ce que la Tunisie a fait – et vous ne pouvez pas sous-estimer ça – ça a été de changer l’équation. Les gens se sont dits, «la Tunisie est un petit pays. S’ils peuvent mettre des dizaines de milliers de personnes dans la rue, se brûler vifs pour lancer un message, et changer le régime, nous allons le faire aussi.»

Vous voyez cela en lisant les lettres de lecteurs adressées aux journaux d’opposition. Il y a quelques semaines – après les élections truquées – il y avait un sentiment d’espoir. Maintenant, ils disent qu’il y a une raison d’espoir – il nous faut une révolution.

Tout ça est remarquable, parce qu’il y avait une animosité populaire contre la Tunisie qui datait de l’ère Sadate dans les années 1970. Quand les deux pays jouaient l’un contre l’autre au football, il y avait souvent du sang qui coulait – des gens sont morts. Maintenant vous voyez des drapeaux tunisiens flotter sur toute l’Egypte.

Les revendications politiques des manifestations vont-elles fusionner avec les revendications économiques des travailleurs ?

Mostafa: Je ne suis pas sûr qui a lancé le mot d’ordre de grève nationale. Mais ce qui s’est passé le 25 janvier dans la ville du textile Mahalla est révélateur. Une manifestation a débuté le matin avec 200 personnes. A la fin de la journée, elle en réunissait 45'000. Je soupçonne que beaucoup de travailleurs qui ont protesté veulent continuer de manifester.

L’autre chose remarquable, c’est que la Fédération syndicale égyptienne, dirigée par des gens nommés par le gouvernement, a en partie rompu avec lui dans les quinze jours qui ont suivi le soulèvement tunisien. Ils réclament un contrôle des prix, des hausses de salaires et un système de magasins subventionnés pour les aliments de base. Les gens ne peuvent plus trouver à acheter des aliments comme le thé et l’huile. Que les fonctionnaires syndicaux demandent une chose pareille est inouï car ces gens ont soutenu le néolibéralisme. Ça c’est l’impact de la Tunisie.

Entre-temps, les conditions que les travailleurs doivent affronter sont devenues pires. Le taux de chômage st officiellement 12%, mais la vérité se situe vers 24 ou 25 %. Les prix des aliments ont échappé à tout contrôle. Un kilo de tomates, un aliment de base, coûte 2 dollars ; il n’y a pas longtemps, c’était 35 cents. C’est horriblement cher dans un pays où les employés de l’Etat gagnent seulement environ 26 dollars par mois. La faim est un réel problème. Et maintenant, le FMI fait pression sur le gouvernement égyptien pour qu’il supprime les subventions au prix de la benzine.

C’est une raison majeure pourquoi – et en Occident cela est souvent négligé – il y a eu une augmentation des luttes ouvrières depuis trois ans. Chaque jour, il y a une grève – et le jour d’action, il y avait 12 grandes grèves. Le gouvernement y a tout de suite mis fin en promettant tout ce qu’ils demandaient.

Les médias aux Etats-Unis se concentrent toujours sur la menace supposée du «radicalisme islamique» en Egypte comme dans le reste du Moyen-Orient. Joue-t-il un rôle dans cette lutte ?

Mostafa: Par deux fois déjà, les Frères Musulmans se sont abstenus de tout appel à une grève nationale ou manifestation nationale. La première fois en 2006, et de nouveau cette année, ils n’ont pas appuyé le jour de colère.

Ils sont toujours encore la plus grande force politique dans le pays, mais ils refusent d’entrer dans une confrontation avec le gouvernement. C’est en réalité le mouvement ouvrier et la jeunesse radicalisée qui sont la force motrice, et pas les Frères Musulmans. Ils sont toujours encore le principal parti d’opposition avec le plus d’influence, mais ils ne sont pas derrière tout ça.

Beaucoup de jeunes et de travailleurs qui ont rejoint le mouvement durant les deux dernières semaines sont ouverts à des idées démocratiques et socialistes. Même un bon nombre de jeunes sympathisants des Frères Musulmans sont ouverts à une analyse différente – une qui ne voit pas le conflit comme celui de l’Islam contre l’Occident. Dans une manifestation, un homme manifestement pieux portait une pancarte qui disait: peu importe que vous soyez musulman ou chrétien, rejoignez la lutte.

C’est un grand changement par rapport au 1er janvier quand de violentes attaques contre des églises chrétiennes laissaient croire que le pays était au bord d’une guerre civile entre musulmans et chrétiens. L’année passée a vu plus d’attaques contre des églises chrétiennes que jamais dans l’histoire moderne de l’Egypte. Mais aujourd’hui, beaucoup de chrétiens ont rejoint la lutte commune avec les musulmans contre la police et l’Etat corrompu malgré les appels des chefs religieux chrétiens à se tenir à l’écart des manifestations.

Tout ça veut dire qu’il y a une ouverture pour un développement de la gauche – tout spécialement les socialistes. Du sang neuf est entré dans le mouvement et les Frères Musulmans ne se battent pas. C’est la gauche qui assume la lutte, ensemble avec des nouveaux radicaux.

Que peuvent faire ceux qui internationalement veulent apporter leur soutien au mouvement égyptien ?

Mostafa: Mohamed El Baradei, l’ancien directeur de l’Agence Internationale de l’Energie Atomique et un des leaders du mouvement pour la démocratie, a récemment appelé la secrétaire d’Etat Hillary Clinton à prendre position en faveur des droits humains en Egypte et au Moyen-Orient.

Mais ça, c’est complètement faux. Les Etats-Unis ont été un appui décisif du régime tunisien et de loin le plus décisif de l’Etat égyptien. Le gouvernement de Washington est en partie responsable des atrocités commises par le régime Moubarak et ne souhaite pas en réalité une réforme démocratique.

Les militants aux Etats-Unis, par conséquent, ont un rôle important à jouer pour exiger que les Etats-Unis mettent fin à leur appui au gouvernement égyptien et à ses efforts pour maintenir sa domination autoritaire et corrompue. (Traduction A l’Encontre)

(31 janvier 2011)

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